Society (France)

À l’isolement

- – PIERRE BOISSON

Sous la dictature uruguayenn­e, entre 1973 et 1985, l’ex-président Pepe Mujica et ses compagnons de guérilla Mauricio Rosencof et Eleuterio Huidobro ont passé douze ans trimbalés de cachot en cachot. Une torture dont le réalisateu­r Alvaro Brechner a fait un film, Compañeros.

Sous la dictature uruguayenn­e (1973-1985), l’ex-président Pepe Mujica et ses compagnons de guérilla Mauricio Rosencof et Eleuterio Huidobro ont passé douze ans à l’isolement, trimbalés de cachot en cachot à travers le pays. Une torture dont le réalisateu­r Alvaro Brechner a décidé de faire un film, Compañeros.

Pourquoi avez-vous choisi de vous intéresser à cette histoire? Je me suis moins intéressé au sens politique qu’à la question existentie­lle: comment ont-ils réussi à survivre? Quand on enferme un être humain dans un lieu comme ça, où il est privé de tout, du langage, de ses sens, de la notion du temps, il commence à désespérer. Il perd presque sa raison d’être. Rosencof et Huidobro ont pu à un moment communique­r entre eux (en frappant contre les murs et en codant leurs messages en morse, ndlr), ça leur a permis d’organiser un récit. Pour Mujica, qui n’a parlé à personne pendant douze ans, le hier se confondait avec le ‘il y a cinq ans’, les souvenirs avec les rêves, etc. Parfois, il se voyait en train de boire un coup avec un ami, et soudain entrait le gardien. Alors, il disait à l’ami imaginaire de se cacher, de planquer la bouteille… J’ai parlé de l’isolement avec des neurologue­s, des psychologu­es: face au manque de stimuli sensoriels, le cerveau commence à créer. Il voit, sent des choses qui n’existent pas. C’est ce qui m’intéressai­t dans cette histoire: regarder des hommes qui ont été jetés dans le précipice, et comprendre ce que cela nous dit de la condition humaine.

Et qu’est-ce que vous avez appris? En philosophi­e, deux théories s’opposent. La première veut que l’homme découvre qui il est, la seconde qu’il construise qui il est. Comment ont-ils survécu? Eux répondent simplement ‘comme on a pu’. Je les ai vus une bonne vingtaine de fois pour collecter leurs souvenirs. On était dans le palais présidenti­el et ce qui les faisait beaucoup rire, c’est qu’on leur avait dit qu’ils ne pourraient jamais réintégrer la société sans aide psychologi­que. On les avait simplement diagnostiq­ués fous. Et tu les voyais, l’un était président de la République, l’autre ministre et le troisième écrivain. Et aucun n’a eu besoin de cette aide. Mujica disait: ‘Cela a été l’épreuve la plus dure de ma vie, mais je ne saurais pas qui je suis sans ces douze années que j’ai passées à être moi-même. Depuis que je suis président, je me réveille et le cachot me manque, car je n’ai plus ce temps-là.’

Pepe Mujica a été à la tête de l’uruguay de 2010 à 2015, mais ne s’est pas représenté à la dernière élection. Que retenez-vous de sa présidence? Je lui ai demandé ce qui le rendait le plus fier de sa présidence, et il m’a répondu: ‘Il y a tellement de choses que je n’ai pas réussi à faire que ce que j’ai réalisé me paraît insignifia­nt.’ Moi, je pense qu’il a apporté une autre manière de voir ce que représente la figure d’un représenta­nt politique. Je suis arrivé à Paris hier, et j’ai vu ce qui se passait sur les Champs-élysées. Les gens ont besoin d’exprimer leur colère, car ils sentent qu’on leur a promis quelque chose qui ne vient pas. Ce que dit Mujica, c’est que l’équation est mal posée: on nous dit que l’on peut être heureux en achetant ceci ou en arrivant à cela. Là, on a un président qui dit que ce qui le rend heureux, lui, c’est de ramasser ses tomates.

Au Brésil, en Argentine et partout en Amérique du Sud ressurgiss­ent les gouverneme­nts de droite et les discours nostalgiqu­es de leur passé militaire. L’uruguay vous semble-t-il à l’abri? L’uruguay, avant tout, a la chance d’avoir un État exceptionn­el: des institutio­ns très solides, une réelle séparation des pouvoirs, une forte base sociale. Cela nous préserve pour le moment des choses terribles qui se produisent dans la région. C’est d’ailleurs pour ça que la dictature a été aussi dure, parce qu’elle a voulu casser ce mythe d’un Uruguay insubmersi­ble.

Voir: Compañeros, d’alvaro Brechner, en salle le 27 mars

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