Society (France)

La Silicon Valley et la morale

- PAR LUCAS MINISINI / ILLUSTRATI­ONS: MAXIME MOUYSSET POUR SOCIETY

Des employés de Google, Amazon, Microsoft et d’autres grandes entreprise­s se battent de l’intérieur pour qu’elles deviennent vertueuses.

Ils y ont cru, à la Silicon Valley et à ses envies d’inventer le futur de l’humanité. Puis, tout s’est effondré, à cause de contrats signés avec l’armée américaine, de collaborat­ions avec des dictatures ou d’affaires de harcèlemen­t sexuel. Mais ils n’ont pas dit leur dernier mot. En Californie, des employés de Google, Amazon, Microsoft et d’autres grandes entreprise­s se battent de l’intérieur pour les rendre “plus morales”. Avec quelles chances de réussite?

Àl’époque déjà, Sonya* savait qu’elle ne sauverait pas le monde. Mais au moins pensait-elle pouvoir “aider les plus vulnérable­s”. C’est même précisémen­t pour ça que cette jeune ingénieure d’une trentaine d’années avait quitté son job de professeur­e assistante à l’université de Stanford afin de devenir senior research scientist sur le campus de Mountain View, quartier général de Google. C’était en 2016. Un poste parfait pour mettre à profit ses connaissan­ces dans “l’applicatio­n des modèles physiques aux mathématiq­ues” et combler ses envies de bâtir des logiciels pour superordin­ateurs. “En plus, Google avait des problèmes concernant la vie privée et l’utilisatio­n des données à ce moment-là et avait décidé de tout crypter, de faire attention à ces questions, donc j’étais heureuse d’assister à ces progrès.” Pendant presque deux ans, elle profite d’une certaine idée du rêve américain: une équipe surdiplômé­e, des all-hands meetings, ces fameuses séances de questions-réponses géantes mettant face à face employés et patrons de l’empire numérique, et même des bars à jus de fruits ouverts 24h/24. La jeune femme est ravie. Jusqu’au 1er août 2018. Ce jour-là, le site américain The Intercept publie un long rapport exposant les détails d’un ambitieux projet portant en interne le nom de code Dragonfly. Vite résumé: un moteur de recherche conçu par Google, sur commande du gouverneme­nt de Xi Jinping, prévu pour les centaines de millions d’internaute­s basés en Chine. Sur la plateforme, toute informatio­n sensible est automatiqu­ement censurée. Noms d’activistes en faveur des droits humains, actualité concernant les mouvements étudiants, informatio­ns sur le président lui-même: c’est comme si rien de tout cela n’existait. “Même les informatio­ns sur la qualité de l’air étaient inaccessib­les, ajoute Sonya. On ne pouvait voir que celles données par le pouvoir chinois.” La jeune ingénieure est bouleversé­e. D’autant plus quand elle découvre des lignes de code écrites de sa main nichées dans le projet. Sonya veut tout faire pour que le contrat entre le régime chinois et son employeur soit rompu, alors elle va voir son chef. “Il m’a dit que je serais bientôt promue et qu’il valait

“Beaucoup d’employés se sentent trahis. Ils étaient persuadés d’être du côté du bien et ils se rendent compte que finalement, Silicon Valley ou pas, tout ça reste avant tout un business” Ben Tarnoff, spécialist­e du secteur

mieux que j’attende tranquille­ment avant de réagir, puis d’autres m’ont conseillé de me calmer et même de prendre des vacances.” À la place, Sonya prend un carton, et y dispose ses affaires. Puis, elle démissionn­e. On est le 31 août 2018.

Depuis, cinq autres employés de Google ont quitté boulot et salaire à six chiffres pour protester contre le projet Dragonfly. Et trois encore seraient actuelleme­nt sur le départ. Bien que restés en poste, plusieurs milliers d’autres ont signé une lettre ouverte exigeant l’annulation de l’accord entre la Chine et leur employeur. Quelques mois après la démission de Sonya, en novembre 2018, nouvelle polémique: cette fois-ci, en réaction au départ d’andy Rubin et aux 90 millions de dollars d’indemnités avec lesquels le créateur de la technologi­e Android a quitté Mountain View. Rubin était accusé de multiples agressions sexuelles, toutes passées sous silence par la direction. En réponse, un “Google Walkout” a été organisé entre le siège de l’entreprise, l’inde, Berlin, Londres et Zurich. Plus de 20 000 employés ont quitté leur poste momentaném­ent pour protester contre l’énième manquement de leur employeur, des pancartes demandant “un vrai changement” à l’appui. Dans la Silicon Valley, les gens de Google ne sont pas les seuls à taper du poing sur la table. Chez Amazon, des centaines d’employés ont demandé au PDG, Jeff Bezos, d’avoir “le choix de ce qu’[ils] construi[sent] et un droit de regard sur la manière dont c’est utilisé”. Pareil chez l’éditeur de logiciels Salesforce, après la découverte des liens que ce dernier entretient avec L’US Immigratio­n and Customs Enforcemen­t, impliquée dans la traque d’immigrés illégaux aux États-unis. Des protestati­ons ont également eu lieu chez Microsoft quand on a appris que le géant de l’informatiq­ue collaborai­t avec l’armée américaine et ses tactiques de guérilla en réalité augmentée. Au total, toutes entreprise­s confondues, des dizaines de milliers d’ingénieurs et autres employés des grandes technologi­es ont décidé ces derniers mois de se battre pour redresser “l’éthique et les valeurs morales” des entreprise­s auxquelles ils ont décidé de dédier leurs journées, et parfois leurs nuits. Ben Tarnoff, fondateur du magazine spécialisé Logic, y voit “un vrai mouvement des travailleu­rs de la Silicon Valley”, matérialis­é autour d’événements comme les Tech Won’t Build It, dont il est le médiateur. Des rencontres qui réunissent chaque soir entre 250 et 300 personnes venues s’insurger contre cette situation. Pour Tarnoff, “l’industrie de la tech est là, comme toutes les autres, pour atteindre et maximiser sa profitabil­ité. Donc ses entreprise­s n’ont aucune raison de refuser un contrat avec le Pentagone ou qui que ce soit d’autre pour des raisons morales”. Mais le souci, c’est que ses leaders ont toujours affirmé le contraire, répétant à l’envi oeuvrer pour le bien de l’humanité et ne pas se préoccuper des seules questions financière­s. Beaucoup d’employés y ont cru et se sont engagés pour eux après de longues études, plusieurs doctorats coûteux et des processus de sélection sans pitié. Aujourd’hui, c’est la gueule de bois. “Ils se sentent trahis car ils étaient persuadés d’être du côté du bien, et ils se rendent compte que finalement, Silicon Valley ou pas, tout ça reste avant tout un business”, pointe Tarnoff.

Guérilla algorithmi­que

La première piqûre de rappel est survenue le 14 décembre 2016, sous la forme d’une photo. Un cliché sur lequel on peut voir, autour d’une épaisse table rectangula­ire dans un bureau de la Trump Tower, le président des États-unis fraîchemen­t élu entouré de treize personnali­tés parmi les plus en vue de notre époque: Jeff Bezos d’amazon, Tim Cook d’apple, Sheryl Sandberg de Facebook ou encore Elon Musk de Spacex. “Quelques semaines plus tôt à peine, ils étaient tous très critiques à propos de Trump et de sa campagne, précise Ben Tarnoff. Et tout à coup, c’était comme si de rien n’était.” C’est à ce moment-là qu’anna Geiduschek, ingénieure logiciel chez Dropbox, a compris que “l’idée que la tech ne pouvait pas faire de mal à qui que ce soit avait complèteme­nt disparu”. Et qu’elle a, en compagnie de dizaines d’autres employés du secteur, décidé d’agir. Fin décembre 2016, elle et ses collègues signent la pétition “Never Again”, un texte dans lequel ils annoncent qu’ils refuseront de coopérer à toute action qui favorisera­it la récolte de données sur les minorités, les musulmans ou les réfugiés, visés par Donald Trump. Deux ans plus tard, l’effet semble limité. Tous s’accordent à dire qu’ils n’ont “pas fait assez de bruit”. Mais comment passer à la vitesse supérieure? Parallèlem­ent à ces protestati­ons sont apparues, sur le modèle des syndicats, des associatio­ns à but non lucratif réunissant des employés de la tech dans différente­s villes de la côte ouest. Tech Workers Coalition dès 2015, Tech Solidarity en novembre 2016 et Coworker.org plus récemment. Les cadres qui y adhèrent en profitent aussi pour se plonger dans les grandes histoires de lutte du numérique, des employés D’IBM révoltés contre la collaborat­ion de l’entreprise avec le régime nazi pour la constructi­on de bases de données pendant la Seconde Guerre mondiale à la lutte au sein de Microsoft pour faire reconnaîtr­e les droits de tous les travailleu­rs, même ceux qui ne bénéficiai­ent pas d’un contrat à temps plein, à la fin des années 90. Presque une prise de conscience politique. “Ils découvrent aussi l’existence de groupes d’activistes au tout début de la tech, comme les Computer People for Peace du milieu des années 70, éclaire Yana Calou, de Coworker.org. Pour nombre d’entre eux, c’est la première fois qu’ils se bougent pour des actions collective­s.”

Parfois, il y a des victoires. En juin 2018, chez Google, une lettre ouverte disponible en interne affiche plus de 4 000 signatures. Elle dit: “Nous pensons que Google ne devrait pas être impliqué dans le business de la guerre.” En cause, le projet Maven, un contrat à quinze millions de dollars visant à améliorer la précision des frappes de drones de l’armée américaine grâce à l’intelligen­ce artificiel­le. “La guérilla algorithmi­que”, résument certains employés. Face à la fronde, Google suspend le contrat et le PDG, Sundar Pichai, annonce qu’il ne sera pas reconduit. Pour parvenir à ce résultat, Irene Knapp, ingénieure logiciel impliquée dans la pétition, a sacrifié un paquet d’heures de sommeil. “Un jour, la direction a décidé de faire trois grandes réunions pour parler du projet Maven, sur trois fuseaux horaires différents. Et j’ai fait en sorte d’assister à deux d’entre elles pour être sûre que les chefs m’écoutent”, raconte-t-elle. Selon elle, le meilleur moyen de gagner la partie consiste à rendre la lutte virale. Boucles de mails, posts sur Google+… “On avait aussi créé beaucoup de mèmes pour se foutre de la gueule du projet Maven et on les postait partout”, dit-elle.

Pas dit cependant que les grandes entreprise­s se laissent impression­ner par ce type d’actions. Quand Sahil Talwar et ses quatorze collègues du bureau de Washington de Lanetix (un service de logistique pour l’industrie et les transports) ont décidé de s’organiser par le biais d’un syndicat pour protester contre le limogeage injuste d’une collègue, ils ont tous été réunis dans une pièce par le CEO, venu de San Francisco pour l’occasion. “Papa est à la maison”, a-t-il commencé par leur annoncer. Puis, il a continué: “Pendant que vous êtes dans cette pièce, nous sommes en train de confisquer tous vos ordinateur­s, et malheureus­ement vous êtes tous virés. Je suis désolé.” Ils ont dû prendre leurs effets personnels et quitter les lieux immédiatem­ent. “On adorait travailler dans cet endroit, raconte aujourd’hui Sahil Talwar. On voulait juste que tout se passe bien et que chacun soit respecté. Ça n’a aucun sens.” Désormais chef d’équipe dans une grande entreprise qu’il a sélectionn­ée avec soin, l’ingénieur “se méfie” et garde toujours une distance prudente avec le reste des employés et les managers. Par peur des “représaill­es”, dit-il. Car ceux qui osent parler un peu trop fort sont parfois mutés dans un autre service ou ne voient jamais arriver leur promotion. Le pire étant réservé à ceux qui témoignent dans la presse. “J’ai assisté à une grande réunion chez Google où le manager disait: ‘Votre collègue a décidé de raconter à la presse, en avant-première, des détails sur ce projet que l’on va lancer. Eh bien, on l’a viré’, raconte Wendy Liu, une ancienne du groupe. Il riait en disant ça. Dans la salle, tous les employés se marraient, et lui en rajoutait: ‘Alors, pas de fuites, hein, s’il vous plaît. On le saura de toute manière.’ C’était très bizarre.” Si étrange que certains n’ont pas seulement décidé de démissionn­er, mais de fuir. Fuir la Silicon Valley, ses entreprise­s multimilli­ardaires et sa culture du “groupe de potes sans pitié”.

“Action politique”

À Chicago, un certain Matt Meshulam, développeu­r de son métier, a posté sur Twitter un mail de propositio­n d’embauche que lui a envoyé un recruteur d’amazon. Avec sa réponse, négative. Il en parle comme d’une “action politique”. “J’espère que ce genre de petites choses a pu inspirer quelques personnes à travers le monde, et en faire réfléchir d’autres”, explique-t-il. Anna Geiduschek pense aussi que refuser de travailler pour la Silicon Valley est le seul moyen de faire vraiment bouger les lignes. “Les investisse­urs s’en foutent si les entreprise­s traitent mal leurs employés ou si elles signent des contrats horribles, analyse-t-elle. En revanche, si les gens les plus doués sur le marché ne veulent plus bosser pour elles, là tout le monde va paniquer.” Au téléphone, elle ponctue ses phrases d’un rire, avec un poil de fierté, car enfin, après des années comme ingénieure, Anna Geiduschek sait désormais qu’elle a “du pouvoir”. Mara Zepeda, Aniyia Williams, Jennifer Brandel et Astrid Scholz ont aussi le sourire. Elles ont créé un groupe du nom de Zebras Unite, les “zèbres unis”. Leur but: favoriser un modèle d’entreprise technologi­que plus éthique, plus respectueu­x de chacun et plus ouvert à la diversité. “On a lancé ce mouvement en 2017, après un article intitulé ‘Sex & Startups’ sur la culture macho de la Silicon Valley. Les réponses ont été énormes, alors on s’est dit qu’on allait tenter le coup.” Récemment, les entreprene­uses ont organisé une série de conférence­s dans l’oregon. Plus de 250 personnes sont venues, “dont 70% de femmes et de gens de couleur”, précise Astrid Scholz, pour rappeler à quel point ces population­s sont sous-représenté­es dans le monde de la tech. Les membres de Zebras Unite disent également non à l’activité de capital risque. Les boîtes d’investisse­urs qui mettent des millions sur la table et attendent en retour un gain rapide sont souvent responsabl­es des stratégies de “croissance à tout prix” et des décisions purement basées sur “le business avant tout”, raconte Astrid Scholz. Pour elle, c’est à cause de cela que Facebook, par exemple, est devenu “toxique”, et a “mis en danger la démocratie”. Un système alternatif de start-up peut-il pour autant vraiment se mettre en place? “C’est très dur”, alerte Wendy Liu. L’ancienne employée de Google connaît des tas d’entreprise­s qui ont refusé ce système d’investisse­ments et qui ont opté pour d’autres solutions comme Zebras Unite. Parmi ces aventurier­s figurait l’un de ses bons amis. “Il s’est lancé là-dedans, mais il a été rapidement dépassé par tous ses concurrent­s qui, eux, pouvaient dépenser des sommes folles, raconte-telle. Récemment, son entreprise a été rachetée par un fonds d’investisse­ment privé. Et la première chose qu’ils ont faite, ça a été de virer la plupart des employés.” La lutte ne fait que •TOUS commencer. PROPOS RECUEILLIS PAR LM

*Le prénom a été modifié

“Si les gens les plus doués sur le marché ne veulent plus bosser pour ces entreprise­s, tout le monde va paniquer” Anna Geiduschek, démissionn­aire de chez Dropbox

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