Society (France)

Des Américains en France

- PAR ARTHUR CERF, À FOUGÈRES, CHOLET, ORLÉANS ET TREMBLAY-EN-FRANCE PHOTOS: PAUL ARNAUD POUR SOCIETY

Ils ont été biberonnés aux exploits de Magic Johnson, Michael Jordan ou Kobe Bryant, mais n’ont pas réussi à s’imposer en NBA. Aujourd’hui, ces basketteur­s américains évoluent aujourd’hui à Fougères, Gravelines ou Bourg-en-bresse. Et?

Le 18 février dernier se déroulait le NBA All-star Game, la grand-messe du basket américain, à Charlotte, en Caroline du Nord. Sans eux. Sans ces basketteur­s américains biberonnés aux exploits de Magic Johnson, Michael Jordan ou Kobe Bryant, qui ont grandi en rêvant d’une carrière à Los Angeles, New York ou Chicago, mais qui ont échoué à Fougères, Gravelines ou Bourg-en-bresse. Que s’est-il passé? Tour de France des déçus.

“Quand les Américains arrivent, il y a de la tristesse dans leur regard parce que leur rêve leur a échappé. Alors, on les prévient: il ne faut pas compter sur Gravelines pour les sorties. Gravelines, ce n’est pas Los Angeles” Craig Spitzer, ancien basketteur américain devenu agent

Fougères, Ille-et-vilaine. Le soleil fait de son mieux. Le siège de sa vieille Opel Zafira reculé et ses 2,04 mètres pliés à l’intérieur, Anthony Hill avance au ralenti derrière un tracteur, laissant traîner son regard blasé sur les maisons en meulière, les façades rénovées en beige pâle, les boutiques barrées par un rideau de fer, celles qui annoncent un déstockage massif et toutes les autres qui tiennent encore. Sans arrêter ses yeux à moitié fermés sur le panneau qui clame “Fougères, 1 000 ans d’histoire” ni sur celui qui annonce “un front social contre le Front national”. Il se gare devant une HLM plantée au milieu des arbres courbés par le vent. Originaire de Milwaukee, dans le Wisconsin, aux Étatsunis, la recrue du club de Nationale 2 vit là, dans un appartemen­t avec trois chambres, mais seul. Peu de meubles et pas grand-chose à faire. “Dédicace à Sleepy Dre!” lance-t-il au milieu de la conversati­on, pour un ami d’enfance. Hill a commencé à jouer au basket parce que ses parents voulaient l’éloigner “de la drogue et de la violence du quartier”. Ensuite, il a voulu prouver au monde qu’il pourrait jouer en NBA. Mais aucun club n’a voulu de lui. Alors, il est parti au Portugal. “Dédicace à coach Luis!” Avant d’atterrir à Angers. “Dédicace à coach Vincent!” Ont suivi le Vendée Challans

Basket, l’union Rennes Basket et, enfin, le Pays de Fougères Basket. Le soir, il écrit des poèmes où il est question de Jésus, de boue et de basket. Puis, il occupe ses nuits devant la NBA, avant de s’écrouler à l’aube, avec toujours la même phrase au bord des lèvres: “Ça aurait pu être moi.”

Anthony n’a jamais brillé sur les parquets du championna­t nord-américain, mais il lui arrive de jurer qu’il n’est pas trop tard pour lui. Qu’il pourrait encore jouer aux Chicago Bulls, aux Los Angeles Lakers, aux New York Knicks ou dans n’importe quel autre club prêt à lui signer un contrat. “J’ai 30 ans, je joue à Fougères, mais je n’abandonner­ai jamais cette idéelà”, répète-t-il par à-coups, comme pour maintenir son rêve en vie. Le reste du temps, il se livre sur un ton résigné, las, l’air d’avoir accepté le rôle que la vie lui a assigné. Celui du basketteur sans qualité, pas assez bon pour la NBA ni pour les grands clubs d’espagne, d’italie ou d’israël. Celui du joueur moyen qui, à la manière des jazzmen des années 1960 ou des rappeurs du début des années 2000, a vu en France un port d’échouage où donner encore un peu de souffle à une carrière qui n’a pas tenu toutes ses promesses. Car son cas n’est pas isolé. Lors de la saison 2015-2016, la proportion d’étrangers dans les équipes des deux premières ligues du championna­t de France de basket atteignait 55%. Parmi ceux-ci, près des trois quarts étaient des joueurs américains. Craig Spitzer est l’un des premiers d’entre eux à avoir choisi l’exil en France. À la fin des années 1960, cet homme de 2,15 mètres jouait pour les Chicago Bulls. Il a traversé l’océan “pour profiter de ce que l’époque avait à offrir”, est parti jouer en Israël, en Suède et aux Pays-bas, avant de finir à Rennes, puis à Orléans. Sa carrière terminée, il en a entamé une autre: agent de basketteur­s. C’est désormais lui qui fait voyager ses compatriot­es vers l’europe. En 30 ans de métier, celui que Libération a un jour surnommé “le nabab” a eu tout le loisir de voir la profession évoluer. “C’est devenu une ruée vers l’or, juge-til. Depuis le premier titre NBA de Tony Parker en 2003, la France est devenue l’un des principaux viviers de talents pour les États-unis, et de plus en plus d’agents sont apparus. Ils rêvent de faire fortune en envoyant leur poulain français en NBA et, en attendant, ils vivent en faisant miroiter des grandes carrières européenne­s à des joueurs américains qui n’ont pas été pris en NBA et qui ont le choix entre prendre un travail chez IBM ou continuer à gagner de l’argent en jouant ailleurs.” Souvent le premier contact sur le sol français de ces basketteur­s-là, “le nabab” se défend de jouer le marchand de rêves. “Quand ils arrivent, il y a de la tristesse et de la mélancolie dans leur regard parce que leur rêve leur a échappé. Alors, quand ils débarquent à, mettons, Gravelines, on les prévient: il ne faut pas compter sur Gravelines pour les sorties. Gravelines, ce n’est pas Los Angeles. En général, la première chose qu’ils demandent, c’est s’il y a Internet.” Souvent, la greffe ne prend pas. “La plupart repartent au bout d’un an ou deux. Mais certains font toute leur vie ici.”

“Parfois, je me sens seul”

Une jeune femme pleure dans un coin du Starbucks d’orléans. Dans son survêtemen­t de l’orléans Loiret Basket, Brandon Spearman la réconforte avec des “life goes on”, l’ajoute sur Instagram, puis va se commander un thé et une part de carrot cake au comptoir. “Elle s’est fait larguer et elle vient de l’illinois, comme moi”, explique le jeune homme de 27 ans quand il revient s’assoir. Brandon Spearman a grandi dans le south side de Chicago, tristement réputé pour ses taux élevés d’homicides et de criminalit­é.

À 13 ans, il défie ballon à la main ceux qui sont nés une décennie plus tôt ; à 16 ans, il participe à un camp d’entraîneme­nt Nike réservé aux 100 meilleurs espoirs du pays ; à 20 ans, il foule les parquets de la NCAA, le championna­t universita­ire américain, et séduit les recruteurs ; à 23 ans, il fait partie des stars des Warriors d’hawaï, voit sa tête à la télé et vit une existence qu’il résume à “basketball, beach and party”. Surtout, il commence à y croire. “À ce moment-là, je pensais NBA, NBA, NBA, je me disais que j’avais une chance.” À la fin de la saison, il est invité à venir s’entraîner avec les Indiana Pacers. Ce jour-là, on lui présente deux légendes: Kareem Abduljabba­r et Larry Bird, venus donner des conseils aux jeunes talents ainsi qu’aux recruteurs. Brandon garde le souvenir d’une poignée d’heures crispées, passées à guetter des regards et à décrypter des bribes de phrases. “À la fin, Kareem Abduljabba­r m’a dit que j’avais été super et qu’ils me recontacte­raient, dit-il. J’ai souri, souri et souri. Je me suis dit que c’était bon.” Mais Spearman n’a été drafté par aucune équipe NBA. Pendant des mois, il a attendu. Qu’on le rappelle. Qu’on lui annonce qu’il y a eu erreur. Qu’une équipe de seconde division vienne lui proposer un contrat. Qu’on le sorte de son cauchemar. Mais rien. “Parfois, je rappelais des agents. Mais toujours la même réponse: ‘Non, je n’ai pas de travail pour toi.’ J’étais déprimé. Je n’osais plus sortir. Ça a été le plus long été de ma vie, raconte-t-il. Alors, j’ai décidé de partir.” Brandon prend un billet pour l’espagne, afin de participer à un tournoi entre basketteur­s désespérés. Suivront trois années dans des petits clubs allemands. Et l’été dernier, il a rejoint Orléans et la deuxième division française. Il espère monter en première division et impression­ner les scouts américains qui parcourent la France. “Tout arrive pour une raison, répète-t-il, de manière mécanique, avec un sourire indéfectib­le. Ma meilleure heure, c’est maintenant.” Un sachet de pop-corn éventré sur une table basse, un sac KFC au pied du canapé et d’autres de Burger King. Brandon s’excuse pour le désordre dans son appartemen­t. Quand il ne passe pas ses nuits devant Netflix ou la NBA, le basketteur allume sa console et lance le mode carrière du jeu NBA 2K. Avec un personnage à son nom, il rejoue sa jeunesse, prend sa revanche contre ceux qu’il a côtoyés de près, devenus des stars, et essaie de comprendre pourquoi ça n’a pas marché. Mais aucune amertume, insiste-t-il. Les autres pièces sont plongées dans le noir. Dans la salle à manger, le jeune homme a étendu les maillots de ses précédente­s équipes. Dans la cuisine, des sachets de nourriture pour chien traînent dans un coin. Mais Brandon n’a pas de chien. Sa copine en avait un. Elle l’a quitté il y a quelques mois, quand il est arrivé à Orléans. “Parfois, je me sens seul”, glisse-t-il entre deux silences, en même temps qu’il racle à grosses cuillerées un plat de paëlla récupéré le week-end précédent, après un match. Il la met dans des sachets en plastique pour aller les donner aux sans-abris. Brandon se dit satisfait de sa vie en bord de Loire. “Si je veux faire un Laser game, je peux ; si je veux faire un bowling, je peux aussi.” Plusieurs mois que l’américain sillonne la France,

“J’ai l’impression que plus je suis devenu français, plus la vie est devenue américaine” Deron Hayes

sans vraiment savoir où il se rend. Il sait qu’il va au nord, au sud, à l’est ou bien à l’ouest d’orléans, mais pas plus. Il a hâte de voir Paris, Monaco ou Bordeaux. Mais pas de souvenir précis de Blois, dans le Loir-et-cher, ni de Chartres, en Eure-etloir, ni de Gries, dans le Bas-rhin, où son équipe a joué quelques semaines plus tôt. Pour lui, les rues de ces villes moyennes se ressemblen­t toutes. “Un peu partout, je vois des magasins fermés, des restaurant­s qui ferment dans la journée, des endroits où tout ferme tôt, décrit-il en sortant de chez lui, sachets de paëlla à la main. Je vois des rues où il n’y a personne le soir, pas de vie. Je me demande ce que font les gens, comment ils vivent.” Quand il aura pris sa retraite sportive, Brandon veut devenir agent de joueurs, pour aider les jeunes qui le remplacero­nt et dispenser les conseils qu’il aurait aimés recevoir. “J’ai fait tout ce qu’il fallait, j’avais un pied en NBA, la porte était ouverte, dit-il de sa voix qui ne s’élève jamais. La personne qui me représenta­it n’a pas fait le travail pour que j’y mette les deux pieds. J’aurais pu avoir plus de chance. Mais je n’ai pas non plus été malchanceu­x.” Il aperçoit un sans-abri. “Tu peux me prendre en photo pendant que je lui donne la paëlla?”

“Non, non, on est très bien à Cholet”

À la mi-temps de la rencontre entre Cholet et le Champagne Châlons Reims Basket, Dunky, une mascotte bleue coiffée d’un chapeau de magicien, demande au public de faire du bruit en tapant des mains. Des selfies défilent sur un écran géant. Un supporter est tiré au sort et invité à descendre des gradins pour tirer du milieu de terrain. S’il marque, il touchera un chèque de 1 000 euros – un jeu venu des États-unis, où les fans peuvent remporter jusqu’à 50 000 dollars. Il rate, dans l’indifféren­ce générale. Les spectateur­s vident les tribunes pour se traîner vers la buvette, où l’on sert des verres de champagne à trois euros. C’est là, à 40 minutes de l’ancienne base militaire américaine de Reims et à quinze de l’usine de frites surgelées Mccain, que Louis Adams, Jimmy Baron et Devin Ebanks (un ancien coéquipier de Kobe Bryant aux Los Angeles Lakers devenu meilleur marqueur du championna­t de France) affrontent ce jour d’hiver Michael Young, Frank Hassell, Tywain Mckee et Killian Hayes, fils du Floridien Deron Hayes. Quelques semaines après le match, Deron, 48 ans, reçoit sur un banc d’un gymnase de Cholet, au milieu des posters suspendus à la gloire de ses coéquipier­s partis pour la NBA. Arrivé en France au début des années 1990, cet Américain passé par Évreux, Limoges, Nancy et Angers, a décidé de faire sa vie en Maine-et-loire. Au fil des années, il a vu la jeunesse de Cholet partir pour des villes plus grandes et plus vivantes, les têtes blanchir et les crânes se dégarnir dans les gradins. Deron a aussi observé les Subway, les Burger King et les KFC fleurir à Cholet. “Quand je suis arrivé ici, il y avait un restaurant de référence dans le centre-ville, ça s’appelait Le Grand Café, c’était un lieu de vie, tout le monde allait là-bas, resitue-t-il. Aujourd’hui, les choses se passent surtout à l’extérieur, dans la périphérie, là où il y a Darty, H&M et Décathlon. Aux deux entrées de Cholet, il y a un Mcdonald’s.” Pour leur dernier Thanksgivi­ng, les Hayes ont commandé chez Domino’s Pizza. Un sentiment étrange pour l’homme originaire de Lakeland, en Floride, et naturalisé au début des années 2000. “J’ai l’impression que plus je suis devenu français, plus la vie est devenue américaine”, résume-t-il.

Plus à l’est, à Tremblay-en-france, habite Alan-michael Thompson. Le basketteur a grandi dans le comté de Florence, en Caroline du Sud. Le sport l’a ensuite emmené à Prissé, en Saône-et-loire, puis ici, en Seine-saint-denis. Il le vit bien. “J’ai l’impression que l’on me juge moins sur mon apparence qu’aux États-unis, dit-il. Quand j’étais petit, je me souviens qu’un jour, on était allés manger en famille dans un diner, on était les seuls Noirs et les gens nous dévisageai­ent. Un autre jour, mon frère s’était fait traiter de singe pendant un match de basket.” À Prissé, comme à Tremblay, il dit que cela n’arrive pas. Et qu’il s’y sent plus en sécurité qu’en Amérique. “Aux États-unis, je suis inquiet dès que je vois un officier de police. Pas ici.” Arrivé en Europe en éclaireur, Alanmichae­l a hésité à faire venir en France sa femme et son fils quand Trump a été élu et que des suprémacis­tes blancs se sont réunis à Charlottes­ville. Finalement, c’est la fusillade de Parkland, le 14 février 2018, lors de laquelle 17 personnes sont mortes dans un lycée, qui l’a décidé. “Je me suis dit que ça pourrait très bien arriver à mon fils. Je n’ai pas envie de me demander chaque jour s’il rentrera de l’école. Je n’ai pas envie d’être en France le jour où on m’appellera pour m’annoncer que mon garçon a été tué. Je préfère le savoir en sécurité à Tremblay.” Même écho en Pays de la Loire. “Franchemen­t, je vois trop de bénéfices à vivre en France”, assure Deron Hayes en traînant la patte dans les gradins. Blessé à la hanche, il jouit des bienfaits de la sécurité sociale. La dernière fois qu’il est retourné sur ses terres, en Floride, une rixe partie d’une voiture mal garée a éclaté sur le parking d’une station-service et un homme a été abattu. “Ma femme et mon fils me disent que ce serait super de vivre aux États-unis, mais quand je vois tout ce qui se passe là-bas, avec Trump, les fusillades dans les écoles, le mouvement Black Lives Matter, je leur dis: ‘Non, non, on est très bien à Cholet.’”

De la même manière, il semblerait que l’on ne soit pas si mal à Fougères. Il y a encore un an, Anthony Hill vendait des voitures dans le Wisconsin. Le ménisque déchiré, le joueur avait décidé de raccrocher. Un coup de fil l’a convaincu de tenter un dernier pari en Bretagne. Quand il est arrivé en Ille-et-vilaine, il a été frappé par un “grand silence”. Mais depuis quelque temps, ça va mieux. Quand le soleil perce la grisaille, il prend l’opel Zafira et roule jusqu’à Saint-malo. Là, il s’étend dans le sable tiède en été et froid le reste de l’année, demande à des inconnus de le prendre en photo le pouce en l’air et les pieds dans l’eau, mange une glace, regarde l’océan, puis rentre à son appartemen­t. “C’est comme si j’avais laissé mes problèmes d’ego aux États-unis et que la vie à Fougères m’avait apaisé, dit-il. J’arrive de plus en plus à profiter des choses simples.” Il est 18h quand il propose d’aller dîner chez O’tacos. “J’en commande toujours deux”, sourit-il en détachant sa ceinture de sécurité. Il secoue la porte du restaurant. Fermé, il est trop tôt. Sous la pluie, le joueur se meut alors à cuisses lentes vers le Domino’s Pizza, où il commande une pizza au pepperoni et une boîte de chicken wings, en anglais, au milieu des regards stupéfaits. En attendant le dîner, il en revient au basket. “Stephen Curry? Un super joueur. Son père prenait ses rebonds et lui ramassait ses balles. Moi aussi, j’aurais pu devenir un grand shooteur si mon père avait pris mes rebonds. Pourquoi ces mecs-là ont eu leur chance et pas moi?” Un silence électrique, puis: “Elle arrive, cette pizza?”

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