Society (France)

Un alibi en béton

- – AQUILES FURLONE ET LÉO RUIZ

Entre les réseaux sociaux, la géolocalis­ation automatiqu­e et la fonction “vu” des messagerie­s, il est de plus en plus difficile de mentir à son patron ou à son conjoint. Mais pas de panique: il y a des gens pour le faire à votre place.

Référent de L’ONG La Poderosa, qui milite depuis quinze ans dans les bidonville­s pour améliorer les conditions de vie des plus démunis, Ignacio Levy est en première ligne de la crise qui touche l’argentine. À l’approche de l’élection présidenti­elle, il tire la sonnette d’alarme.

Qu’attendez-vous de l’élection présidenti­elle argentine du 27 octobre, qui devrait marquer la fin de l’ère Macri? Nous avons tous l’espoir que passe cette élection et que se termine ce cauchemar de quatre ans. Évidemment, la réalité dans laquelle se trouvait le pays quand les néolibérau­x l’ont pris était loin d’être idéale, mais ce mandat se termine en quelque chose qui ne devrait même pas s’appeler crise: c’est une catastroph­e sociale. Dans ces cantines populaires où l’on cuisinait avec des bouteilles de gaz parce que le gaz de ville n’arrivait pas, on a commencé à cuisiner avec du bois parce qu’il n’y avait plus de bouteilles de gaz, puis avec les ordures parce qu’il n’y avait plus de bois. La situation est vraiment désespéran­te.

À quel point les conditions de vie se sontelles dégradées en Argentine? Je vais vous donner quelques exemples dans les différente­s provinces du pays. À Salta, ils ont carrément retiré les petits déjeuners dans les écoles. À Entre Ríos, la demande dans les cantines populaires a augmenté de 70% ce dernier mois. À Mar del Plata, il y a 500 familles qui vivent autour de la décharge publique. Dans la Villa 21, un bidonville de Buenos Aires qui se trouve à dix minutes de l’obélisque, on ne mange plus que du cru parce que dans 70% des habitation­s, l’eau est contaminée. Dans le quartier Fatima, où avant, dans les supermarch­és, on te laissait une carcasse de poulet pour ton chien, aujourd’hui, c’est la seule viande que l’on achète et que l’on donne à manger aux enfants. Même le troc est de retour. On offre une paire de chaussures usées ou une bague contre une purée de tomate ou deux kilos d’oignons. À Santiago del Estero, on vient d’avoir 60 cas de gale. Toutes les maladies de la pauvreté réapparais­sent: la gale, la tuberculos­e, les parasites. Même après l’élection, tout sera sur le point d’exploser. Nous sommes dans l’urgence alimentair­e au moins jusqu’en 2022. En Argentine, le seuil d’indigence est de 14 365 pesos (225 euros, ndlr) et le salaire minimum est de 12 500 pesos (197 euros, ndlr), sans parler des trois millions de retraités qui touchent 11 000 pesos par mois (173 euros, ndlr). Il faut donc parler de la légalisati­on de la mort de la part de l’état. Le gouverneme­nt de Macri a légalisé la faim, c’est ça la réalité.

Mauricio Macri est un libéral. Son adversaire pour la prochaine élection est Alberto Fernandez, un péroniste de centre gauche proche de Cristina Kirchner, qui était présidente avant Macri. Le champ politique argentin est-il irrémédiab­lement divisé entre ces deux camps? Nous avons été très critiques envers le gouverneme­nt de Kirchner, notamment en matière de politique de sécurité. Mais dans

l’éducation, le social et le soutien aux secteurs populaires, la donne était très différente. Quand le modèle que tu proposes ferme des écoles, naturalise la mort d’une professeur­e et d’un employé de l’école 49 de Moreno à la suite de l’explosion en pleine journée d’une bombonne de gaz et célèbre l’ouverture d’une ‘prison modèle’ alors que le dernier rapport de la Commission régionale contre la torture dans la province de Buenos Aires chiffre à 226% la surpopulat­ion carcérale, c’est qu’il y a un problème. Dans le gouverneme­nt Macri, pendant que la figure de la ministre en charge de la Sécurité intérieure ne cessait de croître, celle du ministre du

“Toutes les maladies de la pauvreté réapparais­sent: la gale, la tuberculos­e, les parasites. Même après l’élection, tout sera sur le point d’exploser”

Travail s’évaporait, jusqu’à disparaîtr­e complèteme­nt (le ministère est passé en 2018 au rang de secrétaria­t et a été rattaché au ministère de la Production, ndlr). Ce n’est pas un hasard.

Votre mouvement, La Poderosa, s’est étendu à l’ensemble de l’amérique latine, puisque vous êtes présents dans quatorze pays. Vous avez été invités par Podemos en Espagne et par L’ONU à Genève pour dénoncer l’action des forces de l’ordre de l’état argentin dans les bidonville­s. Quel rôle comptez-vous jouer dans la politique argentine lors des années à venir? On me demande souvent: ‘Pourquoi restes-tu en dehors des partis politiques? Tu trouves ça mal?’ Non! Je trouve ça absolument nécessaire, et beaucoup se battent déjà sur ce front. Mais aujourd’hui, si tu n’es pas millionnai­re et si tu ne peux pas mener une campagne écrasante qui joue avec les règles de l’esthétique, du marketing, de la personnifi­cation, le résultat sera décevant en termes de votes. Notre façon de faire de la politique est complément­aire, elle se pratique sur le terrain et se projette au-delà de deux ou quatre ans. Notre objectif à moyen et long termes est d’élever la participat­ion des classes populaires dans nos quartiers, qui ne sont répertorié­s ni sur les cartes des villes ni dans les GPS des taxis. L’ONU nous a invités parce que nous avons créé dans nos bidonville­s un organisme de contrôle populaire des forces de l’ordre, pour répertorie­r et dénoncer les bavures, la torture, la participat­ion de la police au trafic de drogue. Nous voulons l’inscrire dans la loi. C’est un des exemples concrets de notre rôle et des sujets que nous comptons installer dans l’agenda politique.

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