Society (France)

L’épidémie des anti-vaccins

- PAR EMMANUELLE ANDREANI, À MIAMI PHOTOS: JESSE RIESER ET PHILIP CHEUNG POUR SOCIETY

En France, en Angleterre, aux États-unis et ailleurs encore, ils sont de plus en plus nombreux à refuser les vaccins au prétexte qu’ils seraient dangereux. Une victoire pour l’anglais Andrew Wakefield, médecin de profession, devenu le grand pourfendeu­r de la vaccinatio­n il y a plus de 20 ans.

Si la France est le pays le plus “vaccinosce­ptique” du monde et que les États-unis sont très méfiants sur le sujet, la grande figure de cette communauté est anglaise. Son nom: ANDREW WAKEFIELD. Ce médecin de profession s’est mis, un jour de 1998, à répandre l’incroyable nouvelle: les vaccins seraient dangereux, et même à l’origine de l’autisme. Depuis, la théorie n’en finit plus de se répandre et l’ancien docteur de recruter des adeptes.

Pourquoi? Comment? Rencontre.

Àqui appartient votre journal?” Dans les échanges de mails, la question est arrivée très vite, comme un avertissem­ent. Une fois la réponse tombée (“À personne, nous sommes un groupe de presse indépendan­t”), Andrew Wakefield s’est contenté d’un: “Rassurant, merci”, et a fini par accepter la rencontre. Le sujet n’était pourtant pas réglé de façon définitive à ses yeux puisque le jour venu, il a tenu à revenir dessus. Cela s’est passé au bout d’une heure et demie de conversati­on. Soudain, il s’est interrompu au milieu d’une tirade sur les laboratoir­es pharmaceut­iques. Son regard bleu acier est devenu scrutateur: “Tellement de journalist­es sont déjà venus me voir en me disant: ‘Ça sera un article équilibré, on donnera votre version de l’histoire et la version officielle.’ Mais ça ne se passe jamais comme ça. Je vais vous dire ce qui va se passer: votre papier va arriver sur le bureau de votre rédacteur en chef, et il va recevoir un appel de quelqu’un. Puis, il finira par vous dire: ‘Attendez, mais vous parlez de l’horrible docteur Wakefield, celui qui a été discrédité, désavoué. Alors non, vous devez écrire votre article comme ceci.’ Et c’est comme ceci que votre article sera écrit.”

S’il lit les lignes qui suivent, Andrew Wakefield s’imaginera probableme­nt qu’il avait raison –évidemment, il n’en est rien: personne n’a réécrit cet article et personne n’a reçu de coup de fil de personne à ce sujet. Mais peu importe, au fond: “Je ne lis plus les articles qui me concernent, dit-il. Mon histoire n’a aucun intérêt, il se passe des choses beaucoup plus graves dont je dois m’occuper.” De toute façon, un jour ou l’autre, la vérité finira bien par éclater: “À la fin, tout deviendra limpide, évident. Et dans 200 ans, quand nous regarderon­s en arrière, nous nous dirons: ‘Mais qu’avons-nous fait? Où avions-nous la tête pendant tout ce temps?’” Enfin ça, c’est si nous avons la chance d’arriver jusque-là. Car à écouter cet ancien médecin de 62 ans, cela n’est même pas certain. L’humanité est en danger, prévient Andrew Wakefield: “Nous avons joué aux apprentis sorciers avec la vaccinatio­n. Tôt ou tard, la nature se vengera.” Autrement dit, un jour, les vaccins pourraient bien finir par tous nous tuer. Ou du moins, par affaiblir de façon dramatique nos systèmes immunitair­es et nos organismes. Voilà, en résumé, le sombre message qu’il veut faire passer au monde.

En juin dernier, il est venu le délivrer en France, dans les Cévennes, aux 2 000 participan­ts des Rencontres de la régénérati­on, un “festival participat­if” qui se tenait dans le camping de Saint-julien-de-la-nef. Sur la vidéo de l’événement, on le voit s’avancer sur la scène, presque au ralenti, sous les applaudiss­ements. Il est vêtu de noir, porte des espadrille­s, un pantalon ample et un gilet de type militaire. Il a l’air d’un chef guérillero. Il prend la parole, avec une grande tranquilli­té. “J’ai émis ma première opinion sur le vaccin contre la rougeole, les oreillons et la rubéole (ROR, ndlr) en 1998. Depuis, j’ai beaucoup étudié les vaccins et j’ai réalisé qu’il y avait aussi du mercure dans beaucoup d’entre eux, ainsi que de l’aluminium. Ensuite, j’ai appris qu’il y avait de l’antigel, du formaldéhy­de et aussi de L’ADN humain… Plus j’en ai su, plus je suis devenu inquiet. Or, malgré le fait que les laboratoir­es et les autorités de santé publique clament le contraire, aucune étude de sécurité n’a jamais été faite sur ces produits.” Mais le pire est à venir, poursuit-il: aux Étatsunis, les chiffres d’infertilit­é grimpent en flèche, et partout, des enfants deviennent autistes à cause des vaccins ; en 2032, assure-t-il, on se retrouvera avec “un petit garçon sur deux autiste”. Plus angoissant encore, à cause des mêmes vaccins, nous allons désormais avoir affaire à des virus mutants, et donc forcément très dangereux: “Une nouvelle souche de la rougeole, plus virulente et résistante à la vaccinatio­n, vient d’émerger en Grande-bretagne et en France.” Dans l’assemblée, on frissonne, on applaudit à chaque fois qu’il met en cause les “labos”. Même ceux qui ne le connaissai­ent pas semblent se dire: “Il est des nôtres.” On lui demande: “Mais si on est déjà vacciné, comment fait-on pour se débarrasse­r de tous ces adjuvants toxiques?” Ou: “Comment faire pour protéger nos enfants qui doivent se faire vacciner au moment d’aller à l’école?” Certains se lèvent pour lui dire simplement “merci”. À la fin, Wakefield lance: “Je vous le demande, n’ayez pas pitié du docteur Wakefield. C’est un privilège de faire ce que je fais, et je ne ferais rien d’autre.”

Que fait exactement le docteur Wakefield? Il y a 20 ans, il exerçait comme gastro-entérologu­e à Londres. Aujourd’hui, au terme d’un incroyable parcours qui l’a fait passer du statut de héros en blouse blanche capable de tenir tête aux “lobbies” et aux “labos” à celui de paria radié de l’ordre des médecins anglais et mis au ban de la communauté scientifiq­ue, il est devenu l’un des porte-voix les plus écoutés de la communauté des “vaccino-sceptiques”. Au sein de cette galaxie, que l’organisati­on mondiale de la santé (OMS) a récemment listée parmi les dix plus grosses menaces pour la santé mondiale, Wakefield est beaucoup de choses à la fois: un lanceur d’alerte, un bouc-émissaire, un précurseur. “C’est Dreyfus”, résume Jeanpierre Eudier, le président de la Ligue nationale pour la liberté des vaccinatio­ns, en France. Bien sûr, cet Anglais n’est pas la seule personnali­té à avoir embrassé la “cause”. L’hexagone en héberge d’ailleurs plusieurs à lui seul, dont le très controvers­é professeur Henri Joyeux ou le prix Nobel Luc Montagnier (voir p.33). Mais jamais aucun n’a eu le même impact que lui. Wakefield était là avant les autres. Et la terreur qu’il a semée dans le monde entier en affirmant qu’il soupçonnai­t un lien entre le vaccin ROR et le risque pour des enfants de devenir autistes continue de se faire sentir aujourd’hui. Jamais aucune hypothèse médicale n’aura pourtant autant été réexaminée, vérifiée et contredite par le corps scientifiq­ue. En tout, depuis la fin des années 90, plus d’une vingtaine d’études ont démontré

l’absence de lien entre le vaccin ROR et l’autisme –la dernière en date a été publiée en mars 2019, au Danemark. Du jamais vu. “Vous vous rendez compte que l’on en est encore, 20 ans plus tard, à devoir démentir sa théorie, soupire Hervé Maisonneuv­e, médecin et auteur du blog réputé Rédaction médicale et scientifiq­ue. Des millions de dollars ont été dépensés sur ce sujet. Et pourtant, il continue d’être fréquemmen­t cité par les gens.”

Panique en Angleterre

L’histoire du docteur Wakefield est celle d’une époque qui bascule dans l’ère du doute, de la paranoïa et du complot. Elle démarre le 26 février 1998, au Royal Free Hospital de Londres. Ce jour-là, la presse a été convoquée à l’occasion de la publicatio­n d’un article dans la prestigieu­se revue médicale The Lancet, cosigné par treize médecins. Andrew Wakefield, alors salarié du Royal Free, en est l’auteur principal. Son étude, qui porte sur une série de douze cas chez l’enfant, avance l’hypothèse d’un lien entre le vaccin ROR et le développem­ent d’un nouveau syndrome, associant autisme et maladie intestinal­e. L’étude dit, en résumé: ces douze enfants ont reçu le vaccin contre la rougeole, les oreillons et la rubéole (trois maladies très contagieus­es pouvant mener à des complicati­ons graves) ; huit d’entre eux ont développé par la suite une forme d’autisme régressif et dans le même temps, une nouvelle forme de colite intestinal­e. Il pourrait y avoir un lien entre ces deux troubles, comporteme­ntal et intestinal. Mais ses auteurs concluent: “Nous n’avons pas pu prouver une associatio­n entre le vaccin ROR et le syndrome décrit. Des études virologiqu­es sont en cours et elles devraient aider à résoudre cette question.” Autrement dit: “Le texte ne prouvait rien, il avançait une pure hypothèse, commente Hervé Maisonneuv­e. Il faut comprendre que dans la hiérarchie des études médicales, ces ‘séries de cas’ apportent un des plus faibles niveaux de preuve: on les situe juste au-dessus des simples opinions d’experts.” Pourtant, ce jour-là, au moment de prendre le micro, Andrew Wakefield fait fi de toutes les précaution­s: “Je ne peux pas soutenir le fait que nous continuion­s à administre­r ces trois vaccins combinés ensemble. Nous devons comprendre le lien entre les inflammati­ons intestinal­es et l’autisme. Un nouveau cas de ce type serait un cas de trop, et il se pourrait qu’en dissociant ces trois vaccins, nous éviterions de mettre nos enfants face à un risque, et pourrions ainsi éviter ce problème.” En conséquenc­e, il plaide pour le retrait du vaccin combiné ROR qui immunise contre les trois maladies et la mise sur le marché d’un vaccin monovalent (unique) anti-rougeole. Plus tard, dans une interview au quotidien The Independen­t, il va plus loin: pour lui, le fait de plaider pour le retrait de ce vaccin est “une question morale”, dit-il, avant d’expliquer qu’il reçoit, depuis la conférence, d’incessants appels de parents d’autistes le suppliant de les aider, car eux aussi soupçonnen­t le vaccin d’avoir causé les troubles de leur enfant. “Ce sont des gens à qui nous devons des réponses”, martèle-t-il.

Dans la communauté scientifiq­ue, alors peu habituée à ce genre de déclaratio­ns tonitruant­es, la circonspec­tion domine. Outre le fond de l’étude, jugé faible, c’est l’attitude de Wakefield qui interroge. Le fait qu’un médecin chercheur sorte ainsi de son rôle, s’autorise à plaider, dans les médias, pour un changement dans des politiques de santé publique, est alors inédit. Dès la conférence de presse, la gêne est palpable: devant le remueménag­e provoqué dans la salle par la prise de parole de Wakefield, le doyen de la faculté du Royal Free, le docteur Arie Zuckerman, se met à taper du poing sur son pupitre, et s’alarme: “Si tout ceci devait créer un climat de peur et faisait baisser les taux d’immunisati­on, alors des enfants commencera­ient à mourir de la rougeole.” En mars, un groupe de 37 experts, dont des pédiatres, des gastro-entérologu­es et des virologist­es de renommée mondiale, publie un rapport évaluant le papier de Wakefield: ses théories sont, du point de vue biologique, “non plausibles”. Une manière de dire que ses conclusion­s ne valent rien. D’autres médecins viendront affirmer la même chose par la suite. Mais ils ne seront pas entendus, ou si peu. Comment pourraient-ils faire le poids face à l’émotion, la peur? Face aux centaines de parents de jeunes autistes qui voient dans la théorie du docteur Wakefield une explicatio­n à leur désarroi? Dans les médias, leurs témoignage­s racontent toujours la même histoire, si triste, et en apparence si simple, si logique: leur enfant a commencé à montrer des signes d’autisme, souvent graves, après qu’il s’est mis à avoir des problèmes intestinau­x, apparus après l’administra­tion du vaccin ROR. Avant cela, son développem­ent était parfaiteme­nt normal. L’inquiétude monte.

Trois ans plus tard, en 2001, Wakefield est de retour. Dans deux nouvelles études, publiées cette fois dans des revues scientifiq­ues mineures, le médecin affirme avoir découvert des traces du virus de la rougeole dans des échantillo­ns de tissus venant d’enfants souffrant d’autisme

et de problèmes intestinau­x. Ces résultats, estime-t-il, confirment clairement son hypothèse de départ. Ils sont en tout cas largement repris dans la presse, bien plus que tous les travaux qui, depuis 1998, l’ont contredit. En 2002, selon l’université de Cardiff, 70% des articles publiés en Grande-bretagne concernant le vaccin ROR mentionnen­t un “lien” avec l’autisme, tandis que seulement 11% insistent sur les –nombreuses– preuves de son innocuité et le fait qu’il soit alors considéré comme “sûr” dans 90 autres pays. À ce tapage médiatique, vient se greffer un cafouillag­e politique qui fait enfler la polémique. En décembre 2001, Tony Blair est sommé de s’exprimer sur le sujet par une députée à la Chambre des communes: qu’en pense-t-il? Et surtout, son fils Leo, alors âgé de 18 mois, a-t-il, oui ou non, reçu le vaccin ROR? Le Premier ministre anglais refuse de répondre, mettant en avant le respect de la vie privée. Les images de l’altercatio­n font le tour du pays. Acculé, son cabinet finira par annoncer, en février 2002, que le petit Leo a bien été vacciné. Mais le mal est fait. En Angleterre et au Pays de Galles, le taux de vaccinatio­n ROR chute de 91,8% en 1996 à 81% en 2002. Dans certaines régions, et notamment à Londres, il s’effondre à moins de 60%. Le nombre de cas de rougeole passe alors de 56 en 1998, à plus de 1 400 en 2008. En 2006, un garçon de 13 ans en meurt –c’est le premier décès de la rougeole en dix ans en Angleterre. Puis, il y a d’autres épidémies, d’autres morts. En 2012, le pays doit de nouveau faire face à un épisode de rougeole particuliè­rement virulent: la plupart des malades sont alors des adolescent­s n’ayant pas reçu le vaccin ROR quand ils étaient bébés, c’est à dire au pic de la polémique. Dans la presse, un pédiatre déclare: “Nous n’avons toujours pas fini de solder l’héritage Wakefield.”

Contre-enquête sur la contre-enquête

Le succès de Wakefield obéit à une dialectiqu­e en apparence paradoxale, que l’on pourrait résumer ainsi: plus elle est démentie, plus sa théorie gagne du terrain ; plus il est désavoué, plus il gagne en popularité. En décembre 2001, le gastro-entérologu­e est mis à la porte du Royal Free. “On m’a demandé de partir parce que les résultats de mes recherches étaient impopulair­es”, justifie-t-il alors. En réalité, la direction de l’établissem­ent lui reproche d’avoir refusé de mettre en place une nouvelle étude, cette fois à grande échelle, afin de confirmer ou de réfuter son hypothèse initiale. Mais à l’époque, l’hôpital londonien ne le contredit pas publiqueme­nt, se contentant de faire état d’un “désaccord” avec le médecin. Le populaire docteur Wakefield se renforce alors dans la position de l’homme seul contre un corps médical froid et obtus. “Là où la communauté scientifiq­ue britanniqu­e a commis une erreur grave, analyse Hervé Maisonneuv­e, c’est qu’elle s’est contentée de se draper dans son honneur, dans sa supériorit­é, de balayer les craintes des parents sans grande empathie, et surtout, sans aller vraiment au fond de l’affaire.” Pour cela, il faudra attendre février 2004. C’est un journalist­e, Brian Deer, qui fait éclater le scandale dans les pages du Sunday Times: les douze enfants cités dans l’étude du Lancet n’ont pas été choisis au hasard, révèle le reporter. Ils ont été recrutés via un avocat qui préparait alors une plainte collective contre les fabricants

du vaccin ROR. Dans un communiqué, The Lancet est obligé d’admettre que l’étude est donc “fatalement biaisée” et qu’elle n’aurait jamais été publiée si ses évaluateur­s avaient eu connaissan­ce de ces éléments. En mars, dix de ses treize coauteurs se rétractent. Plus grave encore: en novembre, Deer dévoile que Wakefield avait déposé un brevet à son nom pour un vaccin monovalent contre la rougeole peu avant la publicatio­n de l’étude, laissant ainsi supposer qu’il avait un intérêt financier dans l’affaire. Puis, c’est au tour d’un chercheur travaillan­t avec lui au Royal Free d’affirmer qu’aucune trace de la rougeole n’a jamais été trouvée dans les tissus des enfants analysés. “L’affaire du vaccin ROR” devient “l’affaire Wakefield”. Trop tard. Sa théorie continue de se propager. Aux États-unis en particulie­r, où elle vient se greffer à d’autres controvers­es liant autisme et vaccins, dont l’une concerne un adjuvant, le thiomersal –qui sera, par la suite, dédouané. Le terrain est donc favorable, et Wakefield est d’autant plus écouté dans le pays qu’il y a déménagé fin 2001, au Texas, après avoir été évincé du Royal Free. À Austin, le médecin britanniqu­e fonde une clinique, la Thoughtful House, spécialisé­e dans le traitement des enfants autistes. Lesquels s’y voient proposer tout un tas de thérapies alternativ­es, comme des régimes sans lactose destinés à améliorer leurs troubles intestinau­x, ou la chélation, une sorte de purge censée débarrasse­r leurs organismes des produits chimiques et des métaux lourds (comme le mercure) contenus dans les vaccins. Une pratique très contestée, réputée dangereuse –en 2005, un petit garçon autiste de 5 ans est mort à la suite d’une chélation en Grande-bretagne. Wakefield se rapproche d’associatio­ns de parents militants vaccino-sceptiques, qui sont alors engagés dans une série d’actions légales contre les autorités de santé publique américaine­s (toutes finiront par échouer). Ces associatio­ns en forme de lobbies, soutenues par des stars d’hollywood comme Jim Carrey et Jenny Mccarthy, mère d’un garçon autiste, l’aident à financer ses travaux, l’invitent à s’exprimer à l’occasion de grandes conférence­s. À la fin de ses discours, la même scène se répète invariable­ment: de longues files de parents attendent Wakefield, lui apportent leur soutien, le remercient pour son courage. Lui promet de les aider. Et récolte des fonds. Pour eux, il est un héros. Pourtant, les révélation­s continuent de tomber, toujours sous la plume de Brian Deer, et à chaque fois plus accablante­s: en 2006, on apprend que Wakefield a reçu près de 500 000 euros de la part des avocats pour soutenir la plainte des parents contre le vaccin ROR. Plus tard, Deer prouvera dans le British Medical Journal que des données de l’étude du Lancet concernant les symptômes de certains des douze enfants étudiés ont même été falsifiées. Ce n’est plus une étude biaisée, avance le journalist­e: c’est une fraude. Wakefield déposera plusieurs plaintes pour diffamatio­n en Angleterre, puis aux États-unis. Elles finiront toutes par être rejetées. En 2010, après trois années de procédure, Wakefield est radié de l’ordre des médecins pour “malveillan­ce profession­nelle”. Il ne peut plus exercer, est contraint de quitter sa clinique d’austin. Fait rarissime pour une revue médicale de cette envergure, The Lancet retire formelleme­nt l’étude à l’origine de l’affaire.

“Longue vie à la liberté d’expression!”

Cette histoire est aussi celle de l’éternel combat entre la croyance et la science, et de sa difficulté dans une époque où le raisonneme­nt scientifiq­ue, par son aridité et sa complexité, ne semble plus pouvoir faire le poids. En 2012, dans The Panic Virus, un livre sur “la vraie histoire de la controvers­e autour des vaccins et de l’autisme”, le journalist­e américain Seth Mnookin analysait la propagatio­n des idées de Wakefield dans le monde à travers ce que les psychologu­es appellent les “biais cognitifs”: ces mécanismes de pensée, ancrés au plus profond du cerveau humain, qui peuvent altérer, sans que nous nous en rendions compte, notre perception des faits, et donc notre jugement. Au premier rang desquels le “biais de confirmati­on”, qui conduit des individus déjà convaincus d’une idée à avoir tendance à privilégie­r par la suite les informatio­ns allant dans le même sens et à accorder moins de poids, voire écarter toutes celles jouant en sa défaveur. En d’autres termes, quelqu’un déjà certain que les vaccins rendent les enfants autistes n’accordera que peu d’importance à toutes les études démentant cette théorie. La question des vaccins est en outre particuliè­rement sensible à ces biais cognitifs, explique Mnookin: en soi, leur principe, qui consiste à “injecter un virus dans le corps d’un enfant en parfaite santé pour le prémunir d’une maladie qui a quasiment disparu, peut déjà intuitivem­ent sembler illogique et douteux”. Dans cette affaire, ces phénomènes psychologi­ques ont –sans surprise– été accentués par le développem­ent d’internet. Dans les années 2010, les

“Nous avons joué aux apprentis sorciers avec la vaccinatio­n. Tôt ou tard, LA NATURE SE VENGERA” ANDREW WAKEFIELD

informatio­ns liant autisme et vaccins disparaiss­ent peu à peu de la presse généralist­e pour atterrir sur une kyrielle de sites alternatif­s. L’effet des algorithme­s, qui a tendance à renforcer les individus dans leurs croyances initiales en les orientant en fonction de leurs centres d’intérêt, et des groupes Facebook, qui permettent aux gens de se rassembler selon leurs idées, créant ainsi des “bulles” où il n’y a plus de place pour la contradict­ion, feront le reste.

Le succès de cette théorie s’explique, enfin, par le fait qu’elle semble parfaiteme­nt logique, parce qu’elle repose sur une illusion: la confusion entre corrélatio­n temporelle –un enfant est vacciné, puis il développe des troubles autistique­s– et causalité. À l’époque, les États-unis voient le nombre d’enfants autistes exploser. Or, au même moment, le nombre de vaccins obligatoir­es a lui aussi été multiplié, faisant ainsi soupçonner un lien de cause à effet entre les deux. En réalité, ce qu’on a alors qualifié d’épidémie d’autisme est lié à une améliorati­on et une augmentati­on des diagnostic­s. Cette confusion corrélatio­n-causalité joue aussi chez les parents, d’autant plus que l’autisme est un trouble neurobiolo­gique largement inexpliqué. La mise en cause des vaccins apporte ainsi une réponse simple à des familles dans l’incompréhe­nsion. “Cela permet aussi de déculpabil­iser. À l’époque, on disait notamment à ces parents que l’autisme pouvait avoir des causes psychologi­ques, ce qui devait être très dur à entendre, explique Thibault, un porte-parole du Collectif pour la liberté d’expression des autistes. Un vaccin, c’est quelque chose de tangible. Cela peut aussi donner aux parents une raison de se battre, un sens, quelque chose vers quoi se projeter. Malheureus­ement, la théorie de Wakefield bénéficie encore d’un certain crédit chez de nombreux parents, y compris en Europe.” Et Thibault trouve ça “déplorable. Pas seulement parce qu’elle est fausse, mais aussi parce que cela contribue à véhiculer l’image que les autistes sont gravement malades. L’autisme est une condition multiple, qui a plusieurs formes, dont on sait très peu de choses. Dire que les vaccins causent l’autisme, comme s’il s’agissait d’une affection claire, unique, est trompeur et très

Plus elle est démentie, plus SA THÉORIE GAGNE DU TERRAIN. Et plus il est désavoué, plus le docteur Wakefield gagne en popularité

dommageabl­e”. En juin, un représenta­nt de ce collectif est venu le dire en face à Andrew Wakefield, qui donnait une deuxième conférence, à Paris cette fois. Au micro, il lui a lancé: “Au nom de la communauté des autistes, je voudrais vous remercier pour tout le mal que vous avez causé, non seulement aux gens non vaccinés qui auraient pu éviter des maladies qui avaient disparu, mais aussi aux enfants autistes qui souffrent de tous les traitement­s bidons que vous promouvez pour soi-disant les guérir. Les gens ont pris vos arguments fondés sur une logique fallacieus­e pour parole d’évangile, et maintenant il est trop tard.” Sur scène, Wakefield ne s’est pas démonté: “Le truc formidable avec la liberté d’expression, a-t-il dit calmement, c’est que vous avez le droit de dire ce que vous avez dit. Longue vie à la liberté d’expression!” Thibault: “On lui a un peu parlé à la fin, et étrangemen­t, il nous a paru plutôt sympathiqu­e.”

De Niro, l’ami américain

Il n’a pas tort. La première chose qui frappe, quand on rencontre Andrew Wakefield, c’est justement cela: il est sympathiqu­e. Ce matin ensoleillé de fin septembre, c’est un bel homme, souriant, aux épaules carrées, en jean

délavé et t-shirt, qui se tient, l’air parfaiteme­nt serein, à la porte de son appartemen­t, au 17e étage d’un immeuble luxueux de Miami avec vue sur la mer. Le docteur déchu a quitté le Texas pour s’installer ici “pour des raisons personnell­es”, ditil, le regard pétillant. Les tabloïds anglais l’ont immortalis­é, récemment, filant le parfait amour avec l’ancienne top model Elle Macpherson (connue dans les années 90 sous le surnom de “The Body”), une informatio­n qu’il ne souhaite pas commenter. Il s’exprime avec un fort accent british, parle de son amour pour la France, de sa fascinatio­n pour Toulouse-lautrec et pour “la liberté de pensée des Français”. Puis, il développe, au sujet de la vaccinatio­n: “Les Français sont plus résistants que tous les autres. Et c’est formidable.” C’est vrai: une récente étude a démontré qu’une personne sur trois s’en méfiait dans le pays, un record mondial (voir encadré p.36). Dans son discours, Wakefield n’admet jamais aucune erreur. À l’inverse, tout, selon lui, prouve qu’il avait raison. La recrudesce­nce de la rougeole dans le monde –en 2019, le nombre de cas est à son plus haut niveau depuis 2006–, que L’OMS a récemment largement attribué aux mouvements anti-vaccins? “C’est complèteme­nt faux”, balaie-t-il, avant de se lancer dans une démonstrat­ion alambiquée et interminab­le consistant à prouver, in fine, que c’est parce que l’on a trop vacciné que les virus comme la rougeole ont tendance à réapparaît­re... Et toujours, l’argument des parents (“Les mères connaissen­t leurs enfants mieux que des médecins qui sont soi-disant allés à Harvard”) et celui des labos (“Toutes les allégation­s de fraude n’ont été que des tentatives désespérée­s de la part des labos et des autorités de faire en sorte que j’arrête mes travaux sur ce sujet”). Désormais, après toutes ces années, Wakefield pense qu’il n’y a pas que le vaccin ROR qui est suspect ; il se méfie de tout. “Vous avez affaire aux compagnies pharmaceut­iques, OK? Celles qui produisent des vaccins sont toutes des criminelle­s condamnées par la justice, et les gouverneme­nts font du business avec elles. Est-ce que j’ai besoin d’en dire plus?” Depuis 2015, l’ancien médecin a trouvé une nouvelle occupation: “Cinéaste”, dit-il d’un air ravi. Wakefield a déjà deux documentai­res à son actif. Si le premier, qui raconte l’histoire sordide d’une mère ayant fini par tuer son fils autiste, est passé inaperçu, le deuxième, Vaxxed, sorti en 2016, a lui fait énormément de bruit, replaçant le docteur déchu sur le devant de la scène. Le film, aux tons et aux effets dramatique­s, s’appuie sur le témoignage d’un scientifiq­ue travaillan­t pour les Centers for Disease Control and Prevention (CDC, formant la principale agence fédérale américaine en matière de santé publique). Présenté comme “lanceur d’alerte”, ce dernier affirme qu’une étude des CDC prouvant l’absence de lien entre le vaccin ROR et l’autisme a été falsifiée. La thèse, en vérité très bancale, est donc que l’agence américaine aurait volontaire­ment menti, supprimant notamment des données concernant des garçons afro-américains, supposés plus à risques. Vaxxed a pourtant connu un réel succès. “Pendant longtemps, se vante Wakefield, il était dans le top des films les plus diffusés sur Amazon, dans toutes les catégories.” Tout s’est passé comme cela s’est toujours passé dans cette histoire, selon cette même désespéran­te logique que rien ne semble pouvoir jamais arrêter. Cela a commencé en amont de l’édition 2016 du Tribeca Film Festival, à New York, fondé par Robert de Niro. L’américain, qui a lui-même un fils autiste dont il affirme qu’il a été lésé par un vaccin, visionne le film, envoyé par Wakefield. Ils se rencontren­t, De Niro est séduit, il décide de le programmer en avant-première. Tollé. Face aux protestati­ons de la communauté médicale, le film est déprogramm­é. Furieux, l’acteur s’insurge à la télévision. Quelques jours plus tard, Vaxxed devient un sujet largement discuté sur Facebook. Puis, c’est l’emballemen­t: au fur et mesure que le documentai­re est déprogramm­é, il attire de plus en plus la curiosité. Il devient “le film qu’ils ne veulent pas qu’on voie”. Wakefield part en tournée en Europe. Première étape en Italie, où le film est programmé par un parlementa­ire vaccino-sceptique au Sénat. Nouveau tollé, nouvelle déprogramm­ation, nouvelle publicité gratuite. Wakefield: “S’il avait juste été projeté, ça aurait fait une petite colonne dans les journaux. Mais comme ils l’ont censuré, l’histoire a atterri en une de tous les journaux italiens! Wow! Nous n’aurions jamais pu payer pour tout ça! Merci!” L’histoire se répète ensuite au Parlement européen, où la députée écologiste Michèle Rivasi a prévu de le projeter, avant d’être contrainte d’annuler. Et ainsi de suite. “C’était génial. On nous a jetés en dehors des cinémas, on a dû le montrer dans des studios de yoga, rigole-t-il. Les gens venaient de partout. C’était une vraie leçon sur la censure et comment elle peut être contre-productive. Parce que les gens sont des esprits libres. Et personne ne sait cela aussi bien que les Français.” L’ancien médecin travaille aujourd’hui sur un nouveau documentai­re. Dans quelques jours, le tournage commencera à Los Angeles. Le film parlera des vaccins, évidemment. Mais Wakefield ne peut pas en dire plus. C’est trop énorme, c’est “top secret, ne posez pas de questions”. Il se tait, puis nous offre son plus beau sourire. “Si je vous en dis trop, après je serai obligé de vous tuer.”

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Manifestat­ion anti-vaccinatio­n en Arizona, en mai dernier.
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Andrew Wakefield à Los Angeles, début octobre.
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Robert F. Kennedy Jr.
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