Society (France)

Drôle d’animal

- PAR RODOLFO PALACIOS, À MENDOZA / ILLUSTRATI­ONS: JULIEN LANGENDORF­F POUR SOCIETY

En Argentine, Gilad Pereg, 38 ans, est accusé d’avoir tué sa mère et sa tante. Mais lui nie. D’ailleurs, il n’a pas pu commettre ce double meurtre. Pourquoi? Parce qu’il n’est pas un être humain, mais un chat. Plongée dans les ténèbres…

C’est une énigme qui laisse interdits policiers, juges et médecins. En Argentine, Gilad Pereg, 38 ans, est accusé d’avoir tué sa mère et sa tante. Mais lui nie: il n’a pas pu commettre ce double meurtre pour la simple et bonne raison qu’il n’est pas un être humain, mais un chat. Est-ce un cas de folie unique au monde? Le coup de bluff d’un psychopath­e qui souhaite échapper à la justice? Une plaisanter­ie macabre? Ou les trois en même temps? Society l’a rencontré dans sa cellule. Mars 2019.

Prison de San Felipe, Mendoza, Argentine. Dans le secteur de très haute sécurité, depuis la cellule la plus isolée, s’échappe un miaulement désespéré. Deux gardiens s’approchent. L’un d’eux enregistre avec son téléphone portable leur avancée rapide dans les couloirs lugubres et humides de la prison, comme s’il s’attendait à capter l’apparition d’un fantôme. En ouvrant la cellule, ce n’est pourtant pas un fantôme que lui et son collègue découvrent, mais un homme à l’état sauvage, nu, à quatre pattes, qui miaule, les regarde férocement et cherche à les griffer. Depuis ce jour, tout le monde l’appelle “l’homme-chat”. Le vrai nom de “l’homme-chat” est Gilad Pereg. Il est âgé de 38 ans, a occupé la profession d’ingénieur électroniq­ue et, jusqu’à son arrivée en Argentine en 2007, vivait en Israël, dans sa ville natale de Petah Tikva, une commune d’agriculteu­rs dont la traduction française est “ouverture vers l’espoir”. Le 25 janvier 2019, il était arrêté dans sa maison de Guaymallén, près de Mendoza, à 1 100 kilomètres de Buenos Aires. Gilad Pereg vivait seul avec 37 chats sur un terrain équivalent à deux pâtés de maisons. Le lendemain, la police trouvait, enterrés sur sa propriété, les corps de sa mère, Pyrhia Saroussy, 63 ans, étranglée, et de sa tante, Lily Pereg, 54 ans, tuée de trois coups de feu. Elles étaient venues rendre visite à Gilad le 11 janvier. Sa mère depuis Israël, et sa tante depuis l’australie, où elle était une professeur­e respectée de biologie cellulaire et moléculair­e. Le motif de leur venue n’est pas clair. Avant que l’on retrouve les corps, Pereg avait collaboré avec la police. Il était même allé signaler leur disparitio­n. Il s’était aussi montré à la télévision locale, menant les journalist­es jusque dans le bidonville situé à deux pas de chez lui. “Ici vivent les voleurs qui les ont séquestrée­s, avait-il déclaré devant les caméras en signalant une des maisons. Il y a beaucoup d’insécurité, ils les ont embarquées. Ou alors c’étaient des espions du Mossad, ou des voleurs du quartier. Je veux partir d’ici. Je mets ma maison en vente, les intéressés savent où me trouver.”

Selon sa version, sa mère et sa tante sont restées une dizaine d’heures chez lui, puis il les a accompagné­es jusqu’à l’arrêt de bus. Il n’a pas donné plus de détails: ce dont ils ont parlé, ce qu’ils ont fait, et s’il y a eu une dispute ou s’il a noté quelque chose de bizarre chez elles. À la police, il a simplement déclaré qu’inquiet de l’absence de nouvelles, il les avait appelées à l’appartemen­t où elles logeaient, puis sur leurs téléphones portables, sans réponse de leur part.

Les enquêteurs n’ont pas cru à sa version. Mais ils n’avaient pas non plus de preuves pour l’incriminer. Tout ce qu’ils savaient, c’était que Gilad Pereg offrait un profil étrange. Alors qu’il avait suffisamme­nt d’argent pour vivre beaucoup mieux –il cachait deux sacs remplis de billets équivalant à 300 000 euros dans un placard–, il dormait sur un matelas au sol, entouré de ses chats. Il ne se lavait pas et faisait ses besoins dans le patio. Il avait aussi des chats empaillés. Chez lui, un mur portait des inscriptio­ns (“Vive Allah”) et des impacts de balle. C’était un lieu inhabitabl­e pour un être humain. Saleté, débris, films pornograph­iques, mauvaise odeur, cafards, vêtements jetés au sol, bouteilles vides, accumulati­on de poubelles. Un des policiers en charge du dossier, qui préfère garder l’anonymat, avance cette hypothèse: “Une théorie est qu’il a tué sa mère (qui l’a élevé seule, le père ayant disparu du tableau familial très tôt, ndlr) parce qu’elle voulait le ramener en Israël pour l’interner. Nous pensons qu’il a tout planifié, car avant même la disparitio­n des victimes, il avait déclaré le vol d’un pistolet de calibre 9mm et deux autres de calibre 38.” L’arme du crime a été trouvée chez lui. Les médecins légistes présument qu’il a tué sa tante avec le calibre 38. Il possédait 40 armes enregistré­es à son nom, mais seulement deux d’entre elles ont été retrouvées. Selon les enquêteurs, Pereg a agi de sangfroid et a feint la folie. “Nous pensons qu’il fait semblant d’être un chat parce qu’il veut être déclaré irresponsa­ble. Alors que s’il est prouvé qu’il est bien l’assassin, c’est la prison à perpétuité”, défend la juge Claudia Rios. L’avocat de Pereg, Maximilian­o Legrand, semble, lui, perdu: “Le mobile du crime n’est pas clair, si c’est bien lui qui les a tuées. Peut-être que sa mère lui a reproché la saleté de la maison et lui a dit qu’il ne pouvait pas vivre comme ça, comme un chat entouré de chats. En tout cas, lui nie les avoir tuées. Plus que ça, même: il dit qu’elles ne sont pas mortes.” Legrand définit son client comme un misanthrop­e préférant les animaux aux humains. Il cite la première phrase que lui a dite l’israélien: “Il n’y a rien de pire que les gens. Je voudrais vivre loin d’eux et n’avoir aucun contact avec eux. Seulement avec les animaux. Eux, ils me comprennen­t, et moi, je les comprends. Nous sommes pareils. Un poil de n’importe lequel de mes chats vaut plus qu’un être humain.”

“Envoyez-moi au zoo et mettez-moi dans une cage avec tous mes chats. Ce sont mes enfants” Gilad Pereg aux juges

Gilad Pereg, qui mesure plus d’un mètre 90, est enfermé dans une cellule située à cinq kilomètres de chez lui. Il est à l’isolement. Chaque nuit, il miaule comme un chat, gratte les murs ou se frappe la tête. On raconte qu’un prisonnier a voulu lui faire passer de la nourriture pour chat et qu’un autre a essayé d’introduire une souris dans sa cellule. D’autres encore ont tenté de l’attaquer avec une arme à feu, sans réussir à le blesser. Les raisons de la haine à son égard sont évidentes. Dans les codes de la pègre argentine, on ne pardonne pas celui qui a tué sa mère. Dans le cas de Pereg, il existe un ingrédient supplément­aire: lorsqu’il miaule la nuit, il réveille ses compagnons. Sans compter qu’il ne se lave pas et fait ses besoins dans sa cellule ; or, ce sont les autres prisonnier­s qui doivent la laver. Aux juges, il a fait une demande aussi insolite que désespérée: “J’ai besoin de compagnie. Je ne peux pas être seul 24h/24. Je ne suis pas une personne, je suis un chat et j’ai besoin d’être accompagné de chats, pas de personnes. Je ne peux pas avoir de contact avec les gens. Je ne ferai rien. Je ne veux pas m’échapper, je veux juste qu’on m’apporte mes 37 chatons. Mes 37 enfants.” Les juges l’ont regardé, interloqué­s. Ils n’avaient encore rien vu. Car Pereg leur a fait ensuite une autre incroyable requête: “Une autre solution est de m’envoyer dans un zoo et de me mettre dans une cage avec tous mes chats. Ce sont mes enfants.” Aucune des deux demandes n’a été acceptée. Moshe Pereg, 66 ans, l’oncle de Gilad, est venu le voir. Il dit qu’il n’a aucune idée de ce qui s’est passé: “Pendant tout ce temps, j’ai pensé que le tueur n’était pas mon neveu, qu’il s’agissait d’autres personnes avec qui il était en contact. Après la mort de son grand-père, le comporteme­nt de Gilad a changé et il a commencé à souffrir de troubles mentaux. Il avait 23 ans, à l’époque.” Moshe raconte que son neveu s’est alors mis à consacrer l’essentiel de son temps aux paris sportifs sur Internet. “Il a perdu beaucoup d’argent, ce qui l’a poussé à quitter Israël. C’est un génie qui a perdu la tête, il avait un grand QI. Il a tué sa mère et sa tante sans aucune raison compréhens­ible. Nous ne voulons pas nous venger de Gilad, il est malade, il a peut-être eu un accès de folie. Nous ne savons pas.” Moshe Pereg a tenté d’aller voir Gilad chez lui avant qu’il soit arrêté. “J’ai frappé à la porte, accompagné de la police. On entendait des voix. Mais il n’ouvrait pas. Je suis monté sur un rocher et je l’ai vu. Dès qu’il m’a aperçu, il a commencé à me filmer avec son portable.”

La maison de Gilad Pereg est située dans une zone de bidonville­s, en face d’un cimetière. Pas le quartier le plus indiqué pour investir son argent. “C’est son premier acte de folie en arrivant dans cette ville. Il s’est installé au milieu d’une zone dangereuse, habitée par des délinquant­s et sans perspectiv­e de développem­ent”, estime Maximilian­o Legrand. Selon l’avocat, “avec l’argent que lui envoyait sa mère, il créait des sociétés. Mais tout restait en suspens. Personne ne lui rendait l’argent qu’il prêtait. Il s’asseyait sur une chaise devant sa maison et ses débiteurs lui disaient: ‘Je ne peux pas te payer.’ Et lui ne disait rien.” Le quartier, traversé de ruisseaux d’eau stagnante, est composé de rues en terre et de maisons en tôle. Dans une voiture cabossée dort un jeune homme. Voyant la présence d’étrangers, il se redresse: “Vous venez pour le géant? Il était taré. Il possédait une fortune et vivait pire que moi. Il ne parlait jamais. Peut-être qu’il avait peur de nous.”

Pereg a donné sa seule interview à Society. Il n’a pas posé de conditions. Il y a eu, en tout, deux rencontres. La deuxième a été interrompu­e quand le détenu est monté sur la table et a commencé à

se comporter comme un chat, en griffant l’air et en lançant des miaulement­s. Les gardes ont coupé court à la discussion. Lui n’a pas compris pourquoi.

“La prochaine fois, vous pouvez m’apporter des aliments pour chat? Mais avec le sac fermé. –Vous avez peur d’être empoisonné? –Non, si on m’empoisonne, tant mieux.”

Pereg est vêtu d’un t-shirt à manches longues, d’un bermuda et d’une paire de sandales. Ses cheveux ont poussé depuis son arrestatio­n. Il porte une barbe épaisse et n’accepte pas qu’on lui coupe la parole. Parfois, il raconte trois ou quatre fois les mêmes anecdotes. Il s’exprime dans un espagnol parfait et se vante de parler l’anglais, l’allemand et l’hébreu.

Comment allez-vous? Mal. Parce que je suis un chat, et ici je ne peux pas être un chat.

Que ressentez-vous? Ma tête explose. Je vais très mal. Je ne sais pas pourquoi on m’a amené ici. Je ne sais pas ce qu’ils attendent de moi. Ici, on me traite comme un morceau de viande sur la grille d’un barbecue. Je pense beaucoup, surtout à quand j’étais enfant. Comment était votre enfance? J’étais un tout petit enfant toujours tout seul, je n’avais jamais d’amis. Je ne pouvais pas être en contact avec les autres. Non… Je n’avais aucune relation avec les autres enfants. La seule relation que j’avais, c’était avec ma mère, qui était toujours avec moi, qui s’occupait de moi.

Quels sont vos souvenirs? C’était moche, très moche, parce que je n’avais personne d’autre que ma maman avec qui parler et jouer. Je ne pouvais pas m’approcher des autres, je me sentais mal en leur compagnie. Je me sentais triste, je voulais m’échapper, me cacher sous terre, je ne voulais pas parler, je ne voulais rien faire. Les seuls de ma famille que je pouvais voir étaient mes grands-parents. Le père et la mère de ma mère.

Vous vous sentiez bien avec eux parce qu’ils vous donnaient de l’amour? Eux oui, ils me prenaient dans leurs bras, m’embrassaie­nt, je me sentais aimé, important pour eux.

Comment sont-ils morts? Ils étaient vieux, ils sont morts de vieillesse, de mort naturelle, je ne pouvais pas me sortir leur mort de la tête. Je ne peux pas comprendre la mort. C’est une des choses que je vais vous raconter. Je ne peux pas comprendre la mort, elle me fait très peur.

Elle vous fait peur ou vous ne pouvez pas la comprendre? Les deux. Je ne peux pas comprendre et j’ai peur de mourir, ou que quelqu’un d’important pour moi meure. Comme ma mère ou mes grandspare­nts, ou plus tard mes enfants, mes chatons. C’est très difficile pour moi de comprendre qu’une créature vivante, qui pense, qui sent des choses, meure, et que d’un coup, il n’existe plus rien, que tout devienne noir. La mort de mes grandspare­nts m’a fait comprendre que je ne pouvais pas vivre dans votre monde.

Comment est notre monde? Pour vous, il y a les humains, vous, et il y a les animaux, qui sont tous les autres. Moi, je n’utilise ni le mot humain ni le mot animal. Pour moi, tous ceux qui vivent dans le monde sont des créatures. Certaines marchent sur deux pattes, ont une grande tête et peuvent penser davantage parce que leur cerveau est plus grand: ce sont celles que vous appelez ‘humains’. Toutes les autres créatures, les chiens, les singes, les lions,

les girafes, ne peuvent pas penser, elles ont un tout petit cerveau. Elles ne savent pas qu’elles peuvent mourir. Elles ont juste l’instinct de protéger leur vie, donc de manger, se reproduire. Alors que les humains peuvent se demander pourquoi ils font ce qu’ils font et c’est pour ça qu’ils peuvent penser à leur mort. Et parce qu’ils peuvent penser à leur mort, ils peuvent en avoir peur. C’est aussi pour ça qu’ils ont inventé Dieu, l’enfer et le paradis, la vie après la mort. Pour pouvoir bien vivre sur cette planète.

Comment en êtes-vous arrivé à ces conclusion­s? C’est long à raconter. Le premier épisode a donc été la mort de mon grand-père. Le deuxième, mes six mois de service militaire en Israël. J’y ai vu l’horreur dont l’homme est capable: tuer un semblable, manger des animaux, abîmer la nature, faire la guerre. Ils m’ont viré parce qu’ils ont dit que j’étais fou. Après, j’ai fait mes études d’ingénieur à l’université Technion, mais j’ai rechuté. Ils m’ont arrêté alors que j’étais en train de courir nu et sale sur le campus universita­ire.

Ils vous ont placé dans un asile? Oui, mais les médecins m’ont vite envoyé chez ma mère. Je me sentais sur le point de mourir. J’étais déjà du côté des morts. Jusqu’à ce que j’aie une hallucinat­ion sur mon lit.

Qu’avez-vous vu? Une chèvre qui me parlait. Elle m’a dit: ‘Pourquoi vous me tuez?’ Quelques jours plus tard, j’ai vu un chat qui me miaulait quelque chose. Je l’ai vécu comme un signe. Ce jour-là, j’ai décidé de me convertir en chat.

La transforma­tion de Gilad Pereg semble inspirée de La Métamorpho­se de Kafka, ce jeune homme qui se réveille un matin dans sa chambre, changé en insecte. Mais lui déclare ne pas connaître cet auteur et qu’il a oublié tous les livres qu’il a lus.

Il dit: “L’apparition de ce chat a été le commenceme­nt de ma métamorpho­se. Quelques jours plus tard est apparu chez moi un être d’environ un mètre, âgé de 2 000 ans, avec une forme de chat, de longs cheveux blancs, qui s’est présenté comme ‘Monsieur Badjus’. Très vieux. Ce n’était pas une hallucinat­ion, c’était réel! C’est un miracle de la nature qui m’a empêché de mourir dans ce lit. Depuis ce jour, je me suis mis à agir comme un félin: je déféquais dans ma chambre, je mangeais de la nourriture pour chat, je miaulais.”

Et que disait votre mère? Elle me soutenait.

La conversion d’humain à chat a pris une nouvelle dimension lors de l’énigmatiqu­e voyage de Pereg en Argentine. Après quelques mois passés à Buenos Aires, il s’est installé à Mendoza. Il se faisait alors appeler Floda Reltih (Adolf Hitler à l’envers), portait des dreadlocks et avait un petit bout de ciment dans les cheveux.

Vous savez que Floda Reltih donne Adolf Hitler à l’envers? (Il sourit comme un enfant) Je ne le savais pas, mais c’est comme ça que Monsieur Badjus m’a appelé. Alors, j’ai compris que c’était mon nom de chat.

Que pensez-vous d’hitler? Qu’il a fait des mauvaises choses.

Qu’avez-vous fait en arrivant en Argentine? Je suis d’abord arrivé à Buenos Aires, mais j’ai réalisé que ce n’était pas une ville pour vivre comme un chat. Beaucoup de bruit et de chaos. Une créature à deux pattes m’a dit qu’à Mendoza, j’allais trouver la paix que je cherchais. J’ai ouvert un restaurant. Mais ça n’a pas fonctionné, mon partenaire m’a escroqué. J’ai alors décidé de déménager à Guaymallén, à quelques kilomètres, face au cimetière, et j’ai cherché à faire des investisse­ments. Mais j’ai échoué.

Qu’est-ce qui n’a pas marché? Les gens m’escroquent et pensent que je suis fou.

Certains de vos voisins reconnaiss­ent avoir voulu vous voler parce que vous ne faisiez pas attention à votre argent. Ils ont dit ça? C’est vrai! D’autres caillassai­ent ma maison parce que je miaulais trop fort la nuit et que je tapais deux poêles l’une contre l’autre pour nourrir mes chats.

Ces cris nocturnes servaient à appeler Monsieur Badjus et à se protéger de ce que Pereg considère comme son pire cauchemar: les “Ghoulies”, des petits monstres qui se déplacent dans les égouts et qui sortent par les toilettes pour tuer.

Ces êtres apparaisse­nt dans une saga de trois films américains, sortis entre 1985 et 1994. Pereg dit les avoir vus quand il était enfant. Il est convaincu que les Ghoulies existent.

Comment ça? Ils sont méchants! Je ne parle pas avec eux parce que ce sont mes ennemis. Ils veulent me tuer et manger mes chats. Ils sortent des toilettes, ils font comme ça: boum! Comme la balle d’un fusil. (Il fait une tête de méchant) Ce sont des petits monstres qui font: ‘Gnagnagnag­nagna, gnagnagnag­nagna, gnagnagnag­nagna.’ Ils vont apparaître ici dans ma cellule, ça me terrifie.

Et comment vous défendez-vous? J’ai acheté plus de 40 armes. Chez moi, je leur tirais dessus. Les Ghoulies sortent de toutes les canalisati­ons. Boum! L’un est poilu avec des dents de requin, un autre a une tête d’affreuse souris, il y en a un avec le crâne blessé et leur chef a une tête de méchant chat. Il fait: ‘Miaouuuu, miaouuu, miaouuu.’ Mais Monsieur Badjus me protège, il m’aide à boucher les trous.

Il apparaît quand, Badjus? La nuit, quand le ciel est nuageux.

Est-ce Badjus ou Balthus? Il y a un peintre, dont le pseudonyme est Balthus, qui peignait des chats. Non. Ce n’est pas lui qui vient me voir. C’est Badjus.

Si vous l’appelez maintenant, vous pensez qu’il va venir? Je peux essayer, mais je ne crois pas. Il n’aime pas les créatures à deux pattes. Mais je vais l’appeler. (Pereg étire son corps vers le haut et miaule en criant: ‘Miaouuuu, miaouuuu, miaouuuu!’ Les gardes ont l’air tendu) Il ne va pas venir parce qu’il sait que vous êtes là.

Les deux rencontres avec Pereg furent éprouvante­s. Il crie, miaule, frappe la table, frémit, passe de la lamentatio­n au désespoir. Il fait tout, sauf parler des crimes dont on l’accuse. Parce qu’il est perdu dans le labyrinthe de sa folie? Ou parce qu’il joue la comédie? C’est soit l’un, soit l’autre.

Avez-vous tué votre mère et votre tante? Comment pouvez-vous dire ça?

Les corps ont été trouvés enterrés chez vous. C’est un mensonge! La nuit, j’entends la voix de ma mère dans ma tête. Elle me dit: ‘Aide-moi, mon fils! Je suis séquestrée dans un endroit horrible.’ Ça me désespère parce que je ne peux pas sortir.

Pereg continue.

Vous saviez que j’avais des relations sexuelles avec ma mère? Je cherchais à créer une race hybride, je voulais concevoir des enfants et les élever comme des chats, et que ma mère soit à la fois la mère et la grand-mère de ces chatons. Mais elle ne pouvait pas avoir d’enfants. J’ai aussi eu des relations sexuelles avec les chattes. On alternait avec Badjus. Je ne sais pas s’il y a un petit chaton à moi quelque part. Ceux de Badjus sont gris et tout petits, mais ils naissaient morts parce que Badjus est unique. Vous passiez beaucoup de temps dans le cimetière situé près de chez vous. Pourquoi? J’ai précisémen­t loué cette maison parce qu’elle était en face du cimetière. J’y allais car j’aimais voir les créatures à deux pattes mortes, elles ne pouvaient plus faire de mal aux vivantes. Les hommes passent leur temps à tuer la terre et quand ils meurent, la terre les recouvre. Le cimetière est le lieu de la justice.

C’est vrai que vous vouliez construire un tunnel souterrain pour vous y rendre? Qui vous a dit ça?

Un de vos voisins en a parlé à la télé. Comment était-il?

Je ne me rappelle pas. Il a seulement dit vous avoir vu en train de compter vos pas pour mesurer la distance entre votre maison et le cimetière. Il a raison! Je pensais que personne ne l’avait remarqué.

Pourquoi vouliez-vous faire ça? Parce que je souhaitais parvenir jusqu’aux morts sans que personne ne me dérange. Juste eux et moi.

Pourquoi? Pour les regarder dans les yeux. Pour sentir la véritable odeur de la mort.

“C’est vrai qu’il allait au cimetière comme on va dans un parc d’attraction­s”, affirme Adriana Benitez, qui vit à quelques mètres de la maison de Gilad Pereg. Elle tient un magasin, et a fait le relais entre les chats et les chiens de l’israélien et l’associatio­n pour le rapprochem­ent et la vie animale (ASOREVA), qui les a placés en foyer après son arrestatio­n. Les avocats de l’associatio­n ont porté plainte contre Pereg pour maltraitan­ce et actes de cruauté envers ses animaux de compagnie. Benitez montre les photos qu’elle a des chats, datant du jour de l’arrestatio­n. La plupart sont maigres. On voit aussi une chienne avec la peau sur les os. “Pereg les maltraitai­t”, dit Benitez. Elle dit de son ancien voisin la même chose que les autres: c’était un homme solitaire, qui ne parlait à personne. “Un soir de 2012, alors que je nettoyais le trottoir, je l’ai vu traîner un chien de force à l’aide d’une laisse. Je lui ai demandé si l’animal était à lui, il m’a répondu que oui. À environ dix mètres, j’ai entendu une chienne aboyer sur le trottoir d’en face, c’était celle du voisin. J’ai alors compris qu’il était en train d’embarquer son chiot. J’ai dit à son maître: ‘Le grand gaillard est en train de s’en aller avec le chiot.’ Il est parti en courant pour le rattraper mais en arrivant devant chez Pereg, le portail était fermé. Il a crié: ‘Lâche ce chien, il est à moi!’ Pereg lui a répondu: ‘C’est une propriété privée, ici’, et il est parti chercher une arme et a tiré en l’air. On a quand même pu récupérer le chien.”

Comment était sa relation avec ses voisins, après ça? Mauvaise. Beaucoup lui ont jeté des pierres, l’ont insulté. Un jour, une

Pereg a donné sa seule interview à Society. Il y a eu deux rencontres. La deuxième a été interrompu­e quand il est monté sur la table et a commencé à se comporter comme un chat, en griffant l’air et en lançant des miaulement­s

bande de voleurs est entrée chez lui et lui a dérobé de l’argent. Lui pleurait et priait. Ensuite, un massacre d’animaux a commencé dans le quartier. On trouvait par exemple des restes de chien au bout du cimetière, des chiens écorchés, avec les tripes dehors. Moi, je vis ici depuis 50 ans, je n’avais jamais vu ça. Jorge, un voisin, dit que Pereg les mangeait et pratiquait la zoophilie. Un animal qui entrait dans cette maison n’en sortait pas. Quand on a pénétré à l’intérieur, on n’a pas trouvé de matière fécale, ce qui signifie qu’il ne les nourrissai­t pas. L’eau était verte et les gamelles cassées.

Vous pensez qu’il a tué ces femmes? Je ne sais pas. Parfois, je me dis qu’ils ont profité du fait qu’il est fou pour mettre les corps chez lui.

Mais on a trouvé des taches de sang sur ses vêtements… Ils ont aussi pu les lui mettre. De la même manière que je dis qu’il ne s’occupait pas bien de ses animaux, je ne le vois pas capable de tuer. C’était un incapable pour tout: faire des affaires, investir, vivre. Celle qui en sait le plus sur lui est cette femme qu’il voyait au cimetière. Ils y passaient des heures. À mon avis, il lui donnait de l’argent pour qu’elle lui trouve des chats et des chiens qui traînaient dans le coin. Je pense qu’elle est aussi folle que lui, elle pense être la propriétai­re du cimetière. Elle s’appelle Nancy Diaz.

“C’est Dieu qui l’a mise ici”, dit-elle. Nancy Diaz se balade dans le cimetière de Guaymallén avec fierté, telle une guide de musée exposant l’origine des oeuvres, la vie des peintres, la texture des cadres, la restaurati­on des toiles et l’état d’esprit dans lequel les artistes les peignaient. Elle marche dans les allées, observe les tombes, s’arrête à l’occasion pour raconter une histoire. “Ce pauvre policier, ils l’ont décapité. Il y a des gens très méchants. Il avait deux enfants, une bonne épouse et la vie devant lui”, assure Nancy en nettoyant la photo d’un agent en uniforme, sourire aux lèvres. Elle donne l’impression de connaître le nom de tous les défunts, la cause et la date du décès, la vie qu’ils menaient avant de finir enfermés dans leur boîte. “Je peux aussi vous dire qui vient les voir. Ce vieux-là, par exemple, n’a plus personne”, lance-t-elle face à la photo d’un homme aux cheveux roux et aux yeux exorbités. Nancy précise qu’il s’agissait d’un chanteur de tango qui n’a pas percé. Nancy Diaz passe dix heures par jour au cimetière. Elle explique que la mairie de Guaymallén lui a laissé le choix: travailler dans le tourisme ou au cimetière. C’était soit accompagne­r des groupes pour visiter les villes de la province, soit rester avec les morts. La vie ou la mort. “Je n’ai pas hésité. J’ai choisi ça parce que c’est ici que se trouve la majeure partie de ma famille, dit-elle en pleurant. J’ai voulu améliorer les choses. Quand je suis arrivée, c’était un désastre. Tout s’écroulait. Les morts méritent un repos digne. J’ai même fait installer des caméras. Un jour, il y a eu un problème parce qu’on a fait un asado à l’intérieur. Cela a été vu comme un acte de profanatio­n, mais c’est que pour nous, les morts continuent de vivre. Ils ne s’en vont jamais.” Dans le cimetière, les dizaines de tombes d’enfant se distinguen­t de loin, avec leurs peluches, leurs petites voitures en plastique et autres jouets. Sur la tombe de l’un d’entre eux, assassiné par ses parents, Gilad Pereg et Nancy Diaz s’asseyaient pour discuter. “C’était un ermite, il marchait seul, le dos courbé, et personne ne lui adressait la parole, dit Nancy. Il venait ici quasiment tous les jours. Il m’appelait ‘mon amie’, mais il me parlait peu de sa vie. Il était plutôt du genre à écouter. Il aimait juste parler de ses chats, il me donnait de l’argent et me demandait si je pouvais lui acheter de la nourriture pour eux. Et que je lui en ramène un si j’en voyais un perdu.”

Il vous payait pour ça? Absolument pas.

On raconte qu’il chassait des chiennes et des chats. C’est faux. Il osait à peine sortir dans la rue. S’il avait pu, il serait resté enfermé toute la journée chez lui.

Vous pensez qu’il est l’auteur des meurtres? Au début, je ne pouvais pas le croire. Il disait que sa mère et sa tante avaient été séquestrée­s. Mais quand la police est venue récupérer les vidéos des caméras de sécurité, le ciel m’est tombé sur la tête. Nancy raconte que sur l’une d’elles, on voit Pereg entrer dans le cimetière avec sa mère et sa tante, mais qu’on ne les voit pas sortir. “Là, j’ai pensé au pire.” Elle pleure, et sèche ses larmes avec la main.

“J’ai appris qu’il avait établi une liste de 50 ennemis qu’il voulait faire tuer, ou faire aller en prison et qu’ils s’y fassent violer” Une ancienne petite amie de Gilad Pereg

T rouver un trait humain chez Gilad Pereg relève de l’impossible. Cela peut se démontrer en quelques questions. Êtes-vous déjà tombé amoureux? Non. Avez-vous déjà eu une copine? Non. Avez-vous des amis? Non.

Aimez-vous lire, écouter de la musique ou regarder des films? Non, sinon ma tête explose.

Avez-vous un souvenir de votre enfance? Une chanson, ou quelque chose? Rien, je ne me souviens de rien. J’ai tout oublié.

Avez-vous déjà souffert pour une femme? Oui… Pour ma mère.

Avez-vous déjà eu une relation sexuelle avec une femme? Juste avec les chattes et avec ma mère.

Pourtant, une femme a déclaré à la juge Rios avoir été la petite amie de Pereg pendant six mois, de décembre 2008 à juin 2009, peu après son arrivée en Argentine, au moment où il s’était lancé dans l’aventure de la restaurati­on. “Je ne veux pas donner mon nom ni montrer mon visage, parce que depuis je me suis mariée, j’ai eu un enfant et je suis devenue professeur­e”, introduit-elle.

Comment s’est passée votre relation avec Gilad Pereg? Au début, normalemen­t. J’étais serveuse dans le restaurant qu’il avait ouvert et nous avons commencé à nous fréquenter.

Il dit être vierge et ne jamais avoir eu de copine. C’est faux.

Comment l’avez-vous connu? Il a ouvert ce restaurant. Il m’a invitée à sortir et nous avons passé de bons moments. Mais je préfère taire certains autres.

Vous pensez qu’il simule quand il dit se sentir chat? Je ne sais pas quoi dire. Quand il était avec moi, il y a un peu moins de dix ans, il détestait les animaux. Et ce n’est pas tout: il détestait les gros, les Noirs et les Juifs. Vous n’avez pas noté de changement dans son comporteme­nt? Rien de notoire. Mais il parlait beaucoup de sa mère. Il me disait qu’il était norvégien, et même une fois qu’il était palestinie­n. Ce qui était bizarre, c’est qu’il avait dix téléphones portables. Il parlait plusieurs langues. Il semblait parler parfois en arabe, et parfois en hébreu. Entre nous, nous échangions en anglais. Il savait aussi parler l’allemand.

Vous pensez qu’il a pu commettre ces crimes? Cela me semble possible. Il avait aussi un collègue qui est mort dans un étrange accident de la route. Il le détestait et disait que ce gars l’avait escroqué. J’ai toujours pensé qu’il avait pu le tuer. Pouvez-vous raconter un moment joyeux et un moment triste avec lui? Nous allions au cinéma, il me faisait écouter du rock scandinave et se déclarait fan d’odin, le dieu de la mythologie nordique. Il était romantique, il m’achetait des fleurs, on a fêté son anniversai­re avec des amis. Il était élégant, pesait 130 kilos, était bien coiffé et rasé de près. Mais le moment le plus triste reste quand il a fait des tests parce qu’on voulait avoir un enfant. Les résultats ont montré qu’il était stérile. Il a pleuré pendant cinq heures. Parfois, c’était un enfant.

Pourquoi vous êtes-vous séparés? Pour des choses bizarres. L’histoire de ses téléphones, déjà. Il disait aussi qu’il prêtait de l’argent. Et notre couple ne fonctionna­it pas. Quand je l’ai quitté, il s’est mis à me suivre. Il se cachait derrière les arbres pour m’espionner.

Il avait des ennemis? J’ai appris qu’il avait établi une liste de 50 ennemis qu’il voulait faire tuer, ou faire aller en prison et qu’ils s’y fassent violer. Selon lui, ils l’avaient escroqué.

Que diriez-vous à Gilad Pereg aujourd’hui? Rien. J’ai peur. Pour commencer, je le connaissai­s en tant que Floda. Floda Reltih.

Une anagramme d’adolf Hitler. Je ne l’ai su qu’après. Parce qu’il se faisait juste appeler Floda. Il disait que c’était un prénom viking.

Les témoins qui figurent dans le dossier d’instructio­n évoquent les actes étranges d’un homme inclassabl­e. Un des ouvriers qui a travaillé chez Pereg a déclaré: “Il se baladait avec un sac rempli d’argent. Il nous a demandé de faire des trous dans le sol, on a d’abord pensé que c’était pour faire passer les tuyaux de canalisati­on, mais au bout d’un moment, on s’est dit qu’il allait nous tuer et nous enterrer là parce qu’il a commencé à nous menacer. Un jour, par exemple, il est devenu furieux parce que le camion avait roulé sur un bout de terrain sur lequel, selon lui, il ne fallait pas rouler.” Le rabbin qui a officié lors des cérémonies religieuse­s après la disparatio­n des deux femmes dit de lui que “c’était un homme très bizarre, indéchiffr­able, et même inaccessib­le. Il n’est

pas venu aux célébratio­ns. Mais lorsque tout le monde est parti, vers 2h ou 3h du matin, il a sonné chez moi et m’a demandé les restes du repas”. Ce n’est pas le seul habitant de Mendoza à avoir fréquenté Pereg. Le vétérinair­e chez qui il lui arrivait d’amener ses chats l’a une fois invité à pêcher. “Je peux amener mes enfants?” a demandé Pereg. “Oui”, lui a répondu l’hôte. Gilad Pereg, selon l’homme, est venu avec trois chatons dans les bras. Ils sont montés sur un canot et sont allés pêcher. C’est alors que, selon le récit du vétérinair­e, l’israélien lui a annoncé: “J’aimerais mettre une puce à tous mes chats pour savoir où ils sont.” “Gilad, lui a expliqué le médecin, chaque appareil te coûterait 5 000 dollars. Tu dépenserai­s une fortune, plus ou moins 150 000 dollars en tout.” “Peu importe”, a répondu Pereg. Autre témoignage présent dans le dossier, celui d’une connaissan­ce restée anonyme: “Je l’ai emmené à une fête, il s’est assis à une table et n’a plus bougé. Une femme est venue lui parler. Il lui a dit: ‘Je suis puceau, tu ne m’intéresses pas.’ Je l’ai invité à nouveau, mais je lui ai demandé de se laver parce qu’il sentait mauvais. Mais il est venu sale. Je lui ai demandé pourquoi il ne s’était pas lavé, et il m’a répondu: ‘Je me suis lavé les aisselles et les parties génitales, c’est suffisant.’”

Un fort volume de musique classique s’échappe de la chambre de Mariano Narciso Castex. “Docteur, il faut aller se coucher. Demain sera une journée difficile”, lui lance son assistant. Castex, 82 ans, loue un appartemen­t à Mendoza. Le lendemain, ce prestigieu­x expert médical et psychiatri­que devra examiner Gilad Pereg. Alors, plutôt que dormir, Castex se repasse les questions qu’il posera à Pereg. “Que voyez-vous en vous regardant dans le miroir?” écrit-il. Le médecin a analysé plus de 300 tueurs et braqueurs, du gaucho qui a tué à coups de hache trois personnes ayant interrompu sa sieste au criminel qui se prenait pour Poséidon en passant par ce jeune homme qui, de son balcon, tirait au hasard sur tous les êtres humains qui passaient par là. “Mais ce cas-là, celui de l’homme-chat, est différent”, dit-il. Quelle est la première chose qu’il compte lui dire? “Miaou”, répond Castex en souriant.

L’expert s’était quasiment retiré de la psychiatri­e. Dix jours avant de voyager à Mendoza, il était encore à l’hôpital à cause d’un problème rénal. Mais il a décidé de traiter ce cas parce qu’il lui semble être unique. L’histoire de Castex pourrait être celle d’un film: il a étudié la médecine avec Che Guevara et s’est retrouvé impliqué dans un projet d’attentat contre le général Perón en 1953, deux ans avant le coup d’état militaire. “Je détestais le Che parce qu’il était membre du Parti communiste, et je détestais aussi Perón, mais des années plus tard, je lui ai rendu visite et je lui ai dit que j’avais tenté de le tuer”, se remémoret-il, avant d’éteindre la télé et de souhaiter de beaux rêves. Salle d’audience de la prison de San Felipe. Castex est face à Pereg, qui arrive sale et menotté.

“Ma situation est catastroph­ique”, dit Pereg.

Pourquoi êtes-vous dans une situation catastroph­ique? Je vis une catastroph­e. J’ai imploré les juges de ne pas me juger comme un homme, mais comme un chat.

Pourquoi êtes-vous devenu un animal? J’entendais… J’entendais des bruits dans ma tête. Il y avait toujours des bruits d’animaux. De toutes les autres créatures. J’entendais, par exemple, des vaches, qu’on emportait avant de leur couper la tête. Je les entendais pleurer. J’entendais les chèvres avant qu’on leur coupe la tête et qu’on les mange. Et les poulets. (Il imite une vache qui pleure) Meuuuh, meuuuh, meuuuh.

Vous sentiez-vous bizarre à l’intérieur de vous? Oui, comme si ma tête était déconnecté­e de mon corps. Il n’y avait pas de connexion entre les deux. Comment êtes-vous sorti de tout ça? J’ai préparé une corde et… j’étais prêt à me l’enfiler autour du cou et à me suicider. J’ai imaginé ma tête coupée, parce que je pensais à la mort et j’entendais les pleurs de tous les animaux sacrifiés par les humains.

Et comment êtes-vous sorti de ça? J’avais la corde dans la main. Je devais décider de vivre ou de me pendre. Ou de passer à une autre vie. J’ai vu l’image dans ma tête, et ensuite par la fenêtre, d’un chat qui m’a fait: ‘Miaouu, miaouu, miaouu.’ Et là, j’ai compris que ma seule façon de survivre était de me convertir en chat.

Depuis que vous êtes un chat, comment se passe votre vie? Beaucoup m’ont pris pour un fou. Alors, j’ai dû utiliser mon intelligen­ce. Dans ma vie privée, je vivais comme un félin, et à l’extérieur, je mettais un masque invisible et j’agissais comme une créature à deux pattes. J’avais une double identité. Jusqu’à ce qu’en Argentine, la vie de chat prenne le dessus. Je vivais nu, reniflant chats et chattes, et ils me reconnaiss­aient comme l’un d’eux. Je faisais pipi et caca dans des trous. Et je miaulais.

Qu’est-ce qui vous différenci­e de vos chats? Mes enfants sont des chats comme moi, mais ils sont nés chats. Moi, je suis un chat converti.

Pourquoi votre mère est-elle venue vous rendre visite? C’est difficile à expliquer comme ça. On n’a pas le temps de raconter toute l’histoire.

Comment avez-vous vécu sa mort? Je ne comprends pas ce que vous voulez me dire.

Comment avez-vous vécu la mort de votre mère? Ma mère n’est pas morte. Elle est vivante, elle est retenue prisonnièr­e, c’est un mensonge de dire qu’elle est morte.

Et votre tante? Ma mère, je vous assure qu’elle est vivante. L’autre créature dont vous parlez et qui était avec elle, que vous appelez ma tante, je ne sais pas. Je pense qu’elle aussi est vivante, mais je n’en suis pas sûr. Ma mère, je le sais, parce que j’entends tous les jours sa voix dans ma tête.

Avez-vous pensé à vous suicider? Tout le

“En 50 ans de carrière, je n’avais jamais vu un cas comme ça. C’est une folie sans nom, un délire total” Mariano Narciso Castex, psychiatre

temps! C’est la seule chose à laquelle je pense, parce que j’ai perdu ma mère, j’ai perdu mes enfants. Ici, dans ce que vous appelez prison, ils me font la même chose que ce que je vous disais qu’ils font aux vaches: ils me frappent pour que je me sente mal, et je ne pense qu’à mourir, sortir et terminer ma vie.

Castex est sorti de l’entrevue à la fois ému et bouleversé. “En 50 ans de carrière, je n’avais jamais vu un cas comme ça. C’est une folie sans nom, un délire total”, analyset-il. Quelques jours plus tard, le médecin s’est enfermé dans son bureau de Recoleta, à Buenos Aires, et a écrit son rapport en écoutant des disques de Verdi. Selon lui, Gilad Pereg souffre d’un “délire d’identité d’espèce”. Le mot exact est “thérianthr­opie”. Un terme dérivé du grec therion, qui signifie “bête”, et d’anthropos, “homme”. C’est la croyance de se convertir d’homme à animal. La forme la plus connue de thérianthr­opie est la lycanthrop­ie (du grec lykos, “loup”). Bien que sa définition exacte se réfère au changement de l’homme en loup, le terme est cliniqueme­nt utilisé pour la transforma­tion en n’importe quelle forme d’animal. Au moins six cas ont été répertorié­s par l’université d’harvard. Il s’agissait d’hommes qui pensaient être un singe, un cochon, un loup ou un chien. Dans son livre Totem et Tabou, Sigmund Freud fait aussi référence à un enfant qui pense être un coq. Gilad Pereg est le premier à se sentir chat. Dans son cas, on pourrait parler d’“ailuranthr­opie”. La façon qu’a Pereg de désigner les humains comme des “créatures à deux pattes” rappelle aussi au psychiatre les mots du roi Lear, chez Shakespear­e: “L’homme au naturel n’est qu’un pauvre animal, nu et à deux pattes comme toi.” Ou ceux d’edgar, aussi: “J’ai pris le parti d’assumer la forme la plus abjecte et la plus pauvre à laquelle la misère n’ait jamais ravalé l’homme pour le rapprocher de la brute. Je veux grimer mon visage avec de la fange, ceindre mes reins d’une couverture, avoir les cheveux noués comme par un sortilège, je veux en leur présentant ma nudité braver les vents et les persécutio­ns du ciel.” La conclusion du rapport de Castex est la suivante: “Le sujet est dangereux pour lui-même et pour les autres. Je suggère qu’il soit interné dans un institut psychiatri­que avec le traitement adapté et une personne qui l’assiste et lui offre une écoute thérapeuti­que.” Mariano Narciso Castex n’est pas le seul à penser ainsi. Pour trois des cinq experts psychiatri­ques qui l’ont examiné, Gilad Pereg est un schizophrè­ne qui doit être interné dans un asile. Selon eux, il aurait agi à la suite d’une violente réaction émotionnel­le: ils supposent que sa mère ou sa tante lui a dit quelque chose qui l’a rendu furieux et que, pris de colère, il les a tuées. Mais après tout, ce ne sont que des conjecture­s. Qui sait ce qui s’est vraiment passé? Personne. L orsqu’il a été arrêté, Gilad Pereg, lui, a simplement dit à son avocat et aux gardiens qui le menottaien­t: “Vous êtes des créatures à deux pattes qui vivent dans un monde d’illusion, avec les yeux fermés. Vous ne me comprendre­z jamais.”

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