Society (France)

Giorgi de Géorgie

- PAR ARTHUR JEANNE, À DOUCHETI ET TBILISSI / PHOTOS: JULIEN PEBREL/MYOP POUR SOCIETY

Président, Giorgi Margvelash­vili avait tenté d’affirmer l’autonomie de la Géorgie vis-à-vis de son encombrant voisin russe. Désormais reconverti dans le tourisme via Airbnb, il continue de promouvoir un pays dont la jeunesse a décidé de dire non à Vladimir Poutine. Et peu importe les risques.

Président, Giorgi Margvelash­vili avait tenté d’affirmer l’autonomie de la Géorgie vis-à-vis de son encombrant voisin russe. Désormais reconverti dans le tourisme via Airbnb, il continue de promouvoir un pays dont la jeunesse a décidé de dire non à Vladimir Poutine. À ses risques et périls.

“Tout là-haut et au bout à droite.” Pour indiquer la direction de la résidence qu’il met en location sur Airbnb, Giorgi Margvelash­vili ne s’embarrasse pas de précisions superflues. Pas besoin: tout le monde, à Doucheti, sait où se trouve sa maison. En général, les touristes qui choisissen­t ce lieu situé à une cinquantai­ne de kilomètres de Tbilissi le font pour la vue imprenable sur la vallée en contrebas et les contrefort­s du Grand Caucase. À moins que ce ne soit pour la personnali­té de leur hôte: Monsieur Margvelash­vili. Un type spécial. Parce qu’il a sculpté lui-même la plupart des meubles de la maison, parce qu’il propose pour le petit déjeuner les produits qu’il cultive dans son vaste jardin, mais surtout parce qu’il y a encore neuf mois, il participai­t régulièrem­ent à des réunions avec Emmanuel Macron, Angela Merkel ou encore Donald Trump. Du 17 novembre 2013 au 16 décembre 2018, Giorgi Margvelash­vili a été président de la Géorgie. Depuis, il s’est retiré de la vie publique, devenant le premier chef d’état depuis l’indépendan­ce du pays, en 1991,

“La Russie mène une politique médiévale: tu as mal parlé à mon duc, je te déclare la guerre” Giorgi Margvelash­vili

à ne pas viser un second mandat. La meilleure décision de sa vie, visiblemen­t: “Quand tu es président, ton agenda est un cauchemar. Tu es otage du protocole et tu subis des tensions dans tous les sens. C’est une vie épuisante. Tous les politicien­s du monde croient que c’est la mort de quitter la scène. Mais c’est l’inverse: une meilleure vie.”

À 50 ans, Giorgi Margvelash­vili a troqué sa tenue protocolai­re pour un treillis, un t-shirt et un gilet sans manches ; un look plus adapté à sa nouvelle vie rurale. Il invite à s’asseoir sur une grande table en métal sous la véranda. Dessus, un marteau, un panier de champignon­s –la cueillette du matin– et un cendrier plein. Rien ne vient troubler la quiétude de l’endroit, si ce n’est le bruit des noix qui tombent sur le toit. Même s’il continue de se rendre régulièrem­ent à Tbilissi pour assurer ses cours à l’institut géorgien des affaires politiques, c’est cette vie simple et rustique que ce philosophe de formation, ancien guide de haute montagne, a décidé de mener. “Là, avec des amis, on est en train de monter une structure pour proposer des randonnées, des balades à cheval dans la région”, explique-t-il. Margvelash­vili s’est également lancé dans une autre entreprise ambitieuse, dont témoigne un alambic de bric et de broc posé sur l’herbe: “Avec un ami qui a fait des études de physique, on a regardé un tuto sur Youtube. On va essayer de produire du gin artisanal.” Et puis, il y a donc cette aventure Airbnb. Un business, bien sûr, puisque l’ex-président ne perçoit aucune indemnité de la part de l’état. Mais surtout un moyen de continuer à oeuvrer pour son pays, explique-t-il: “Toute ma vie a été consacrée à promouvoir la Géorgie. Comme guide, comme recteur d’université, comme président. Ce que je fais aujourd’hui est un très bon moyen de poursuivre cet engagement.” Ce qui est aussi une manière d’avouer qu’il a quitté le pouvoir avec un drôle de goût d’inachevé dans la bouche.

Quand il était président, Giorgi Margvelash­vili rêvait de rapporter dans le giron de la Géorgie les république­s autoprocla­mées d’abkhazie et d’ossétie du Sud, occupées militairem­ent par l’armée russe depuis 2008. Soit 20% du pays. “Je pensais pouvoir y arriver”, dit-il en enquillant les clopes. Son constat était le suivant: la Russie occupe les territoire­s d’un pays voisin ; il n’y a aucune ressource sur ces territoire­s ; la Russie est le plus grand pays du monde, celui qui possède le plus de ressources naturelles, et n’a donc aucun besoin de ces territoire­s ; et de plus, l’occupation de territoire­s, uniquement reconnus comme des pays par des États comme la Syrie, le Venezuela et le Nicaragua, suscite pas mal d’embarras à un moment où la Russie est désireuse d’intégrer le “concert des nations civilisées”. En un mot: le pari est jouable. Et puis très vite, la douche froide: “La guerre en Ukraine s’est déclarée, et j’ai réalisé que ce qui nous était arrivé n’était pas un cas à part, mais que cela faisait partie de la politique russe. Leur mission est d’être un danger pour l’europe. Ils regardent le monde avec une étrange animosité. C’est l’une des nations les plus éduquées, les plus profondes sur le plan des émotions, des pensées, des sentiments. Mais leur représenta­tion étatique est très belliqueus­e face au reste du monde. Et on est leurs voisins.” Cet été, cet encombrant voisin a de nouveau montré son pouvoir de nuisance en dégainant son arme favorite: l’embargo. L’affaire a débuté le 20 juin dernier. Le député russe Sergei Gavrilov est alors en visite officielle à Tbilissi. Pas pour le compte de son pays (les deux États n’entretienn­ent plus de relations diplomatiq­ues officielle­s depuis 2008), mais pour l’assemblée interparle­mentaire européenne sur l’orthodoxie, qui tient séance au Parlement géorgien ce jour-là. Au moment de son allocution, qu’il prononce en russe, Gavrilov s’installe tranquille­ment dans le siège du président de l’assemblée, sans aucune réaction des officiels géorgiens. Le symbole est terrible. Des manifestat­ions éclatent instantané­ment à Tbilissi. Sur les pancartes, on peut lire des slogans hostiles à la Russie “envahisseu­se” ou apercevoir des drapeaux de l’union européenne. La députée d’opposition Éléné Khochtaria bondit à l’intérieur du Parlement, drapeau de son pays sur le dos, et hurle “où est l’occupant, montrez-le-moi!” avant de déchirer le speech de Gavrilov. En représaill­es, Vladimir Poutine signe un décret suspendant les vols entre les deux pays et renforce les contrôles sur l’eau minérale et le vin, les deux principale­s exportatio­ns géorgienne­s vers son ancien pouvoir central. Une décision qui désole l’ex-président Margvelash­vili: “C’est ce qu’ils font à chaque fois. En 2005, ils nous avaient laissés sans gaz en plein coeur de l’hiver. En 2008, ils avaient interdit notre vin. Cette fois, les vols. Cela montre comment ils envisagent la politique. ‘Vous insultez mon député, on vous punit économique­ment.’ C’est une politique médiévale: tu as mal parlé à mon duc, je te déclare la guerre.” La punition russe a en tout cas coûté très cher à la Géorgie. Près de 10% de son PIB repose sur le tourisme, et environ un tiers des touristes visitant le pays chaque année sont russes. Cet été, ce sont près de 700 millions d’euros qui ont été perdus, selon l’agence géorgienne du tourisme. Pour Margvelash­vili non plus la “saison” n’a pas été bonne. En dépit de sa note de 5/5 sur Airbnb, en juillet-août, une grande partie de ses réservatio­ns a été annulée.

“Un type chelou avec l’arme nucléaire”

“Quand tu es un politicien géorgien, c’est comme si tu vivais dans le quartier d’un type chelou, qui a l’arme nucléaire. Et c’est très difficile de trouver un équilibre”, pose l’ex-président pour illustrer le rapport compliqué de son pays à son voisin russe. Depuis son indépendan­ce, la Géorgie et ses quatre millions d’habitants se divisent en deux camps. “D’un côté, les gens qui ont si peur de la Russie qu’ils disent que nous ne devons pas l’agacer et nous contenter d’être un petit pays ; et de l’autre, les gens qui détestent la politique menée par la Russie et le disent”, synthétise l’ancien député Zurab Japaridze. Bien que Giorgi Margvelash­vili ait quitté le pouvoir –remplacé par Salomé Zourabichv­ili, candidate indépendan­te, ancienne ambassadri­ce de France en Géorgie–, ce second camp aurait tendance à grossir. Malgré les sanctions, des manifestan­ts ont continué de se réunir chaque soir pendant plusieurs semaines, avenue Roustavéli, où ils ont dressé une estrade sur laquelle chacun pouvait venir s’exprimer, afin de dénoncer “l’occupation” russe et, plus globalemen­t, repenser la société géorgienne. Le journalist­e Zaza Abashidze était l’un des visages de ce mouvement. Il évoque un assemblage baroque de professeur­s, de journalist­es, d’artistes, d’activistes des droits humains, de militants LGBT, de trotskiste­s, de libertarie­ns, liste non exhaustive dont le dénominate­ur commun est d’être éduqués, urbains et jeunes (entre 20 et 40 ans pour l’immense majorité). Ce qui a son importance. “On est la première génération post-soviétique à s’emparer du débat public”, affirme Abashidze. Leur voeu pieux? “Il faut que l’on se débarrasse de la mentalité soviétique et de ses reliquats. C’est notre principal objectif ”, déclare Zurab Japaridze, qui est aussi l’un des fondateurs du parti libertarie­n Girchi. Japaridze, dont les parents ont grandi à

l’époque de L’URSS, “avec une vision erronée du monde qu’ils n’arrivent pas à déconstrui­re”, multiplie les actions en faveur du cannabis ou contre le service militaire. Mais surtout, il entend se battre contre tous les maux qui minent selon lui la Géorgie contempora­ine: corruption, paresse, place prépondéra­nte de l’agricultur­e (qui emploie 47% des actifs et contribue à peine à 8% du PIB), et même certains mythes nationaux. “Même notre culture gastronomi­que est soviétique! J’adore le vin géorgien. Mais s’asseoir autour d’une table cinq heures et boire trois litres de vin, c’est fou, et c’est une tradition née à l’époque soviétique, où le travail n’était rien de plus que de la bureaucrat­ie formelle, les gens ne faisaient rien.”

Cette jeunesse garde des souvenirs mitigés de Margvelash­vili. “Il était étrange. Il n’était pas pro-russe, pas fasciste, pas homophobe. Mais d’un autre côté, si tu me demandes une chose qu’il a faite, je ne saurais pas te répondre –à part mettre son veto deux ou trois fois. On n’avait pas l’impression qu’il se battait”, explique Japaridze. L’ancien président, lui, regarde la nouvelle génération avec sympathie. Il se rappelle que dans les années 80, s’émanciper du modèle soviétique était une autre paire de manches. Il se souvient parfaiteme­nt de la phrase de son instructeu­r, le premier jour de son service militaire effectué dans l’armée rouge: “On m’a dit: ‘Ta vie vaut 62 kopecks. C’est le prix du télégramme qu’on enverra à ta famille pour les prévenir de ta mort.’ C’était un très bon moyen de faire comprendre à un jeune ce qu’était le système soviétique.” Aujourd’hui, les jeunes n’ont plus peur. L’avant-garde a installé ses quartiers à la Fabrika. C’est dans cette ancienne usine textile qu’elle discute sans cynisme et pleine d’illusions de politique en buvant des coups dans des verres siglés “Russia is an occupant”, devant une vieille Lada sur laquelle il est écrit “Poutine Khuylo” (“Poutine tête de bite”). Le week-end, elle va danser au Bassiani, l’ancienne piscine olympique réaménagée en club et considérée par beaucoup comme l’un des lieux les plus extravagan­ts d’europe. Dans le domaine de la gastronomi­e, de la musique, de l’art aussi, les choses frémissent à Tbilissi. Flotte dans l’air de la capitale géorgienne cette sensation tenace que c’est le “bon moment” pour y être. Qu’il s’y passe quelque chose. Que la génération “post-soviétique” est proche de prendre le pouvoir. Sergi Gvarjaladz­e en a la conviction. Pour ce pionnier de la musique electro géorgienne, qui travaille comme conseiller du maire de Tbilissi, “ces gens qui dansent jusqu’au matin au Bassiani seront demain au gouverneme­nt”. Et cette jeunesse libérale et frondeuse inquiète Moscou: “De très nombreux jeunes russes sont venus s’installer ici. Ils ont trouvé un endroit où ils pouvaient être très libres et défendre des valeurs impossible­s là-bas. Je crois que cela fait peur à Poutine, quelque part.” Pour contrer cette tendance, Moscou a sorti ses fake news. Une technique efficace, selon Giorgi Margvelash­vili: “Pour décourager ce mouvement de rapprochem­ent vers L’UE, les Russes essaient d’inventer une identité orthodoxe anti-lgbt. Ils disent: ‘N’allez pas à l’ouest, vous perdrez votre identité géorgienne. L’ouest est un endroit immoral, corrompu, dominé par les gays.’” Dans certains journaux en circulatio­n à Tbilissi, on peut depuis quelque temps lire que l’union européenne finance des associatio­ns LGBT en Géorgie, ou encore qu’une loi qui promulgue que les gays ont désormais plus de droits que les hétérosexu­els en Europe est récemment passée à Bruxelles. En tant que président, Margvelash­vili a tenté de lutter contre cela. “Je disais au chauffeur de taxi: ‘Fais gaffe aux informatio­ns que tu reçois. Qui t’a dit que l’identité géorgienne était anti-gay? Lis la Bible et le grand poète Vaja Pshavela. Les deux parlent de tolérance et de cosmopolit­isme.’” Est-ce qu’il avait l’impression que cela marchait? Il l’espère.

Les lions, les moutons et L’OTAN

Giorgi Margvelash­vili raconte aussi que quand il était président, à chaque fois qu’il évoquait ses relations avec la Russie, ses homologues européens lui sortaient la même théorie éculée. Une théorie qui dit qu’il faut comprendre la Russie, qui s’est sentie faible et honteuse après la chute de l’union soviétique et blessée dans sa chair par L’OTAN qui arrivait à ses frontières. Quand on lui expliquait cela, son sang ne faisait qu’un tour. Pour lui, comprendre la Russie ne doit pas être synonyme d’empathie. Il tente une comparaiso­n: “Imagine, tu as un voisin un peu troublé qui a des problèmes, un jour il vient chez toi et il te casse la gueule. Le lendemain, il revient, détruit ta cuisine et s’installe dans ta salle de bains. Et ton ami t’explique, en faisant de la psychologi­e de comptoir, qu’il a des problèmes de famille, qu’il ne faut pas lui en vouloir. C’est intéressan­t mais pas pour moi, si tu es mon pote, protège-moi, ne me dis pas ça!” Quand Giorgi Margvelash­vili était jeune, les Géorgiens avaient, estime-t-il, une vision erronée du monde. Pour sa génération, l’union soviétique représenta­it le mal absolu. À l’inverse, l’ouest était l’endroit de tous les possibles, un paradis où l’on vivait dans le bonheur, “comme dans ces peintures où les lions vivent en harmonie avec les moutons”. Puis il a réalisé que les choses étaient plus complexes. Aujourd’hui, il fustige l’inconséque­nce et une certaine lâcheté de l’europe mais aussi de L’OTAN, que la Géorgie doit intégrer depuis des lustres, en vain. “On a fait un travail incroyable de réforme de l’armée, on fait partie des missions de protection de L’OTAN depuis le Kosovo, on est les meilleurs élèves. Mais tu dis à ce bon élève: ‘C’est bien, mais comme ton oncle ne veut pas, tu ne peux pas.’ C’est gênant.” L’ancien président tire de toute cette affaire une conclusion un peu désabusée: “Notre pays est situé à une place stratégiqu­e en termes géopolitiq­ues, ce qui a attiré beaucoup de convoitise­s. Mais les empires qui nous ont occupés se sont tous effondrés. Et nous, on a toujours survécu. Notre langue, nos traditions, ont survécu. On est résilients. Mais enfin, c’est pas marrant tous les jours d’être résilients.” Cela a tout de même l’air plus facile avec un verre de gin artisanal.

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La Fabrika, repaire de la jeunesse géorgienne.

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