Society (France)

“LES FRANÇAIS SONT TRÈS MÉFIANTS”

Selon une étude américaine parue en juin dernier, la France serait le pays le plus vaccino-sceptique du monde et un Français sur trois se trouverait en hésitation vaccinale. Question: mais pourquoi?

- – AMBRE CHALUMEAU

“Je suis en colère contre les anti-vaccins”, écrivait en 2017 le professeur de pédiatrie Jean-hugues Dalle sur le site du Figaro. Deux ans plus tard, il n’en démord pas. “Moi, je m’occupe d’enfants qui ont des leucémies, il arrive que certains en meurent, ça me rend très malheureux, mais la médecine ne sait pas encore tout guérir. En revanche, voir un gamin mourir de la rougeole me donne juste envie de taper dans les murs, parce que ces décès-là sont évitables.” Selon L’OMS, en Europe, 37 personnes sont décédées de la rougeole en 2018, le chiffre le plus haut des années 2010. Trois d’entre elles étaient françaises, dont deux enfants en bas âge. Pas un hasard: si l’on en croit une étude réalisée par l’institut américain Gallup, la France est le pays le plus sceptique au monde quant aux vaccins. Un Français sur trois considérer­ait en effet les vaccins comme dangereux, et 20% estimeraie­nt qu’ils ne sont pas efficaces.

D’où vient cette méfiance? Du fait que notre pays a un rapport “très paradoxal à l’état, explique Lucie Guimier, docteure en géopolitiq­ue et spécialist­e de la vaccinatio­n. On en attend beaucoup et en même temps, quand il agit, on le critique beaucoup”. Ces mouvements de défiance ont d’ailleurs toujours existé en France, explique-t-elle. Ils renvoient à la notion de “biopouvoir” développée par Michel Foucault, à savoir les processus de contrôle de l’état de santé collectif des individus, que le philosophe considérai­t comme constituti­ve de l’ère moderne. En ce sens, les vaccins peuvent être analysés comme une injonction étatique et dans le même temps, une effraction symbolique dans le corps humain à des fins de sécurité collective. Du reste, en France, “c’est bien à partir du moment où l’on a inscrit la vaccinatio­n dans la loi –en 1902, avec la première loi sur le sujet, qui consacre la notion de santé publique– que l’on a vu apparaître des résistance­s”, pointe la chercheuse. Les scandales liés à la santé –affaire du sang contaminé, Mediator…– ont constitué un autre tournant, sapant la légitimité du corps médical et des autorités de santé publique. “Parallèlem­ent, le vaccin contre l’hépatite B a fait très peur, il y a eu des rumeurs qui disaient que ça favorisait la sclérose en plaques. Elles ont été démenties par des études, mais ça a suffi à introduire le doute, expose le docteur Arnault Pfersdorff, auteur de Bébé, premier mode d’emploi et fondateur de la plateforme Pédiatre Online. Ensuite, il y a eu l’épisode de la vaccinatio­n de masse au moment du virus H1N1. Ça a été un fiasco. Puis les fake news sur l’autisme, l’histoire des adjuvants dans les vaccins… Tout ça a fait que les Français se sont méfiés, et aujourd’hui, sur les réseaux, ça part en sucette tout de suite.” Les “réseaux”. Voilà désormais l’ennemi numéro un des médecins. Internet est le théâtre d’un discours anti-vaccins fourni et véhément, qui n’est pas sans rappeler celui d’autres théories complotist­es, comme le climatosce­ptisme. Sur le groupe Facebook “Infos Vaccins France”, fort de 6000 membres, on lit par exemple une myriade de témoignage­s de parents expliquant que leurs enfants ont eu la rougeole et que ça s’est “très bien passé”; des conseils de traitement­s alternatif­s (un remède à base de citron et de clous de girofle suffit à se protéger de la grippe, et en cas de blessure, inutile de faire vacciner l’enfant, “l’eau oxygénée tue le tétanos”, affirme une internaute); des appels à bloquer les centres de vaccinatio­n… Ou encore des preuves plus ou moins éclatantes de la nocivité ou de l’inutilité des vaccins. “Vous rappelez-vous que les Amish ont totalement disparu parce qu’ils ne se vaccinaien­t pas? Au contraire, c’est une communauté qui se porte à merveille.” Quant aux prospectus pro-vaccinatio­n, ils sont relégués à l’allumage de feux de cheminée ou utilisés, selon une internaute particuliè­rement active du groupe, comme “un très bon papier toilette”. Outrancier, et pourtant le “Baromètre santé” révélait qu’en 2016, un tiers des parents français se tournaient vers le Web pour trouver des informatio­ns sur les vaccins, et montrait une corrélatio­n directe entre cette prise d’informatio­ns et une baisse de la pratique de la vaccinatio­n. Nantis de ces “informatio­ns”, les parents s’autorisent de plus en plus à contredire les médecins, et à mettre au même niveau leur légitimité et celle des profession­nels. “On les repère tout de suite, ceux qui sont allés sur Internet, s’agace le docteur Pfersdorff. Quand ils évoquent des symptômes mais en se

trompant sur le nom, comme maladie de ‘Sprung’ au lieu d’hirschspru­ng, ou quand ils parlent de comment on fait en Suisse ou en Belgique –‘On a entendu que…’ Et bien entendu, il y a ceux qui écrivent: ‘De toute façon, les médecins s’en mettent plein les poches, c’est les labos qui imposent ça.’”

Parfois, les médecins arrivent à leur faire entendre raison. D’autres fois, c’est impossible. Et les familles versent alors dans l’illégalité, puisqu’un enfant qui n’est pas à jour dans ses vaccins ne peut pas être admis en crèche ni à l’école. Pour contourner la loi, ces familles produisent de faux documents, tentent de corrompre le corps enseignant ou le personnel de crèche… “Les parents ont le droit de refuser de produire le carnet de santé de l’enfant et donner une photocopie, rappelle une directrice de crèche de l’est parisien. C’est facile à trafiquer sur Photoshop.” Elle raconte qu’en ce début d’année, elle a dû refuser des parents parce qu’elle avait des doutes sur l’authentici­té de leurs papiers. “Je ne peux pas risquer de prendre un enfant qui n’est pas vacciné. Imaginez s’il contamine tout le monde!” s’alarme-t-elle. Reste que si les Français expriment un grand scepticism­e, les chiffres de couverture vaccinale montrent qu’ils sont, dans les faits, peu à s’opposer à la loi. “Il y a une vraie distinctio­n à faire entre l’hésitation vaccinale et le fait d’être anti-vaccins”, explique un pédiatre, cofondateu­r du site d’informatio­n Infovac. La loi du 30 décembre 2017, qui a porté à onze le nombre de vaccins obligatoir­es, aurait fait diminuer les rangs des hésitants. Une enquête de l’associatio­n française de pédiatrie ambulatoir­e (FPA) révélait récemment que si pour 66% des pédiatres interrogés, la méfiance envers les vaccins avait augmenté entre 2013 et 2018, un tiers d’entre eux jugeaient aussi qu’elle avait diminué depuis l’annonce de la loi d’extension de l’obligation vaccinale. “Ce qui signifie que la mesure commence à porter ses fruits”, se félicite Lucie Guimier.

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