Une femme en mission
À Martigues, la brigadière-chef Carine Bianucci a décidé de traiter les affaires de violences faites aux femmes avec tout le sérieux qu’elles méritent. Puisque personne d’autre ne semble vouloir le faire…
Manque d’écoute, déficit de formation... Dans les affaires concernant les violences faites aux femmes, les études pointent souvent les défaillances de la police. Alors, depuis Martigues, la brigadière-chef Carine Bianucci a décidé de s’attaquer frontalement au problème. Rencontre.
“Celui-là, il ne passera pas!” Elle est le dernier rempart. Un garçon avance vers elle, grosses godasses aux pieds. Pour riposter, la jeune fille ne porte que des chaussures de danse. Le combat est inégal. Elle tacle. Mais Zinédine Zidane passe, comme d’habitude. Sur la route du but, il laisse derrière lui Carine Bianucci avec deux doigts de pied brisés. Les deux élèves de CM2 à la cité de La Castellane, à Marseille, qui n’avaient pas assez d’argent pour se payer des chaussures de sport, se sont revus bien des années plus tard. Alors qu’il jouait à la Juventus, le célèbre numéro 10 des Bleus s’est excusé. La fille aussi avait fait son chemin, entre-temps. Devenue brigadière-chef de Martigues, elle est aujourd’hui, à 48 ans, adjointe au commandant de l’unité d’intervention, d’aide et d’assistance de proximité (UIAAP), attachée aux partenariats. Son fait d’armes principal: s’attaquer aux préjugés machistes, aux idées reçues concernant les violences faites aux femmes, aux incompréhensions face aux victimes. Carine Bianucci intervient souvent dans les établissements scolaires, comme ce matin d’automne au lycée Jean-lurçat de Martigues, où elle rappelle aux garçons que “si vous traitez une femme de ‘chiennasse’, vous pouvez avoir une amende de 750 euros”, et aussi auprès de ses collègues, à qui elle liste les résultats alarmants d’un rapport du gouvernement sur la prise en charge des victimes de violences conjugales: celles qui déposent plainte évoquent le manque d’écoute et de neutralité, déplorent la nécessité de se justifier, jugent les poursuites judiciaires “décevantes” ou relèvent les délais de traitement trop longs.
“Une femme battue passe sept fois devant un commissariat avant de déposer plainte”, informe-t-elle. Ce vendredi 22 novembre au matin, ils sont 18 membres des polices nationale et municipale, dont six femmes, à l’écouter dans ce commissariat de Salon-de-provence où les vitres de l’accueil portent des impacts. Les blagues ont rapidement laissé place à des mines sévères. Les féminicides sont en augmentation en France. Alors que l’année n’est pas terminée, le collectif Féminicides par compagnons ou ex comptabilise 141 femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint. Un rapport de l’inspection générale de la justice, rendu public minovembre et qui a analysé 88 affaires d’homicide ou tentative d’homicide liées à des violences conjugales entre 2015 et 2016, révèle lui que les “deux tiers des victimes avaient subi des violences conjugales antérieurement à l’homicide”. Dans 65% des cas –seulement–, ils avaient été dénoncés à la police. Une policière qui a assisté au cours fait part de ses difficultés: “Le discours des femmes qui viennent est souvent confus. Elles racontent un fait qui semble s’être passé hier et ça remonte à des mois. Il faudrait avoir du temps et pouvoir s’appuyer sur un spécialiste.” Les questions fusent: et si la victime ne veut pas déposer plainte? Et si elle veut la retirer? “Il faut avoir conscience que quand une femme vient ici, c’est toute une vie qui peut changer d’un seul coup”, souligne Carine Bianucci. Powerpoint et chiffres à l’appui, elle explique l’état d’esprit de la plaignante en souffrance: la crise, la culpabilisation des deux protagonistes, les excuses, la “lune de
miel”, “c’est dans ces moments-là qu’elle vient retirer sa plainte”. Le cycle est sans fin. La “lune de miel” est de plus en plus courte. Le conjoint contrôle le couple. Accompagnant la brigadière-chef, Salima Guidoum, salariée de l’association d’aide aux femmes victimes de violences conjugales SOS Femmes 13, rebondit: “Ces femmes ont peur de ne pas être crues, car à la maison, c’est monsieur qui représente la loi. Elles sont sous son emprise. Elles imaginent que la loi est de son côté.”
La plainte doit être prise afin de lancer la procédure et l’enquête, “mais ne soyez pas dans l’injonction”, conseille Carine Bianucci aux policiers. La brigadière-chef explique qu’il faut préparer les victimes au temps de la justice, leur expliquer que le processus peut être long. Le rapport de l’inspection générale relève que même quand il y a plainte, celle-ci ne débouche sur des enquêtes que dans 18% des cas. Elles sont la plupart du temps (80%) classées sans suite. Elle tente de positiver: “Si chacun fait de son mieux, la situation peut changer. Une plainte bien rédigée peut accélérer une enquête.” Les policiers s’interrogent sur les procédures à suivre, détaillent l’histoire de cette femme battue à qui ils ont eu du mal à trouver un hébergement d’urgence il y a quelques jours, décrivent le manque de référents. Pour eux, Carine Bianucci est la bouée de sauvetage. “Je suis un peu l’amie qu’on appelle en cas de problème”, dit-elle. Salima Guidoum la connaît depuis une quinzaines d’années. À l’époque, Carine Bianucci était encore enquêtrice. “C’est pas une flic comme les autres, appuie-t-elle. C’est pas dans la culture des forces de l’ordre de faire du social. C’est elle qui est à l’origine du travail de sensibilisation que la police mène aujourd’hui.” Elle prend un exemple: “Un jour, une femme dénonçait un viol conjugal. À l’accueil des plaintes, on lui a demandé comment elle était habillée quand elle dormait...”
“Des enfants, mais pas de mec”
Carine Bianucci est l’aînée d’une fratrie de sept enfants, pas tous du même père. “C’est le bordel. Même nous, on ne s’y retrouve pas.” Sa mère les a élevés seule, “dans l’entraide et la cohésion”. “Elle voulait des enfants, mais pas de mec. Elle a réussi.” À l’âge de 26 ans, la future policière a retrouvé son géniteur. Il lui a demandé de faire un test de paternité. “Je l’ai mal pris. Je ne l’ai plus revu.” Son enfance s’est déroulée entre les blocs d’immeubles ocre et blanc de la cité de La Castellane. Les Bianucci étaient pauvres, “d’une pauvreté que peu de monde connaît aujourd’hui”, précise Carole, la soeur de la policière. Cette dernière développe: “Un Noël, ma mère a vendu la voiture pour acheter des cadeaux. C’était con, quand même! On n’avait plus de voiture.” À La Castellane, Carine apprend à “courir vite”. Elle se souvient de ce soir, quand elle avait 6 ou 7 ans, où elle sort de chez une amie et où deux garçons la coursent. Elle cherche une issue et se réfugie au hasard dans un appartement inconnu. Un père de famille la raccompagnera chez elle. La police? Carine n’y pensait pas vraiment. C’est à la boxe que des agents lui ont suggéré l’idée. “Je ne suis plus arrivée à la faire sortir de ma tête”, dit-elle. À 26 ans, elle sort de l’école et rejoint la compagnie départementale d’intervention des Yvelines. “J’avais l’impression d’être en guerre tous les soirs.” Elle aime bien. En 2001, elle intègre la Brigade de sûreté urbaine (BSU) de Martigues. En juin 2003, arrive l’affaire Nadine Chabert, du nom de cette mère de famille, adepte du spiritisme, qui disparaît alors à Fossur-mer et dont le corps ne sera jamais retrouvé. Des cheveux, qui pourraient être ceux de la victime, sont prélevés dans le coffre de la voiture familiale. La jeune policière veut que l’enquête se penche sur le mari, avec qui la femme était en instance de séparation au moment de sa disparition. Le commandant ne l’écoute pas. Mais Carine Bianucci parvient à imposer son point de vue. “Elle bouffait Chabert, elle dormait Chabert”, se rappelle Magali Pozzolo, qui était enquêtrice à ses côtés. Condamné pour meurtre à 20 ans de réclusion en septembre 2010, Patrick Chabert a été acquitté en décembre 2011. Carine est toujours convaincue de sa culpabilité. Une autre affaire, survenue en 2009, a longtemps hanté la policière. En octobre, cette année-là, une fillette de 10 ans est retrouvée nue, pendue à une corde à sauter. L’autopsie révèle qu’elle a été violée. “Elle s’est suicidée. Mais en ce qui concerne le viol, on ne sait pas qui est le coupable. C’est très dur de ne pas savoir, de vivre avec ce vide-là.”
Récemment, Carine Bianucci a suivi de près le Grenelle contre les violences faites aux femmes et écouté les quelques mesures annoncées concernant les forces de l’ordre: la création de 80 postes supplémentaires d’intervenants sociaux dans les commissariats et gendarmeries ou le renforcement de la formation initiale et continue concernant l’accueil des femmes victimes de violences conjugales. Quand on lui demande ce qu’elle en pense, l’uniforme reprend le dessus. La policière s’abstient de toute critique, si ce n’est pour noter le caractère encore abstrait des annonces. Le Grenelle a, selon elle, au moins eu l’avantage de braquer les projecteurs sur le sujet. Pour le reste, elle ne jure que par les initiatives locales avec des partenariats renforcés entre les différents acteurs. “Quand tout le monde est motivé, ça donne des résultats”, dit-elle. Le 16 décembre, Carine Bianucci rejoindra le Bureau départemental d’aide aux victimes (BDAV) de Marseille. Ce service, entre autres, forme le personnel de police, crée et entretient des liens entre les partenaires institutionnels et associatifs. Personne ne sait encore si le poste qu’elle occupe actuellement sera remplacé.
“Une femme battue passe sept fois devant un commissariat avant de déposer plainte” Carine Bianucci