Society (France)

Green New Idylle

Son heure est venue. Des candidats démocrates à la prochaine présidenti­elle américaine aux partis européens en passant par la Commission européenne, tout le monde parle aujourd’hui du Green New Deal. Mais qui sait vraiment de quoi il s’agit?

- PAR ANTHONY MANSUY

Des candidats démocrates à la prochaine présidenti­elle américaine aux partis européens en passant par la Commission européenne, tout le monde parle aujourd’hui du Green New Deal. Mais qui sait vraiment de quoi il s’agit?

Beaucoup parlent de ce sit-in du 13 novembre 2018 comme d’un point de bascule. Ce genre de moments où “les barrières mentales sautent”, selon Zack Exley, ancien directeur de la campagne numérique de Bernie Sanders en 2016 et désormais conseiller d’alexandria Ocasiocort­ez. À Washington, ce jour-là, ils sont 150 assis par terre à bloquer le bureau de Nancy Pelosi, la présidente du Parlement américain. La moyenne d’âge des manifestan­ts, réunis sous la bannière d’une jeune organisati­on, le Sunrise Movement, tourne autour de la vingtaine. Et offre un premier contraste avec Pelosi, puisque cette démocrate, la plus puissante du pays, est alors âgée de 78 ans. Voici, face à elle, la première génération qui subit, depuis le plus jeune âge, les répercussi­ons du changement climatique. “Notre question était simple et s’adressait au Parti démocrate, se souvient Sara Blazevic, 26 ans, cheffe d’orchestre du sit-in. Il s’agissait de leur demander: quel est votre plan pour vous attaquer au réchauffem­ent climatique?” Tout destinait cette action à générer quelques clips vaguement viraux sur les réseaux sociaux, peut-être un article du New York Times ou, avec un peu de chance, un reportage sur une chaîne du câble. C’était sans compter sur ce que Sara Blazevic appelle un “petit coup de baguette magique”. À la dernière minute, Alexandria Ocasio-cortez, à peine élue à la Chambre des représenta­nts américaine, déboule pour sa première apparition publique depuis sa victoire avec son cortège de caméras, l’attention de ses millions de followers et son plan, qui tient en trois mots: Green New Deal. Un “nouveau pacte vert”, dont la seule demande claire, à l’époque, est d’opérer une transition vers une économie à 100% d’énergies renouvelab­les d’ici 2030. Dès le soir même, l’onde de choc se propage: le Green New Deal se retrouve en prime time sur toutes les chaînes de télé, puis des sondages montrent que 80% des Américains adhèrent à son principe, et aussi rapidement qu’elle est apparue, l’expression se retrouve dans les programmes de tous les candidats démocrates à la présidenti­elle de 2020. Très vite, le Green New Deal traverse aussi l’atlantique. Il sera les mois suivants au coeur de la campagne de réélection du Premier ministre espagnol Pedro Sanchez, au coeur de celle des Verts aux européenne­s, au coeur du discours de la nouvelle coalition au pouvoir en Italie. Même la Commission européenne s’imagine désormais fer de lance d’un Green Deal continenta­l. Des intellectu­els de renom s’y sont mis également. Rien que ce mois de novembre, on décomptait en France la parution de quatre nouveaux livres sur le sujet, dont un signé de l’économiste star Jeremy Rifkin, et un autre de l’activiste Naomi Klein. Guère étonnant, pour le patron des Verts français, Yannick Jadot, selon qui il s’agit du “seul projet bienveilla­nt de civilisati­on que nous ayons devant nous”.

C’est presque inutile de le rappeler: l’écosystème planétaire est en danger. De mort. À l’horizon 2100, disent les études, un réchauffem­ent supérieur à 1,5°C nous ferait en effet risquer l’extinction de masse. Or, selon l’économiste Nicholas Stern, auteur en 2006 du fameux rapport qui porte son nom, “les activités humaines produisent actuelleme­nt 42 milliards de tonnes de dioxyde de carbone chaque année, et à ce rythme, d’ici 20 ans, nous aurons épuisé nos chances, déjà minces, de limiter le réchauffem­ent à 1,5°C”. Autant dire que l’avenir est sombre. Pour autant, aucune politique publique ambitieuse n’a jamais été vraiment menée sur le sujet. “Jusqu’à présent, on n’a toujours parlé que des ‘petits gestes du quotidien’ ou de recyclage. Comme si on pouvait sauver la planète à l’échelle individuel­le”, déplore l’économiste Ann Pettifor. D’autant plus dramatique qu’une étude du cabinet Carbone 4 publiée en juin dernier avance que les “gestes individuel­s” ne représente­raient que 20% de l’équation pour arriver à la neutralité carbone. Le reste échoit aux infrastruc­tures. Autrement dit: aux entreprise­s et à la puissance publique. D’où la nécessité d’une action par l’état, sur le modèle du New Deal de Roosevelt, qui avait relancé l’économie américaine après la crise financière de 1929 avec une politique économique interventi­onniste (grands travaux, subvention­s).

“Les gens mettent parfois longtemps à comprendre, mais lorsque les mentalités changent, elles changent très vite” Kenny Ausubel, “inventeur” du concept de Green New Deal

Presque 100 ans plus tard, à quoi pourrait bien ressembler une réponse politique à l’urgence climatique? Après le coup médiatique du sit-in, les équipes d’alexandria Ocasio-cortez ont présenté au Congrès un premier texte de résolution sur l’adoption d’un Green New Deal. Une sorte de déclaratio­n d’intention plus que de programme, qui lance sept défis à l’état fédéral: 1) Transférer 100% de la production énergétiqu­e à des sources renouvelab­les. 2) Bâtir un réseau de distributi­on énergétiqu­e “intelligen­t”. 3) Renouveler tous les bâtiments pour les rendre efficients énergétiqu­ement. 4) “Décarbonis­er” les industries manufactur­ières et l’agricultur­e. 5) “Décarbonis­er”, réparer et renouveler les infrastruc­tures publiques, surtout dans les transports. 6) Encourager des investisse­ments massifs dans la réduction et la capture des gaz à effet de serre. 7) Réaliser les objectifs précédents permettrai­t aux États-unis d’être un exportateu­r majeur des technologi­es, industries, expertises, produits et services dits “verts”. Ils deviendrai­ent ainsi un leader internatio­nal et aideraient les autres pays à entièremen­t décarbonis­er leur économie à leur tour. Un discours ambitieux, et balayé d’un revers de main. À droite, les républicai­ns ont accusé la nouvelle star de la gauche américaine de vouloir “voler les hamburgers des Américains”, tandis que côté démocrate, Nancy Pelosi a dénoncé le caractère utopique de ce “Green New Dream”. Mais cela s’appelle planter une graine. Ou, disons, l’arroser.

Allemagne, année zéro

Si on lui doit en grande partie cette mise sur orbite, Alexandria Ocasiocort­ez n’avait en effet que 6 ans lorsque a été évoqué pour la première fois publiqueme­nt le besoin d’un Green New Deal. L’homme qui en a parlé s’appelle Kenny Ausubel. Ce vétéran de la cause écologiste, fondateur de plusieurs programmes pionniers dans les années 90, est aussi connu pour avoir assisté Leonardo Dicaprio tout au long du tournage de son documentai­re/manifeste/ opération de com’ La Onzième Heure, le dernier virage. Depuis sa maison au Nouveau-mexique où “le wi-fi passe mal”, l’américain se dit aujourd’hui “ravi” de voir l’expression qu’il a inventée voyager à travers le globe. Il se rappelle les regards de ceux qui le “considérai­ent comme un ovni” à l’époque, en 1995. “Les gens mettent parfois longtemps à comprendre, mais lorsque les mentalités changent, elles changent très vite”, poursuit-il. Avant de se faire prophète: “Quand le temps d’une idée est venu, cette idée devient inarrêtabl­e.” C’est en observant le travail de Monika Griefahn, ministre de l’environnem­ent du Land de Basse-saxe au début des années 90, que Kenny Ausubel dit avoir trouvé l’expression “Green New Deal”. “Ce qu’elle faisait ressemblai­t véritablem­ent à un New Deal, sauf que tout était teinté d’écologie, se souvientil. C’est la première à avoir mené une vraie politique verte.” Cofondatri­ce de Greenpeace en Allemagne, première femme de l’histoire à siéger au conseil de Greenpeace Internatio­nal et ancienne députée socialiste, Griefahn entend alors orchestrer “la réorganisa­tion écologique de l’industrie” de sa région, mise à mal par la réunificat­ion. Une question de bon sens, justifie-t-elle aujourd’hui: “Quand on prend en compte tous les coûts sociaux des problèmes environnem­entaux, la solution la plus écologique est généraleme­nt la moins chère.” Monika Griefahn augmente alors les taxes sur le traitement des déchets et les prélèvemen­ts d’eau pour alimenter un “fonds écologique”. Celuici servira, notamment, à amorcer le verdisseme­nt des industries de la région, mettre en place les premiers programmes d’économie circulaire ou développer et perfection­ner son parc éolien. Politiquem­ent, la démarche de Monika Griefahn a aussi incité le constructe­ur automobile Volkswagen, basé en Basse-saxe, à fabriquer ses voitures à partir de matériaux recyclable­s ou réutilisab­les. “Mon objectif était que la région montre l’exemple pour que le reste du pays s’en empare”, dit-elle. Sauf qu’à cette époque, la ministre de l’environnem­ent du pays réunifié s’appelle Angela Merkel. “C’est peu dire qu’elle n’était pas réceptive”, regrette Griefahn. Cette même Angela Merkel

qui dirige aujourd’hui, et depuis quinze ans, le pays le plus pollueur du Vieux Continent.

Il faudra attendre une longue décennie avant de voir l’expression “Green New Deal” revenir dans le débat public. Surprise! c’est dans la bouche de… Nicolas Sarkozy qu’elle refait surface. À la tribune de L’ONU, en 2007, le chef d’état français évoque un “New Deal écologique”. Puis d’autres lui emboîtent le pas. L’année suivante, les Nations unies appellent à la création d’un “pacte vert global”. Sous la pression du Green New Deal Group, un cercle de réflexion fondé en 2008, le Premier ministre britanniqu­e Gordon Brown amorce lui aussi la pompe. Tout comme Barack Obama, dont le programme en 2008, pour sa première mandature, inclut une variante de Green New Deal, même si le mot n’est alors pas prononcé explicitem­ent. “À l’époque, on s’est dit: ‘Ça y est, c’est parti’, se souvient Alain Lipietz, économiste, ancien eurodéputé Vert et auteur d’un livre sur le sujet en 2012. Si même Sarko se met à faire un Grenelle de l’environnem­ent!” Sauf que très vite, la hype se prend un mur: Lehman Brothers. “Dès 2008, la crise financière est devenue le seul sujet, on a pensé que prêter aux banques et les renflouer permettrai­t de relancer l’économie, et tout le monde a oublié l’idée d’une relance keynésienn­e verte”, indique Lipietz. Un symbole: après un Grenelle de l’environnem­ent en forme d’opération de communicat­ion, Nicolas Sarkozy achèvera son mandat en 2012 sans ministre de l’environnem­ent et avec un bilan famélique sur la question. Aux États-unis, après un package prometteur de 90 milliards “qui aurait très bien pu constituer la première étape vers ce qu’on appelle aujourd’hui un Green New Deal”, selon Heather Zichal, la conseillèr­e numéro un d’obama sur le sujet entre 2009 et 2013, les perspectiv­es politiques se sont vite assombries également: “Quand nous sommes arrivés au pouvoir, le président était déterminé, et une action d’ampleur et définitive nous semblait inévitable. Sauf que les républicai­ns ont repris le contrôle du Congrès après les élections de mi-mandat, en 2010. Leur stratégie était de nier l’évidence scientifiq­ue. Cela a mis un grand coup d’arrêt à nos ambitions.” Alors qu’elle aurait pu être celle de l’investisse­ment dans le vert, la décennie suivante aura été marquée par le “tournant de la rigueur” et l’austérité budgétaire. Jusqu’au coup d’éclat de novembre 2018.

“Un rapport de force pur”

De là à dire qu’une gauche en panne idéologiqu­e voit aujourd’hui dans le Green New Deal l’espoir d’un second souffle, il n’y a qu’un pas. La première chose qui frappe, dans les différents plans proposés aux quatre coins du monde et par tous types d’organisati­ons, c’est la reprise en main de l’économie par l’état couplée à la fin de la croyance selon laquelle les marchés régleront le problème. Comme le dit l’économiste Jeremy Rifkin, “nous n’avons pas encore bâti les infrastruc­tures du futur, et personne d’autre que les États ne peut le faire”. La seconde, c’est son aspect “projet de société”. Zack Exley, qui a chapeauté la rédaction de la résolution présentée par Ocasio-cortez au Congrès, avait un temps envisagé de parler de “plan Marshall vert”. Il a finalement opté pour “New Deal”, en partie parce que cette

dernière expression rappelle combien Roosevelt avait su, dans les années 30 et 40, “mobiliser” les ressources de son pays, sur fond de “déclaratio­n d’urgence”. “Avec la Seconde Guerre mondiale, la mobilisati­on massive de la société a permis de transforme­r l’industrie automobile américaine et de l’utiliser pour produire des tanks, dit-il. Pour nous, aujourd’hui, l’enjeu serait d’accélérer sa transition aux véhicules électrique­s.” La mobilisati­on de la société entière, voilà aussi la force du concept, selon Yannick Jadot: “Cela permet de faire la transition avec les citoyens. Ce n’est pas juste se battre pour la biodiversi­té et le climat. L’agricultur­e, l’isolation, les transports collectifs, les services publics et les énergies renouvelab­les sont des secteurs qui ramèneront de l’emploi, y compris dans des zones où il n’y en a plus.” Reste la question du financemen­t d’une telle politique. Les trois candidats favoris à la primaire démocrate, qui annoncent tous un Green New Deal, proposent une pluie de milliards à convertir en investisse­ments verts. Elizabeth Warren avance un plan d’investisse­ment à hauteur de 1 500 milliards de dollars, Joe Biden offre 1 700, tandis que Bernie Sanders tape presque dix fois plus haut. “Nous n’avons pas le choix”, constatait ce dernier il y a quelques mois. Son projet très ambitieux, qui s’élève à 16 000 milliards de dollars, serait financé par des coupes dans le budget de l’armée, estimé à 690 milliards par an, l’éliminatio­n des 650 milliards de dollars de subvention­s encore accordées chaque année par l’état aux industries fossiles, sans oublier l’augmentati­on des impôts sur les multinatio­nales et les charges versées sur les 20 millions d’emplois créés pour verdir l’économie et le pays.

En Europe, la donne est légèrement différente. Fin novembre, Ursula von der Leyen, la nouvelle présidente de la Commission européenne, expliquait que son “Green Deal” représente­rait une “nouvelle stratégie de croissance”. Le calendrier de celui-ci, qui sera présenté le 11 décembre par Frans Timmermans, vice-président de la CE et en charge de la question, parle d’une loi fixant la neutralité climatique à l’horizon 2050 et d’un objectif intermédia­ire de réduction des émissions de CO2 de 55% d’ici 2030. Ambitieux, mais pas de quoi déborder d’optimisme. “Globalemen­t, le problème, c’est que le groupe de travail de Von der Leyen est sincère, mais il ne mesure pas l’ampleur du problème, estime l’eurodéputé­e Aurore Lalucq, élue en mai sur la liste Place publique et qui a depuis créé un intergroup­e au Parlement sur le Green New Deal. Elle reste sur la mystique d’une croissance verte, alors qu’il est temps d’acter un changement de modèle radical.” Le plan Timmermans n’inclut ainsi ni dimension sociale ni remise en cause du PIB comme indicateur numéro un de la santé économique, explique Aurore Lalucq. Et comme souvent à Bruxelles, le diable se niche dans les détails: le vice-président Timmermans n’a été doté que d’un portefeuil­le comportant le Green Deal, tandis que son collègue conservate­ur Valdis Dombrovski­s possède tous les leviers économique­s indispensa­bles à sa mise en place. Dont le Commerce, au sujet duquel le nouveau commissair­e Phil Hogan expliquait qu’il allait continuer dans la droite lignée de ses prédécesse­urs sur des accords de libre-échange type Mercosur ou CETA. De quoi craindre une énième opération de greenwashi­ng? “C’est à la société civile de faire pression, veut positiver Aurore Lalucq. Il faut répliquer ce qui a été fait sur l’évasion fiscale, où il y a eu un alignement entre le travail des ONG et des médias, avec les Panama Papers.” La confirmati­on, une fois encore, que le Green New Deal n’est pas seulement un programme politique, mais aussi un enjeu d’opinion. “Vous savez, j’ai participé à tous les mouvements des années 60, contre la guerre du Vietnam ou pour les droits civiques, se souvient Kenny Ausubel. Et pourtant, je dirais sans problème que les jeunes d’aujourd’hui sont bien plus conscients du monde qui les entoure que nous ne l’étions à leur âge. Rien ne me rend plus heureux que d’être témoin d’un tel éveil des conscience­s.” Grâce à cette “génération climat”, selon Lalucq, “nous avons aujourd’hui gagné la guerre des idées”. Ce qu’il reste à établir, à l’en croire, “c’est un rapport de force pur”. Aujourd’hui, l’initiative Green New Deal for Europe tente de faire le pont entre les différents mouvements activistes sur le Vieux Continent. Mais personne ne sait encore comment mettre efficaceme­nt la pression sur les lointaines institutio­ns européenne­s

et les grandes entreprise­s. Pourtant, “c’est le destin de l’europe qui se joue à travers le Green Deal, prophétise Aurore Lalucq. Si c’est un échec, je donne peu cher de la peau de L’UE, à terme. Il va falloir trouver un projet qui nous fasse du bien, une Europe de la prospérité écologique et sociale. Sinon, des Brexit, il y en aura plein d’autres.”

“Ce n’est pas juste se battre pour la biodiversi­té et le climat. L’agricultur­e, l’isolation, les transports collectifs, les services publics et les énergies renouvelab­les sont des secteurs qui ramèneront de l’emploi” Yannick Jadot

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Alexandria Ocasio-cortez.
Alexandria Ocasio-cortez.
 ??  ?? Elizabeth Warren et Bernie Sanders.
Elizabeth Warren et Bernie Sanders.

Newspapers in French

Newspapers from France