Society (France)

À fond la mode

Depuis que le rappeur marseillai­s Jul s’affiche en veste Kalenji dans ses clips, le Decathlon des Terrasses du Port, à Marseille, écoule ce modèle comme des petits pains. Parce que la vie est plus belle en “Kalenjul”?

- PAR JOACHIM BARBIER, À MARSEILLE PHOTOS: YOHANNE LAMOULÈRE POUR SOCIETY

Depuis que le rappeur marseillai­s Jul s’affiche en veste Kalenji dans ses clips, le Decathlon des Terrasses du Port, à Marseille, écoule ce modèle comme des petits pains. Parce que la vie est plus belle en “Kalenjul”?

Ils sont une petite dizaine de préadolesc­ents sapés en polaires Quechua qui baguenaude­nt dans les allées du centre commercial des Terrasses du Port, à Marseille. Arrivés à l’entrée du Decathlon, ils se font refouler par la sécurité. Sans que l’on sache vraiment pourquoi, si ce n’est l’arbitraire du vigile dont l’oeil doit détecter le profil type du chapardeur. C’est vrai qu’ils ont des attitudes de chats sauvages et un sacré bagout. Pourquoi portentils des vêtements de la marque Decathlon, pour commencer? L’un d’eux répond: “Parce que c’est pas cher et qu’on peut mettre tout le reste dans le shit.” Il désigne l’un de ses potes: “Regardez, lui, il est bac+7 de shit”, avant de s’envoler en rigolant dans les couloirs de la galerie marchande. La plupart ont néanmoins plus de chance, ou inspirent moins de méfiance. Dans les allées du magasin d’articles de sport se promènent des petites bandes d’adolescent­s et de jeunes adultes habillés des marques Kalenji et Quechua. Des lignes conçues au départ pour faire du jogging ou de la randonnée et devenues,

grâce notamment aux rappeurs, des symboles de streetwear cool et d’humilité assumée. De plus en plus, les pièces à 30 euros de l’enseigne préférée des Français se portent avec la même fierté que du Nike ou du Lacoste. Une tendance à l’ultranorma­lité qui casse les codes bling-bling et la surenchère d’affichage de luxe clinquant du genre.

Amine et Kaissam habitent à Miramas, à une soixantain­e de kilomètres, et sont venus faire des emplettes dans le centre commercial marseillai­s. À 25 ans, ils ont déjà une longue histoire d’amour avec les marques de Decathlon derrière eux. “Franchemen­t, ils ont mis du temps à rentrer dans le game, mais maintenant, c’est du streetwear. Quechua, c’est les meilleurs ; Kalenji, ça se renouvelle moins vite”, estime Amine, qui porte trois épaisseurs de Kalenji/quechua sur le corps. Il ajoute: “On a commencé au lycée et je portais même les pantalons de randonnée.” Pour Kaissam, “c’est Marseille qui a lancé la mode, parce que avant, c’était vraiment un truc normal”. Luca et Redouane, 14 et 15 ans, venus des Chartreux, un quartier de la ville, assurent que “plus personne ne se moque au collège quand tu en portes. Dans la cour, tu vois quatre marques: Quechua, Kalenji, Nike et Lacoste”. Pour

Redouane, “la différence, c’est le prix. Pour 25 ou 30 euros, t’es habillé de bas en haut”. Ce que confirme Amine: “Vu comment les prix ont augmenté pour les marques de streetwear, tu ne peux plus te payer leurs vêtements, c’est 150 euros. Là, t’es bien, t’es au chaud avec des petits budgets.” Alan et Djassem entrent dans le magasin Lacoste du centre commercial “pour voir plus que pour acheter”. Eux aussi habillés en marques Decathlon. Ils viennent de la cité de la Paternelle. Ils ont commencé à porter ces tenues il y a trois ans, parce que les grands du quartier les avaient validées. Et puis, “on a commencé à grandir, on a eu de l’argent” et depuis, ils portent l’uniforme. “Adidas, c’est juste pour les survêtemen­ts de foot. Sinon, c’est tous les jours veste Quechua, gilet Kalenji et les Nike TN aux pieds, comme tout le monde, quoi.” Malone, 16 ans, est descendu de la région parisienne avec deux bonnes raisons: ir sa copine rencontrée l’été dernier dans un club en Tunisie, et parce qu’il espérait secrètemen­t que les Decathlon de la cité phocéenne proposerai­ent des modèles uniques introuvabl­es ailleurs. Finalement, l’épicentre du kalenjisme n’a rien de plus à offrir, mais Malone, sa copine et leur groupe de potes se lancent dans un débat pour savoir si cette tendance “fait caillera ou pas”. Avant que Malone ne tranche:

Pourquoi s’habiller chez Decathlon? “Parce que c’est pas cher et qu’on peut mettre tout le reste dans le shit!”

“Seulement la veste Kalenji matelassée sans manches.” Celle qu’il porte au-dessus d’un jogging Suzuki. Accompagné­e de deux copines, Syrine, accoudée le long de la patinoire provisoire installée sur le toit des Terrasses pendant la période des fêtes, confirme en pouffant: “Kalenji, c’est pas pour les payots! Je viens d’aix-en-provence, il y en a beaucoup moins, c’est pas des marques pour les petits bourges.” Elle joue au foot, en club, et elle ne porte que des survêtemen­ts d’équipes, comme celui du Milan AC ce jour-là. Dessous, deux couches de Kalenji. Avec deux autres copines, Marie et Bella, elles sont définitive­s: “Comme on met tout l’argent dans les baskets, des Nike à 160 euros, il reste plus beaucoup pour le reste.” Même choix par défaut pour Amine: “Je porte que des requins aux pieds, ça c’est pas négociable.”

“On s’habille comme on parle”

Le Decathlon des Terrasses du Port de Marseille est le magasin de l’enseigne “qui vend le plus de modèle de veste Run Warm Kalenji au monde”, reconnaît Rémi Lepers, le directeur du lieu. La faute à une vidéo de l’une des stars locales du rap, Jul, qui s’affichait en Run Warm après avoir porté en 2016 une doudoune bleue Quechua dans son clip En Y. Depuis, “comme on est le magasin le plus proche des quartiers nord, les volumes vendus sont assez astronomiq­ues, poursuit le directeur, qui rigole quand désormais les clients viennent demander la veste ‘Kalenjul’. Alors, on l’a mise bien en avant”. Jul n’est pas le seul rappeur à avoir rendu cool les marques Decathlon. En juin dernier, le groupe 2MR Squaad déclarait sa flamme dans un featuring improvisé en scandant “Quechua everyday”. Alors que Koba LAD, le rappeur d’évry, avouait son amour pour les k-way Quechua même si, dans ses clips, il joue à fond la carte grosse cylindrée, Rolex et marques italiennes de luxe. Une popularité dans les quartiers qui trace sa route dans le sillage d’une autre tendance: le survêtemen­t, et plus largement tous les vêtements de sport sont devenus des fringues portables en toutes circonstan­ces. Un déplacemen­t de la vocation du produit et de la raison d’être de Decathlon que l’enseigne prend avec humour. “À chaque fois qu’un rappeur s’affiche avec nos marques, nos community managers jouent làdessus avec beaucoup de second degré. Mais on ne va pas essayer de faire le buzz. Cela se fait malgré nous, et on ne veut pas que nos clients oublient qu’on est un magasin de sport. On ne fait pas du streetwear, reprend Rémi Lepers, qui observe les choses avec recul: Ce n’est pas non plus de l’ordre du succès du masque de snorkeling Easybreath ou de la tente Quechua, c’est un petit épisode local et culturel qui durera le temps que ça durera.”

Pour le Marseillai­s Tarik Chakor, maître de conférence en management et cocréateur de La Firme, une société qui monte des partenaria­ts entre artistes et marques, “en portant du Decathlon, Jul revendique sa simplicité. Ce n’est pas forcément une stratégie réfléchie, mais c’est une façon de dire: ‘Je n’ai pas oublié d’où je viens.’ Le gars vend des millions de disques, mais est capable de monter sur scène en claquettes/chaussette­s”. Selon lui, la tendance raconte l’évolution du rap. “Il y a 20 ans, le groupe Ärsenik portait du Lacoste, mais il a fallu attendre deux décennies pour que la marque accepte de signer des partenaria­ts avec les rappeurs comme Moha La Squale ou Roméo Elvis. Entre-temps, le rap est devenu la nouvelle pop, la musique que tout le monde écoute.” Il suppose aussi que ce mélange entre l’humilité des produits de Decathlon et le luxe d’un polo Lacoste portés dans le même ensemble est peut-être un miroir de Marseille: “On s’habille comme on parle. Dans la même phrase, on va mettre du français, deux mots d’arabe et un mot de gitan.” Dans certains cas, et plus prosaïquem­ent, les marques passe-partout de Decathlon seraient aussi un bon moyen de ne pas se faire repérer. Ainsi, pour le responsabl­e sécurité d’un office HLM de Seine-saint-denis, “les flics repèrent sur les caméras de surveillan­ce les petites mains du trafic à leurs survêtemen­ts de club de foot. Ils les appellent ‘Chelsea bleu’ ou ‘Dortmund noir’. Un mec en Kalenji, comme Monsieur Tout-le-monde, c’est beaucoup plus difficile

RUSÉ.•TOUS à identifier”.

“Kalenji, c’est pas pour les payots! Je viens d’aix-en-provence, il y en a beaucoup moins, c’est pas des marques pour les petits bourges”

Syrine

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Syrine, au milieu.
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Alan et Djassem.
Malone. Alan et Djassem.
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Amine et Kaissam.

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