Society (France)

“Quand je suis arrivée, j’ai cru à une zone de guerre”

- – HÉLÈNE COUTARD

Dans Fracture, prix Pulitzer 2019, Eliza Griswold enquête sur les nombreux sites de fracturati­on hydrauliqu­e que compte l’amérique. Et sur les dégâts environnem­entaux et sanitaires que cause cette technologi­e, qui vise à récupérer du pétrole ou du gaz dans des sols denses.

Fracture se déroule en Pennsylvan­ie. Pourtant, vous racontez que l’idée du livre vous est venue dans le Nord du Nigeria. En 2013, j’y étais pour écrire sur Boko Haram. Un jour, un pont s’est effondré. Et chez moi, aux États-unis, celui de l’interstate-35 Ouest, à Minneapoli­s, s’était aussi écroulé quelques années plus tôt (en 2007, ndlr), provoquant la mort de treize personnes. Ça faisait des années que je travaillai­s à l’étranger et, soudaineme­nt, j’ai réalisé qu’on avait les mêmes problèmes aux États-unis. On n’investit jamais assez dans nos biens communs, les infrastruc­tures ou la santé, par exemple. Je suis donc rentrée en Amérique et je me suis dit que j’allais écrire sur ces nombreux ponts dangereux qu’on continue d’utiliser. Puis cette enquête m’a amenée en Pennsylvan­ie, où j’ai réalisé que la vraie histoire, c’était que l’extraction hydrauliqu­e reproduisa­it le même schéma que j’avais vu au Nigeria ou au Soudan.

C’est-à-dire? J’ai rencontré une dame nommée Stacey Hanley à une réunion locale d’agriculteu­rs mécontents, et elle m’a invitée chez elle le lendemain. Quand je suis arrivée, j’ai cru à une zone de guerre. Le plus choquant, c’était de voir cette juxtaposit­ion extrême entre sa ferme bucolique, ses animaux, ses enfants et, à peine quelques mètres plus loin, des camions géants, des gazoducs. Une industrial­isation de masse, tout simplement. Les Hanley étaient empoisonné­s par ces infrastruc­tures. Un an auparavant, leurs animaux avaient commencé à mourir. Stacey avait ensuite fait des tests sur elle et sa famille. Quand on s’est rencontrée­s, les résultats venaient de tomber, ils montraient qu’il y avait des produits chimiques toxiques dans son organisme et dans celui de ses deux enfants.

À Amity et Prosperity, les deux petites villes où se passe votre histoire, beaucoup de gens ont pourtant rapidement accepté de louer leurs terrains à la compagnie d’extraction Ranche. Pourquoi? Tout simplement parce qu’ils avaient besoin de cet argent. Dans ces régions, cela fait un siècle que les compagnies d’extraction de charbon, de gaz, de combustion­s fossiles débarquent et exploitent les ressources du sous-sol sans rien donner aux habitants. Finalement, quelqu’un se pointe et propose de payer, parfois un peu, parfois beaucoup d’argent. Les habitants savent bien que ça va se passer avec ou sans eux, alors ils préfèrent au moins, pour une fois, ramasser un peu du pactole.

Au-delà du cas des Hanley, quelles sont les conséquenc­es de l’extraction hydrauliqu­e? Il y a des conséquenc­es environnem­entales et sociales. Les déchets toxiques qui sont extraits en même temps que le gaz peuvent empoisonne­r l’air et l’eau, ce qui rend alors malades les animaux, les enfants, les adultes. À court terme, cela provoque souvent des difficulté­s respiratoi­res, des dangers pour les femmes enceintes, et à long terme, cela expose les population­s à des cancérigèn­es connus, à peine à une centaine de mètres de chez eux. Socialemen­t, les communauté­s sont divisées, entre celles qui gagnent de l’argent et les autres. Cela encourage également les adolescent­s à quitter l’école tôt, parce qu’ils préfèrent prendre ces jobs liés à l’extraction, qui durent un ou deux ans, pour gagner un peu d’argent ou avoir une assurance maladie.

Il y a également, parfois, des tremblemen­ts de terre liés à cette technique. Est-ce que cela peut être dangereux? Surtout en Ohio, et en Pennsylvan­ie. Ils peuvent être de gravité variable et sont provoqués par le fractionne­ment de la roche, mais aussi par la technique utilisée ensuite pour enfouir les déchets toxiques dans des puits d’évacuation.

À quel point la fracturati­on hydrauliqu­e est-elle développée aux États-unis? En Europe, il existe ce concept appelé ‘principe de précaution’: si on ignore si quelque chose est dangereux ou pas, on ne l’utilise pas jusqu’à ce que l’on sache. Aux États-unis, on fait les choses et on voit après si ça fait des dégâts. Résultat: dans les États riches en ressources naturelles, c’est très développé. Alors qu’on sait que le gaz coûte généraleme­nt plus cher à extraire que ce qu’il rapporte. Les compagnies d’extraction et les investisse­urs de Wall Street gagnent de l’argent, mais d’un point de vue global, ça n’a aucun sens économique.

Dans la cartograph­ie de la politique américaine, les population­s rurales sont rarement vues comme des votes potentiels pour la gauche écologiste. Est-ce que ce genre de débat peut créer de nouveaux positionne­ments politiques? En fait, même si on en parle peu, il y a une longue histoire entre l’amérique rurale et les questions environnem­entales. Notamment chez les mineurs. En 2016, par exemple, Stacey a fini par voter pour Jill Stein, la candidate du Parti vert, et je pense que cette année elle ne votera pas pour Trump non plus. Côté démocrate, Bernie Sanders veut interdire cette technologi­e, alors peutêtre que le sujet va devenir plus central maintenant qu’il se retrouve face à Biden.

Votre enquête se passe dans une partie du pays souvent décrite comme étant ‘l’amérique de Trump’. Et vous avez d’ailleurs déclaré qu’il avait été plus facile pour vous de parler à des Afghans qu’avec d’autres Américains. Oui, je le pense vraiment! Quand je vais en Afghanista­n, en Somalie, je ne suis pas identifiée. Ici, en tant que journalist­e au

New Yorker, ou même simplement en tant qu’américaine qui vient de New York, je suis immédiatem­ent cataloguée comme une ennemie. Et de l’autre côté, les journalist­es qui se rendent dans le ‘Trump Country’ trouvent quelqu’un au hasard et font une interview de cinq minutes. D’un côté comme de l’autre, le dialogue est rompu. Les Américains ne se parlent plus.

Comment vont les Hanley aujourd’hui? Ils vont bien mieux. La maladie du fils de Stacey n’a jamais été reconnue officielle­ment comme une conséquenc­e de la présence du site de fracturati­on, mais le fait que Ranche ait fini par passer un accord juridique avec eux dit d’une certaine façon qu’ils acceptent cette responsabi­lité. Le montant de cet accord était tenu secret, mais il a fuité dans la presse depuis et on sait désormais que les Hanley et leurs voisins ont touché trois millions de dollars.

Lire: Fracture (Globe)

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