LA REVANCHE DU PANGOLIN
Braconné en Afrique, prisé en Chine pour sa chair et les prétendues vertus médicinales de ses écailles, transporté à travers le monde dans des conditions infâmes, le pangolin est aujourd’hui soupçonné d’être à l’origine de la pandémie de coronavirus qui fait frissonner la planète. Ce qui sonnerait comme une douce vengeance pour ce drôle d’animal, en voie de disparition, victime des hommes et des excès de la mondialisation.
Le “pom pom pom” du générique résonne encore dans la tête de tous les amoureux de la faune sauvage qui, chaque dimanche soir de 1969 à 1990 sur la deuxième chaîne de L’ORTF puis sur TF1, ont vu le bestiaire planétaire parader dans l’émission Les Animaux du monde. Le 8 octobre 1969, le plateau reçoit un invité tout droit venu de Brazzaville: le pangolin. Stupéfiant spécimen que celui-ci. Visez sa tête, pointue et effilée, taillée pour passer dans l’orifice d’une fourmilière –le genre de chasse qu’il chérit. Admirez sa très longue langue, qui se replie à l’intérieur de son abdomen et peut atteindre la taille de l’animal une fois dépliée –un cauchemar pour les fourmis et les termites. Examinez les puissantes griffes de ses pattes antérieures, dont il use exclusivement pour creuser –cet extraordinaire mammifère ne marche que sur ses membres postérieurs, à la façon d’un être humain. Observez sa gestuelle: lorsqu’il se sent menacé, ses écailles se rabattent comme des persiennes, et il se met en boule. C’est d’ailleurs ce qu’il fait maintenant sur le plateau, dans les mains du zoologiste Francis Petter: après avoir tenté de mordre le sous-directeur du Muséum national d’histoire naturelle (en vain, puisqu’il n’a pas de dents), le voilà qui se tortille “comme une pomme de pin. Il a les écailles qui s’emboîtent les unes dans les autres”, explique l’expert, qui précise au passage que “ces animaux sont évidemment comestibles, au même titre que pourrait l’être chez nous un lapin de garenne”. Visiblement terrorisée, la bestiole parvient enfin à s’échapper, non sans détruire une partie du décor.
Cinquante ans plus tard, le pangolin pourrait bien être l’animal qui, acheté vivant sur un marché de Wuhan puis consommé, aurait transmis le Covid-19 à l’homme et semé la pagaille dans le monde. Il est quoi qu’il en soit devenu au cours des dernières décennies un produit que l’on s’arrache dans les pharmacies et les restaurants chinois, et l’objet d’un intense négoce international. Une hérésie, selon Peter Li, spécialiste du trafic d’animaux et professeur à l’université de Houston. Lui a grandi en Chine et assure que ses parents n’ont jamais mangé de pangolin, tout comme la majorité du pays. “La demande en pangolins ne vient pas du consommateur, poursuit-il. Elle a été créée de toutes pièces, pour des raisons économiques.” Longtemps mets de survie, repas épisodique des populations pauvres et rurales vivant à proximité des forêts tropicales, c’est en effet après la grande famine de 1960 –qui fit près de 36 millions de victimes en Chine– que le pangolin a commencé à être consommé massivement. Le régime communiste, qui contrôle alors la chaîne de production, ne parvient plus à subvenir aux besoins de ses citoyens et décide d’ouvrir l’économie à la fin des années 70. “La population est alors encouragée à entreprendre tout ce qu’elle peut afin de sortir de la pauvreté. Cela inclut le commerce d’animaux sauvages”, retrace Peter Li. Ce business, explique le professeur, prend de l’ampleur au milieu des années 80 grâce à un lobbying intense des entreprises du secteur. Celles-ci présentent alors les espèces sauvages comme un moyen d’endiguer la pauvreté et vantent leurs vertus curatives, que l’on trouverait prétendument dans les anciens textes de médecine chinoise. De fait, certains d’entre eux préconisent l’utilisation d’écailles de pangolin dans des remèdes traditionnels ; mais ils mettent en garde contre la consommation du mammifère. Au risque de s’exposer à “de la diarrhée chronique, des convulsions et de la fièvre”, lit-on dans le Bencao gangmu, considéré comme l’ouvrage le plus complet traitant de la médecine traditionnelle chinoise. Même son de cloche chez Sun Simiao, un alchimiste de la dynastie Tang, qui alertait dès 652: “Il y a des aliments cachés dans nos estomacs. Ne mangez pas la viande de pangolin, parce qu’elle pourrait les activer et nous blesser.”
Réseaux mafieux
Malgré ces avertissements et l’interdiction du trafic depuis 2017 en Chine, chair et écailles de pangolin sont aujourd’hui le symbole d’un statut social élevé. Voyez les photos de la “princesse Pangolin”. Cette utilisatrice de Weibo a été arrêtée en 2017 après avoir posté sur le réseau social chinois plusieurs clichés de réjouissances à base de pangolin: une soupe concoctée à partir de huit animaux, dont le serpent et le cygne, –“tellement nourrissante que mon nez en a saigné”, s’extasie-t-elle– et une assiette de riz sauté au sang de pangolin –“très particulier”, selon ses dires. Ces festins de pangolin, dont la viande est réputée délicieuse, plus goûtue que celle d’autres animaux sauvages qui ne mangent que de l’herbe, ont également essaimé à travers toute l’asie. “Dans les pays voisins, notamment ici au Vietnam, la consommation de pangolin explose, en raison du boom économique et de la mode venue de Chine, renseigne Van Thai Nguyen, directeur de Save Vietnam’s Wildlife. Elle est particulièrement prisée par les businessmen et les fonctionnaires du gouvernement.” Par reproduction sociale, le pangolin appâte aujourd’hui une plus ample partie de la population. “C’est un produit auquel on aspire, qui prouve qu’on a réussi: même des
jeunes qui n’ont pas forcément énormément de moyens mais commencent à gagner leur vie en consomment”, précise Alegria Olmedo Castro, doctorante au département de zoologie de l’université d’oxford.
Les répercussions sur l’espèce, qui est braconnée à défaut de pouvoir être chassée légalement, sont tragiques. Le pangolin de Chine, ainsi que ses cousins javanais et philippins ont vu leur population régresser de 80% à 90% au cours des 20 dernières années, et sont désormais classés “en danger critique d’extinction”. Le nombre de pangolins indiens, lui, a chuté de 50% en deux décennies. D’asie, le braconnage s’est aujourd’hui déplacé en Afrique, profitant de l’envol spectaculaire des échanges commerciaux du continent avec la Chine –dont les banques ont investi 118 milliards de dollars sur le continent depuis le début des années 2000. Les principaux pays d’origine et de transit du pangolin sont désormais le Nigeria, le Cameroun, la République démocratique du Congo et l’ouganda, qui ont détrôné l’indonésie et la Malaisie. “Les réseaux mafieux, très fluides, se sont vite tournés vers le trafic de pangolins en profitant de l’arrivée d’entreprises chinoises en Afrique. Une société qui s’installe vient avec son lot de containers qui peuvent repartir chargés en pangolins”, résume Robert Nasi, directeur général du Center for International Forestry Research (CIFOR). “L’augmentation de saisies de pangolins va de pair avec le développement de l’investissement chinois en Afrique”, abonde Alegria Olmedo Castro depuis Oxford. Le pangolin à ventre blanc et le géant terrestre, deux espèces africaines, sont d’ailleurs elles aussi désormais classées “en danger”, et leur extinction possible serait une véritable catastrophe environnementale. Le pangolin ayant son propre rang taxonomique (les pholidotes), sa disparition signifierait en effet également celle d’un des 1 500 rangs de la faune: en d’autres termes, il ne resterait alors rien de semblable sur Terre.
Il a pourtant fallu du temps pour sonner le tocsin. Les raisons sont multiples. La première est aussi bête que redoutable: la créature pâtit de son physique désagréable, dont Pierre Desproges disait dans son Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis qu’il “ressemble à un artichaut à l’envers avec des pattes, prolongé d’une queue à la vue de laquelle on se prend à penser qu’en effet, le ridicule ne tue plus”. Nombre d’organisations de protection de la nature ont ainsi longtemps préféré se concentrer sur des animaux plus charismatiques. “Tout le monde connaît le rhinocéros, le panda ou l’éléphant. Mais allez demander à voir un pangolin en safari. Il y a de fortes chances pour que même votre guide n’en ait jamais aperçu un!” constate Peter Knights, directeur exécutif de l’organisation environnementale Wildaid. Son tempérament évasif et ses habitudes nocturnes n’ont fait qu’aggraver son cas: même au sein de la communauté scientifique, le pangolin est longtemps resté un mystère. En 2010, Rachel Nuwer présente aux professeurs et étudiants du master en écologie qu’elle suit à l’université d’east Anglia, en Angleterre, son travail sur la chasse illégale au Vietnam. “Le pangolin était au centre de mon étude, puisqu’il s’agit de l’espèce la plus braconnée, raconte-t-elle. Mais une main s’est levée dans la salle: ‘C’est quoi, un pangolin?’ J’étais ahurie.” Deuxième raison: les chasseurs de pangolin sont pauvres, et il leur est difficile de refuser l’argent promis en échange de l’animal. En Ouganda, Moses Arineitwe est mieux connu sous le nom de “Pangolin Man”. À travers un réseau d’informateurs répartis dans les villages autour du parc national de Bwindi,
“UNE DES RECETTES À LA MODE CONSISTE À ÉGORGER LE PANGOLIN ET VERSER LE SANG ENCORE CHAUD SUR DU RIZ”
Peter Knights, de l’organisation environnementale Wildaid
ce paysan tente de s’opposer au braconnage du mammifère à écailles, qui n’a jamais été consommé par les populations locales et qui est même vénéré par les Tabwa, un peuple d’afrique centrale. “J’appelle les chasseurs, j’essaie de les convaincre de libérer les pangolins, parfois je leurs promets même un petit cadeau en échange, détaille-t-il. Mais il s’agit de personnes démunies, et les pangolins, ça vaut des milliers de shillings ougandais.” Rachel Nuwer, partie à la rencontre des braconniers dans le cadre de ses recherches, confirme: “Ce ne sont pas de puissants et méchants trafiquants, mais de pauvres gens qui passent des heures dans la jungle, attaqués par les moustiques, pour attraper et revendre des bêtes afin de nourrir leur famille.”
La Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES) a beau avoir inscrit en 2016 les huit espèces de pangolin à “l’annexe I” – signifiant une interdiction totale de tout commerce international de l’animal–, le trafic a continué de plus belle. D’après le rapport de L’ONG Wildlife Justice Commission (WJC), 206 tonnes d’écailles ont ainsi été confisquées aux trafiquants entre 2016 et 2019, ce qui représenterait entre 57 000 et 570 000 animaux sacrifiés (la fourchette est aussi large car la taille du pangolin et le nombre de ses écailles varient énormément en fonction des espèces: 140 centimètres et 3,6 kilos d’écailles pour le pangolin géant d’afrique, contre 35 centimètres et 360 grammes d’écailles pour le pangolin commun). Et rien que dans les six premières semaines de 2020, les douanes du Nigeria ont confisqué, d’après Wildaid, 9,5 tonnes d’écailles, correspondant à des dizaines de milliers d’animaux. “Ce trafic est particulièrement difficile à endiguer, affirme Peter Knights, d’autant que les officiers des douanes ont longtemps manqué de formation sur ce sujet. Les trafiquants de drogue et d’autres espèces en voie d’extinction se sont rués sur cette nouvelle manne.” Et ce ne sont pas les peines encourues qui risquent de les décourager. “Au Nigeria, le trafic de pangolin est passible d’une amende de 2,70 dollars, alors que la vente d’un animal en rapporte environ une vingtaine”, déplore le directeur de Wildaid. Même au Zimbabwe, où l’espèce est protégée depuis 1995 et les sanctions plus sévères (une amende de 500 dollars et neuf ans de prison dans le cas d’une première violation, onze ans pour une récidive), l’espèce reste menacée par le braconnage. “Pour chasser le tigre ou le rhinocéros, il faut des armes, des outils et une expertise. Pour attraper un pangolin, il suffit d’avoir un sac ou un panier. Les écailles peuvent aisément être cachées dans un container”, tranche Lisa Hywood, directrice générale et fondatrice de la fondation Tikki Hywood.
“Pas étonnant qu’ils soient vecteurs de maladies”
Si les scientifiques n’ont pas encore pu établir fermement quel animal –pangolin? chauve-souris? serpent?– a servi de vecteur de transmission du Covid-19, la structure du trafic explique, elle, pourquoi le pangolin est un suspect crédible. “Je reviens d’afrique de l’ouest, où sur les marchés, les pangolins ont des asticots, des champignons, les tissus nécrosés, et les gens se demandent pourquoi ils tombent malades en les mangeant!” cingle Lisa Hywood. Les pangolins transitent ensuite par les ports de la côte est-africaine (ceux du Kenya pour les pangolins angolais, renseigne Moses Arineitwe), où ils sont embarqués vivants pour l’asie. Ils voyagent dans des conditions sordides, difficiles à endurer pour une espèce qui exige des soins particuliers car elle est sujette aux ulcères gastriques et à la pneumonie, causés en général par le stress. Sur les cargos, les cages sont stockées les unes sur les autres, et les animaux reçoivent tous types de fluides –excréments, pus, sang...– des cages supérieures. “Les pangolins arrivent déshydratés et tendus, ce n’est pas étonnant qu’ils soient vecteurs de maladies. D’autant plus qu’on les consomme souvent sans même les cuire: une des recettes à la mode consiste à égorger le pangolin et verser le sang encore chaud sur du riz”, signale Peter Knights. Un dur revers des choses pour cet animal à l’aspect étrangement humain qui, explique l’anthropologue Allen Roberts, “n’a qu’un seul enfant, marche debout, et fait preuve de ‘dignité’ lorsqu’il est attaqué, un peu comme s’il tendait l’autre joue”. En transmettant le Covid-19 à l’homme, le pangolin mettraitil un terme à cette attitude christique? Pas sûr. Selon les spécialistes, l’animal risque aujourd’hui de subir le même sort que la civette, ce petit mammifère responsable, en 2003, de la transmission du SRAS à l’homme: plusieurs centaines de civettes avaient alors été tuées par simple vindicte populaire. Le pangolin pourrait donc se solidariser avec l’âne des Animaux malades de la peste. Dans la fable de La Fontaine, le paisible baudet est désigné responsable de l’épidémie, en lieu et place des vrais coupables. Dans le cas du Covid-19, Lisa Hywood n’a que peu de doutes: “S’il y a bien un fautif, c’est l’homme.”