Monsieur démocratie participative
Il avait annoncé des résultats en forme de “tempête” pour les 405 listes citoyennes qui se présentaient aux municipales. Lui, c’est Tristan Rechid, “activiste de la démocratie participative” qui sillonne la France depuis quatre ans pour répandre la bonne parole. Et donc?
Le 15 mars 2020, 405 listes “collégiales et participatives” se présentaient au premier tour des élections municipales pour mettre fin à la personnalisation du pouvoir et réimpliquer les citoyens dans la gestion de la cité. Un phénomène qui doit beaucoup à Tristan Rechid, “activiste de la démocratie”, qui sillonne la France depuis quatre ans pour répandre la bonne parole.
Certains pourraient y voir une réinterprétation contemporaine de La Cène. Une grande tablée, un repas copieux à partager, du vin (bio) et un homme aux cheveux longs (attachés) qui sort soudainement de son silence pour livrer, entre le gouda aux quatre épices et le riz au lait maison, un message court et imagé aux douze personnes venues l’écouter. “Lors de ma première intervention, le maire était mort quelques mois plus tôt. Dans le village, on disait que c’était le poids de la fonction qui l’avait écrasé.” C’est la pause de midi dans la salle périscolaire de La Bazougede-chémeré, 530 habitants, entre Laval et Le Mans. Dans le rôle des apôtres: les membres de la liste unique pour les municipales, dont le maire sortant, en
sweat à capuche. Dans le rôle de Jésus: Tristan Rechid, 48 ans, formateur en “gouvernance collégiale et participative”, qui dispense son dernier prêche avant les élections municipales des 15 et 22 mars, après un tour de France de presque quatre ans au cours duquel il a accompagné et conseillé plus de 200 listes. “Je suis un activiste de la démocratie. Mon travail est celui d’un animateur, pas d’un prosélyte”, précise l’intéressé. Autour de lui, la salle est remplie de Post-it verts et jaunes, de schémas aux marqueurs rouges et bleus et d’une vingtaine de feuilles A4 scotchées au mur, dont les messages donnent le ton et les règles du jeu de la démocratie participative: “Personne n’a raison, chacun a son point de vue”; “Chercher à se faire comprendre et non à convaincre”; “Une bonne décision est une décision faisable maintenant”, etc. Encadrée par Tristan Rechid, l’équipe de La Bazouge a planché des heures durant sur son mode de fonctionnement actuel et futur. “J’avais peur que ce soit un peu Bisounours mais en fait, c’est extrêmement concret, se félicite Franck Legeay, le maire, sans étiquette. On sort de ces deux jours avec un schéma de gouvernance clair et une charte en cours d’élaboration à présenter aux habitants. Sans Tristan, on aurait mis des années à faire ça.”
Saillans, le point de départ
Tristan Rechid est venu de loin pour dispenser ses conseils. De Saillans, plus exactement, village de 1300 habitants niché au pied du Vercors, à l’autre bout de la France. C’est là qu’il s’est installé au milieu des années 2000, après une naissance à Alger, des études en sciences de l’éducation à Paris, une saturation de la vie urbaine puis un exil en région Rhônealpes, où il est devenu directeur de centre social. À Saillans, commune prisée par les néoruraux pour son accessibilité, son dynamisme associatif et son cadre de vie, l’animateur se retrouve pris dans un vent de révolte au début des années 2010: l’opposition des habitants à un projet de supermarché Casino à l’extérieur du bourg. L’implantation de la grande surface menace la survie des petits commerces, et pourtant personne n’a été prévenu par le maire en fonction, François Pégon, également conseiller général (Modem) de la Drôme, déjà dans le viseur pour avoir vendu le camping municipal dans des conditions douteuses. La fronde s’organise, une pétition récolte 850 signatures, et Casino jette l’éponge. “On se retrouve alors aux municipales de 2014, retrace Tristan Rechid. Pégon se représentait et il n’y avait personne en face. J’ai proposé l’idée un peu folle de faire courir le bruit qu’une liste d’opposition se préparait et d’organiser une réunion publique en disant que cette liste n’avait
pas de programme ni de candidat. Il y a eu quelques personnes assez dingues pour suivre ce truc.” La liste “Autrement pour Saillans, tous ensemble!”, un savant mélange entre vieux Saillansons et néoruraux, l’emporte. Terminée, la personnalisation du pouvoir: il n’y a plus de maire entouré de sousfifres, mais des binômes, ou des trinômes, qui se répartissent les responsabilités (et les indemnités) municipales. Les décisions doivent désormais être prises en concertation avec la population. Des “commissions participatives” sont créées autour des grandes thématiques de la gestion communale (aménagements et travaux ; enfance, jeunesse et éducation; finances et budgets, etc.). De ces commissions naissent des Groupes action-projet (GAP), chargés de faire des propositions aux élus. Celles-ci sont débattues tous les jeudis soir par l’équipe municipale à l’occasion d’un “comité de pilotage” ouvert à tous. Enfin, un “conseil des sages” accompagne l’animation de ces méthodes de démocratie participative. Tristan Rechid en fait partie depuis le début. “À Saillans, on a changé les habitudes gauloises de confrontation, de vouloir convaincre, d’écraser l’autre avec sa propre vérité, développe-t-il. Ça a bouleversé pas mal de monde.” L’expérience de Saillans est en tout cas su§samment originale pour avoir attiré l’attention des médias, des chercheurs et autres curieux, qui ont a¨ué dans la Drôme dès 2014, et qui sont revenus début 2020 pour tirer le bilan de l’expérience. Ces dernières semaines, Libération a écrit sur le “participalisme”, cherchant à Saillans “les alambics de la démocratie”. Mediapart y a vu le “village symbole de la démocratie participative malgré lui”. Dès ses débuts, l’équipe municipale s’est trouvée en surchau©e, ne pouvant plus répondre aux centaines de sollicitations extérieures. Pour y faire face, le conseil des sages, rebaptisé en 2014 “observatoire de la participation”, se charge de gérer ces demandes. “On a organisé plusieurs événements où l’on faisait venir des gens sur un week-end pour expliquer la démarche de la commune, explique Emmanuel Cappellin, réalisateur, collaborateur de Yann Arthus-bertrand et membre de l’observatoire. Tristan a ensuite repris le flambeau pour faire de l’essaimage extérieur.” En mai 2015, Tristan Rechid en fait même un business: il dépose son statut d’autoentrepreneur (Démocraties vivantes) et devient formateur en “intelligence collective et gouvernance partagée”. Aux élus, associations, entreprises et collectifs citoyens, il propose une “Form’action” qui se décompose en deux temps. D’abord une soirée de récits de l’aventure de Saillans, pour “poser les bases de la démocratie” et “donner envie de s’engager”, puis deux jours d’ateliers pour “fournir les outils” et mettre de l’huile dans le moteur, comme il l’a fait à Saillans où, désormais, la machine roule sans lui.
“Un raz de marée se prépare”
À La-bazouge-de-chémeré, c’est l’heure de la pause café. Pendant que Franck Legeay, alerté par un ami, court chercher ses vaches qui se sont échappées, une discussion s’engage sur la légitimité du vote, que Tristan Rechid qualifie de “tyrannie de la majorité”. “C’est pour ça qu’on rejoint cette liste, lâche un participant. Ailleurs, on ne se pose pas toutes ces questions.” Rechid veille au respect des consignes. “Est-ce que quelqu’un détient la vérité ici? Ce serait plus simple, on pourrait arrêter là et aller se balader”, répète-t-il. Régulièrement, il distille quelques formules-définitions, telles que “Est démocratique une société qui se reconnaît divisée”, de Paul Ricoeur, ou “La démocratie, ce n’est pas faire plaisir à tout le monde”. “Nous, on considère que le personnage politique incontournable d’une commune, c’est l’habitant, et non l’élu, reprend-il. Ce dernier doit animer le processus et exécuter la décision, mais pas avoir une vision à la place des habitants.” En parcourant la France pour dispenser ses conseils, Rechid a expérimenté la crise de la représentativité autant que la volonté croissante de participation des citoyens, illustrée par le mouvement des Gilets jaunes. Il en a tiré la conclusion que l’échelon de la
“On est à l’hiver de la démocratie représentative. Les partis politiques majeurs sont en train de s’écrouler”
Tristan Rechid
commune est celui qui redonnera aux habitants leur “dignité” et leur “pouvoir d’agir”. “On est à l’hiver de la démocratie représentative, les partis politiques majeurs sont en train de s’écrouler, prophétise-til. Outre l’émergence de toutes ces listes participatives, la plupart des candidats se présentent sans étiquette.” Tristan Rechid dit être persuadé que “quelque chose se passe” depuis plusieurs mois, voyant des signes dans le déclin de “l’état protecteur”, une poussée de “l’autogestion” et la popularité croissante de la “collapsologie”. “Un raz de marée se prépare, annonce-t-il. 2020 sera une tempête, mais 2026 sera l’avènement de ce mouvement.”
Les prophéties de Tristan Rechid ne font pourtant pas tout: l’échelon municipal, diminué par le pouvoir des intercommunalités, est de plus en plus écrasé. Dans 106 communes, dont quatre de plus de 1000 habitants, aucun(e) candidat(e) ne s’est présenté(e) le 15 mars, contre 62 communes, dont une de plus de 1000 habitants en 2014. Les partis politiques traditionnels sont loin d’avoir dit leur dernier mot et tentent eux aussi de récupérer la vague participative: cette année, 31,2% des 405 listes citoyennes recensées pour le premier tour des municipales étaient appuyées par des partis traditionnels, selon le décompte d’action Commune. L’expérience saillansonne a elle aussi montré ses limites: la participation a décliné et fin janvier, l’équipe sortante peinait à boucler sa liste. “Évidemment que les gens ne sont pas prêts pour cette manière de construire. Nos vies ne sont pas adaptées: on travaille trop, et ça fait des générations qu’on nous dit de nous préoccuper seulement de notre vie privée”, admet Rechid. Alors, pourquoi s’obstiner à endosser ce rôle de passeur? Des voix l’ont accusé de jouer perso, lui qui travaille également avec des sociétés privées comme le concepteur de logiciels Semware ou Primum Non Nocere et Execo, qui accompagnent les entreprises dans leurs stratégies de développement durable ou leurs politiques sur le handicap. “Les citoyens n’ont pas de véritables revendications démocratiques parce qu’ils ne vivent la démocratie nulle part. Nos associations et nos entreprises sont des caricatures de démocratie, il faut aussi les transformer”, se justifie-t-il. Il assure pratiquer des tarifs di©érents selon les interventions et assume de faire payer une expertise qu’il cultive “depuis plus de 20 ans”. “Tristan ne cherche pas à se faire de l’argent, défend Alain Amédro, tête de liste d’“aulnay en commun”, où Tristan Rechid a dispensé un atelier à l’été 2018. Quand il est venu, on l’a logé à la maison. En revanche, on sait qu’on va voir arriver d’autres boîtes de conseil qui vont faire de la récupération.” En ligne de mire: l’entreprise Cap Collectif, qui a fourni la plateforme numérique du grand débat initié par Emmanuel
Macron et est accusée de brocanter la démocratie participative.
À Saillans, le 15 mars, l’équipe municipale par laquelle tout avait commencé a été battue au premier tour par une liste qui lui reprochait… son manque de démocratie participative. Ailleurs, le concept a aussi opéré une percée. à l’heure où nous bouclons ce magazine, sur 128 des 405 listes citoyennes présentées, treize l’ont emporté au premier tour, et 43 se sont qualifiées pour le second. Tristan Rechid pense, lui, déjà à l’après. Il voudrait créer une armée de formateurs qui sillonnerait le pays entre 2024 et 2026, et propose de “travailler à la création d’un mouvement, mais surtout pas d’un parti”. Camille en sera peut-être. À La Bazouge, cette jeune femme installée dans les Cévennes, mais dont les parents vivent tout près, est venue assister à la formation de Tristan Rechid en observatrice extérieure attentive: “C’est quelque chose qui me plaît. J’aimerais en voir d’autres comme lui, pour ensuite faire mon propre truc. Avec peut-être plus de douceur”, avance-t-elle. Tristan Rechid, lui, semble avoir trouvé son rôle dans cette itinérance. À Saillans, il commençait à prendre trop de place. “Son parler est très franc, parfois cassant. Il a lui-même dit qu’il dérangeait et que sa meilleure place était d’être actif à l’extérieur, analyse Emmanuel Cappellin. Et comme on dit: nul n’est prophète en son pays.”