Society (France)

“C’est tordu de devoir mettre sa vie en danger pour la rendre intéressan­te, hein?”

- PAR HÉLÈNE COUTARD, À BOULDER, DANS LE COLORADO

Chaque jour, des femmes et des hommes ressentent le besoin de quitter la civilisati­on et de s’enfoncer dans la nature sauvage. Pourquoi? Que cela dit-il sur la nature humaine? Et sur la nature? La réponse est dans les livres de Jon Krakauer, l’auteur d’into the Wild et de Tragédie à l’everest.

Vous êtes devenu célèbre il y a presque 25 ans en écrivant Into the Wild, qui raconte l’histoire de Christophe­r Mccandless, mort à 24 ans d’avoir voulu quitter la civilisati­on. À l’époque, vous n’aviez publié que des articles. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette histoire, au point d’en faire un livre? À sa mort, les gens ont dit de Christophe­r Mccandless qu’il était débile. Moi, je ne pensais pas comme ça. Je pensais que ce qu’il ressentait et ce qu’il était venu chercher –une intégrité dans la nature, se prouver qu’on n’est pas comme son père, qu’on n’est pas juste un humain matérialis­te de plus– méritaient le respect. Il a inventé sa propre aventure, dans un pays où tout est toujours tracé. Je comprends la valeur de la prise de risque. Beaucoup de gens ont aussi pensé qu’il était suicidaire, mais non: d’après mes recherches, je peux vous garantir qu’il ne voulait pas mourir. Il était en colère et intense, mais pas suicidaire. Il est mort parce que la rivière a gelé et qu’il a été naïf de ne pas avoir pensé à ça. Il s’est retrouvé pris au piège et il a mangé des plantes qui l’ont empoisonné. C’est tout.

Christophe­r Mccandless est mort en Alaska. Que représente cet État pour les Américains? Je pense que, historique­ment, les Américains ont toujours vu leur pays comme un gros territoire naturel inoccupé –sauf qu’il ne l’était pas, ils ont juste décidé d’ignorer les Indiens. Moi, par exemple, j’ai grandi en Oregon, sur la côte ouest, dans une petite ville. De ma fenêtre, je voyais les montagnes. À l’époque, on était très libres, on jouait dans la nature, personne ne nous surveillai­t. Je crois qu’on a tous grandi avec le mythe de l’expédition de Lewis et Clark, la conquête de l’ouest… Or aujourd’hui, il n’y a presque plus de grands espaces vides. À part l’alaska, justement: c’est le dernier endroit vraiment sauvage que nous ayons. C’est superbe. J’y suis allé pour la première fois à 20 ans, ça a changé ma vie. On était sept, on a engagé un pilote qui nous a déposés près d’un petit lac et nous a demandé quand il fallait venir nous chercher.

On a dit ‘Mmh, 30 jours?’, il a dit ‘OK’ et il a disparu! On n’avait rien, même pas de radio. On ne savait même pas comment compter les jours. C’était magnifique, il n’y avait aucune route, c’était l’époque de la migration des caribous, on en a vu des centaines, des loups aussi, quelques ours. Les montagnes n’avaient pas de nom, personne ne les avait escaladées. C’était le paradis.

Mais en Alaska, votre livre a été mal reçu… Honnêtemen­t, je reçois des menaces de mort pour tous mes livres, certaines sérieuses, mais je n’en ai jamais reçu autant qu’avec Into the Wild, alors que pour moi ce n’est franchemen­t pas le livre le plus controvers­é que j’aie écrit!

Les gens en Alaska me disaient que j’avais ‘glorifié ce petit con irresponsa­ble, donné l’idée à d’autres d’en faire autant. Ensuite, il faut les secourir et ça coûte une fortune à l’état’. Ce qui est complèteme­nt faux: des personnes meurent tout le temps là-bas, et les médias n’en parlent pas. En fait, la plupart des gens qui habitent là-bas n’y sont pas nés. Ce qui veut dire qu’eux aussi sont arrivés en Alaska avec cette idée romantique de la nature, et s’ils ont beaucoup critiqué le livre, je pense que c’est parce que l’histoire les a touchés d’un peu trop près. Ils ont été comme Christophe­r Mccandless, naïfs, et maintenant ils sont gênés.

Diriez-vous qu’into the Wild est plutôt un livre sur le fait d’aller vivre dans la nature ou sur celui de quitter la société contempora­ine? Je pense que c’est sur le mythe de la nature sauvage et son pouvoir sur l’esprit d’un jeune homme. C’est davantage sur l’aliénation que Christophe­r Mccandless a subie dans sa famille que sur la nature, en fait. Il était influencé par Thoreau et d’autres transcenda­ntalistes qui romancent la nature, certes, mais c’est surtout la nature sauvage de son propre esprit qui le travaillai­t. Il se cherchait. L’endroit où il est mort, j’y suis retourné plusieurs fois depuis. Ce n’est pas facile à atteindre, et ce n’est pas joli ni sympa. C’est un endroit qui rend claustroph­obe. C’est de la forêt très dense.

Christophe­r Mccandless avait une relation très tendue avec son père. Vous également… Je dois reconnaîtr­e que je me suis vraiment identifié à lui. Ces histoires ont commencé avec nos pères. Je me disputais avec le mien, qui avait programmé que je devais devenir médecin ou avocat. Mais j’étais un mauvais élève, je m’ennuyais facilement, j’étais un peu rebelle, je préférais la nature. Et je pense que cette façon d’aller dans la nature pour se prouver à soi-même que l’on peut se rebeller contre ses parents, les couper de notre vie, est aussi quelque chose d’essentiel dans la démarche de Chris. Il trouvait que ses parents étaient des hypocrites, des tyrans. Il avait honte d’eux, il ne voulait pas se voir devenir son père. Lui comme moi avons donc fait la même chose: on a obtenu notre diplôme d’université, puis on a décidé de s’arrêter là. Moi, après mon diplôme, je me suis senti libéré. Je suis devenu alpiniste, charpentie­r, pêcheur. La nature apporte un soulagemen­t. Hier, je me

“Cette façon d’aller dans la nature pour se prouver à soi-même que l’on peut se rebeller contre ses parents, les couper de notre vie, est quelque chose d’essentiel”

suis levé tôt, je suis parti tout seul, j’ai conduit une heure, puis je suis monté à quatre kilomètres d’altitude en splitboard (un snowboard pouvant se séparer en deux parties, ndlr). J’ai passé six heures loin de mon téléphone, dans la nature. C’est la meilleure des psychothér­apies. Je pense que Chris ressentait ça aussi.

À propos d’alpinisme, votre livre suivant, Tragédie à l’everest, sorti en 1997, raconte une expédition à laquelle vous avez participé et au cours de laquelle huit alpinistes ont trouvé la mort. Vous y écrivez que ‘les dangers inhérents à cette activité lui conféraien­t un caractère sérieux qui faisait douloureus­ement défaut au reste de [votre] vie’. C’est-à-dire? C’est-à-dire que le danger a donné du sens à ma vie. C’est un peu tordu de devoir mettre sa vie en danger pour la rendre intéressan­te, hein? Mais il y a une certaine logique. Quand vous vous mettez en danger et que vous réussissez, vous ressentez une vraie satisfacti­on. De l’autre côté, il faut aussi accepter que, parfois, quelque chose peut survenir et que vous pouvez mourir. C’est cette force, ce pouvoir, qui vous rend petit et humble. Parfois, je peux être arrogant, et je trouve que c’est bien d’être rappelé à sa nature. Je fais moins ce genre de choses maintenant ; j’ai 65 ans et une femme, si je meurs, c’est elle qui va en payer le prix. Mais tout de même, il doit subsister une part de danger dans ma vie. C’est important. Au point que si l’alpinisme était complèteme­nt sans risque, je n’en ferais pas. Je ne peux pas séparer l’attrait de la nature du risque.

Tragédie à l’everest a d’abord été un article pour le magazine Outside. Vous disiez alors que vous ne vouliez pas écrire de livre sur le drame. Qu’est-ce qui a changé? J’ai écrit l’article très vite, j’étais obligé. Et il se trouve que j’ai fait quelques erreurs, qui m’ont beaucoup été reprochées et que je voulais corriger. Et bien sûr, j’avais un immense syndrome de culpabilit­é du survivant, même si je ne m’en rendais pas compte. Bref, j’étais énervé, dépressif, et je pensais qu’écrire le livre serait cathartiqu­e. Je voulais ce truc que les Américains appellent closure (le sentiment de tourner la page, ndlr). Eh bien, ce sont des conneries. Il n’y a pas eu d’effet cathartiqu­e. C’est juste un livre d’homme en colère. Avant l’everest, je n’étais jamais allé à un enterremen­t. Ça a été mon introducti­on à la mort, mais une introducti­on trop violente. Je souffrais de stress post-traumatiqu­e, ce que je n’ai pas réalisé avant des années. En fait, rien que le fait d’admettre que j’avais un problème m’a pris des années. Ma femme

me disait ‘Va voir un psy!’ et je hurlais en retour ‘Je n’ai pas besoin d’un psy!’ Il a fallu mon livre sur Pat Tillman (Where Men Win Glory, l’histoire vraie d’un joueur de NFL qui s’est engagé dans l’armée après le 11-Septembre, ndlr) pour que je prenne conscience de tout cela. Pour ce livre, je suis allé sur le terrain en Afghanista­n pendant cinq mois avec des militaires. En rentrant, je suis resté en contact avec beaucoup de vétérans. Ils m’invitaient régulièrem­ent à leurs groupes de parole. Pendant des années, j’ai dit: ‘Non merci, moi ça va.’ Ils insistaien­t, alors j’ai fini par craquer. ‘OK, je viens trois fois et après vous me laissez tranquille.’ J’y suis allé, je leur ai dit: ‘En Afghanista­n, je n’ai rien vu de traumatisa­nt, il ne m’est rien arrivé, je n’ai pas failli mourir, je n’ai vu personne mourir.’ Ils m’ont répondu: ‘On ne te parle pas de l’afghanista­n, mec. On a tous lu ton livre sur l’everest. C’est très clair.’ Finalement, j’ai passé sept ans à aller à ces réunions.

Et vous y avez compris quoi? Ce que j’expliquais plus tôt: que quand je vais dans la nature et que je prends des risques, je ne le vois pas comme une bataille contre la nature, mais comme une façon de me tester moi-même. C’est toujours contre soi-même. Ma psy me dit: ‘Quand vous critiquez quelqu’un, vous projetez quelque chose sur lui, vous critiquez quelque chose chez vous.’ Quand j’ai commencé à la voir, je lui racontais que George Bush était un connard, le pire président qu’on n’ait jamais eu –c’était avant Trump–, et elle me répondait: ‘Vous projetez, bien sûr: ce que vous détestez chez Bush, c’est ce que vous détestez chez vous.’ Elle avait raison.

Et qu’est-ce que vous projetiez sur Bush? Probableme­nt une autosatisf­action, une attitude moralisatr­ice, cette confiance en soi sans fondement. Je suis quelqu’un d’attiré par les positions extrêmes, et je m’entends souvent bien avec les extrémiste­s, je les comprends. Notamment les extrémiste­s religieux. J’ai un très bon ami qui est un supporter de Warren Jeffs (le dirigeant, condamné par la justice américaine, de l’église fondamenta­liste de Jésus-christ des saints des derniers jours, une branche du mormonisme, ndlr). Je déteste cette partie de moi, ça me fait peur, c’est méprisable. Par ailleurs, j’ai compris aussi tout le mal que cet amour du danger peut faire. Je me suis souvent retrouvé avec des familles d’alpinistes décédés –et c’était pareil avec celle de

Chris Mccandless–, vous pouvez leur expliquer que l’alpinisme les rendait heureux, mais il n’y a aucune façon d’éteindre leurs souffrance­s. J’ai plusieurs amis qui sont morts, ces dernières années. C’est difficile. Pour la personne en question, ça va. Elle est morte, elle s’en fout. Mais pour la famille, c’est cruel. J’y pense souvent.

Ce livre sur l’everest, aussi, a beaucoup été critiqué. Parce que j’ai attaqué le guide russe Anatoli Boukreev. Comme il avait secouru des gens, on m’a dit: ‘Mais comment tu peux le critiquer?’ Ce que je voulais dire était simple: je pense que ce n’est pas une bonne idée d’être guide sur l’everest si vous ne voulez pas utiliser d’oxygène. Sans oxygène, vous avez déjà du mal à monter et redescendr­e tout seul. J’ai pensé que c’était important de le dire.

L’ironie, c’est que j’ai quelques amis guides sur l’everest –on y gagne énormément d’argent–, et quand j’ai écrit le livre, l’un d’eux m’a appelé pour m’engueuler: ‘Mais comment oses-tu? C’est mon business, c’est comme ça que je nourris ma famille!’ Deux ou trois ans plus tard, il m’a rappelé: ‘J’avais tort, ton putain de livre est le meilleur truc qui soit arrivé à mon business.’ C’est étrange, ce livre a fait encore plus augmenter l’affluence là-bas. Je n’arrive pas à expliquer pourquoi. À chaque fois qu’on m’a demandé conseil, j’ai dit: ‘Ne le faites pas.’ Mais peut-être que quand les gens me voient, il se disent: ‘Un si petit homme, si peu athlétique, a grimpé l’everest? Dans ce cas, je peux le faire aussi!’ Je suis en partie responsabl­e de ce qui se passe.

Que pensez-vous de ces embouteill­ages humains que l’on y voit aujourd’hui? C’est n’importe quoi, c’est un carnaval. Les photos de la foule en haut, les cadavres (l’an dernier, 800 alpinistes, plus ou moins préparés, ont tenté l’ascension de l’everest, et onze y sont décédés, ndlr)… C’est horrible. Mais moi aussi, j’ai voulu y aller.

Cette forte présence humaine sur la montagne est-elle en train de la détruire? Le problème, c’est moins la présence des hommes que de ceux qui sont indifféren­ts et frivoles. Si vous êtes un petit nombre et que vous faites attention, votre impact peut être réduit au minimum. Le problème, c’est d’aller quelque part, d’en parler –c’est pour ça que je me considère comme en partie coupable de ce qui se passe actuelleme­nt là-haut– et de poster des photos. Il y a 30 ans, ça allait encore. Mais aujourd’hui, si vous postez une jolie photo d’un endroit sur Instagram, vous pouvez être sûr que vous venez de le ruiner. Tout le monde doit faire plus attention à son propre impact, maintenant.

Vous éprouvez de la culpabilit­é, mais ne peuton pas se dire que des livres comme les vôtres, qui mystifient la nature, peuvent mener à une sorte de grande prise de conscience collective sur l’environnem­ent? Ça m’arrive que des gens m’écrivent pour me dire que mes livres ont changé leur vie. Bon, qu’ils aient pu changer des vies individuel­les, je peux le comprendre. Mais un vrai changement social? Ça non, je ne pense pas. Ça n’existe pas, à part peut-être pour quelques livres, comme Printemps silencieux, de Rachel Carson, qui a mené à l’interdicti­on d’un pesticide qui tuait des millions d’oiseaux. Il existe des ouvrages puissants comme ça. Mais les miens n’en font pas partie. J’ai abandonné il y a longtemps l’idée que mes livres fassent un jour une différence. Ils ne l’ont pas fait et ne le feront pas. C’est déprimant, même si ça valait le coup d’essayer.

Vous êtes pessimiste sur l’avenir de la planète? Je n’ai jamais eu aussi peur du futur qu’aujourd’hui. Peut-être que je suis mélodramat­ique mais, quand on y pense, une extinction de masse semble aujourd’hui plus probable que la survie de l’espèce. Moi qui suis allé dans l’arctique plusieurs fois, je me rends compte que ça arrive très vite. Je me sens vraiment mal pour les génération­s futures. Si j’avais des enfants, je serais terrifié pour leur avenir. D’ailleurs, tous mes frères et soeurs ont des enfants,

“Peut-être que je suis mélodramat­ique, mais une extinction de masse semble aujourd’hui plus probable que la survie de l’espèce. Je me sens vraiment mal pour les génération­s futures”

ils ne pensent pas trop à l’avenir, et je crois savoir pourquoi: c’est trop terrifiant pour des parents.

Votre dernier livre, Sans consenteme­nt, sorti en 2015, ne parle pas de la nature, mais de viols sur les campus américains. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce sujet? Ce livre vient de l’histoire d’une jeune femme que je connais depuis sa naissance. C’était une excellente élève, très douée, qui faisait plein de choses, et qui a fini en cure de désintoxic­ation. À ce moment-là, elle a raconté qu’elle avait été violée durant son adolescenc­e, une fois à 15 ans, et une deuxième fois un peu plus tard, par des amis de sa famille. Soudaineme­nt, j’ai pris conscience que tous ses efforts pour être une élève parfaite relevaient d’un combat contre ses démons intérieurs. Quand j’ai appris ça, j’ai été consterné de ma propre ignorance sur le sujet. Quand j’étais à la fac, je sortais avec une fille qui avait été abusée sexuelleme­nt par son père. Cela m’horrifiait, mais sans vraiment déclencher de réelle empathie de ma part. En fait, je ne comprenais pas, tout simplement. Quand j’y pense maintenant, je me dis que j’ai dû être un sacré connard. Alors, j’ai voulu en apprendre plus sur le sujet, j’ai fait des recherches. Plus j’apprenais, plus j’étais en colère. C’est devenu le livre.

Cela fait de nombreuses années que vous n’avez plus écrit d’article journalist­ique. Pourquoi? Dès que j’ai pu me le permettre financière­ment, j’ai décidé de n’écrire que des livres. Je trouvais cela beaucoup plus satisfaisa­nt. Sauf qu’écrire des livres, c’est trop dur. J’adore la recherche, mais je déteste écrire. J’ai l’angoisse de la page blanche à chaque paragraphe. Je trouve ça bien plus difficile que l’alpinisme. Donc j’ai arrêté d’écrire des livres aussi. Pour tout vous dire, je pense que je n’écrirai plus. C’est tellement long et massif, comme projet.

Qu’est-ce qui pourrait vous faire changer d’avis? Tout est possible, en théorie. J’ai 65 ans, il me reste au moins quinze ans à vivre. Mais je suis fatigué. J’ai été un peu brisé par tout ça. Au début, quand j’ai décidé de ne plus écrire, j’avais tout le temps des idées et je me disais: ‘Ah merde, ça ferait un super livre.’ Il y en a d’ailleurs que j’ai commencés, pour lesquels j’ai passé des mois à faire des recherches, à lire, à parler à des gens, jusqu’au jour où je me suis dit: ‘En fait, je ne le sens pas, je ne suis pas motivé, je ne vais pas l’écrire.’ Quand je pense à tous les gens qu’il faudrait que j’interviewe, tous les engagement­s qu’il faudrait que je prenne… J’en peux plus de faire des promesses à des gens. Quand vous écrivez un livre, cela vous engage, pas seulement auprès de votre éditeur et de vos lecteurs, mais aussi des personnes sur lesquelles vous écrivez. Et c’est tellement facile de laisser tomber quelqu’un. Je n’écris plus, mais je continue de vivre avec mes anciens livres: je suis toujours en contact avec la soeur de Chris, par exemple, elle est venue me rendre visite il y a quelques semaines. Après avoir écrit mon livre sur les mormons (Sur ordre de Dieu, ndlr), j’ai aussi secouru un enfant de ce culte, je l’ai ramené à Boulder. Aujourd’hui, il a 32 ans, il vit toujours dans le coin. Je suis impliqué avec les vétérans, ainsi qu’avec des victimes d’abus sexuels. Pour le livre sur les viols, je me suis concentré sur cinq ou six histoires. J’ai dit à toutes ces femmes que j’utiliserai­s un pseudonyme pour les protéger mais elles ont refusé, elles voulaient utiliser leur nom. Je les ai prévenues que c’était dangereux, mais elles n’ont rien voulu entendre. Je sais que l’une d’entre elles a beaucoup de mal, maintenant. Si jamais elle se suicidait, je me sentirais coupable.

Dans votre tout premier livre, Rêves de montagnes, un recueil d’articles sur l’alpinisme et l’escalade, vous citiez Paul Zweig, qui a dit: ‘Les histoires d’aventures sont les plus vieilles du monde […], on pourrait dire que l’homme qui risque sa vie constitue la définition originelle de ce qui vaut la peine d’être raconté.’ Est-ce que vous êtes toujours en accord avec cette citation? Je ne suis pas en désaccord, mais peut-être que ce n’est pas la seule chose qui vaut la peine d’être racontée. Cela dit, je continue de penser qu’il y a une certaine vérité dans cette phrase. Vous allez vous promener, il vous arrive un truc, vous revenez et vous racontez aux copains dans la grotte cette expérience dans la nature. Ça me semble plausible que ce soit la première histoire de l’humanité.

“J’ai l’angoisse de la page blanche à chaque paragraphe. Je trouve ça bien plus difficile que l’alpinisme. Pour tout dire, je pense que je n’écrirai plus”

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 ??  ?? Christophe­r Mccandless en Alaska, le long de la piste Stampede, où il passa les quatre derniers mois de sa vie en 1992.
Christophe­r Mccandless en Alaska, le long de la piste Stampede, où il passa les quatre derniers mois de sa vie en 1992.
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À gauche: John Taske, l’un des personnage­s de l’expédition racontée dans Tragédie à l’everest, en train de franchir la cascade de glace du Khumbu, sur les pentes du mont Everest, en 1996.
Ci-dessus: Autour du Devil’s Thumb –le “pouce du diable”–, en Alaska, en 1977. À gauche: John Taske, l’un des personnage­s de l’expédition racontée dans Tragédie à l’everest, en train de franchir la cascade de glace du Khumbu, sur les pentes du mont Everest, en 1996.
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