Society (France)

STAND-UP LA NUIT AMÉRICAINE

- PAR ARTHUR CERF

Depuis quelques années, Paris s’est imposée comme une destinatio­n incontourn­able pour les Jerry Seinfeld, Louis CK, Aziz Ansari et autres rois de la comédie made in USA. Dernier exemple en date fin février, avec la venue de Dave Chappelle dans la capitale pour deux shows sold out. Et tant pis si l’assistance ne comprend pas toutes les vannes.

Sur le boulevard de Rochechoua­rt, dans le XVIIIE arrondisse­ment de Paris, entre une boutique de souvenirs kitsch et la crêperie Brother’s, un homme crie: “Anybody needs a ticket?” Mais personne ne lui répond. Les trentenair­es à bonnet et baskets qui se pressent autour du Trianon ont tous déjà payé une centaine d’euros leur droit de piétiner dans le froid en attendant le spectacle de l’humoriste américain Dave Chappelle. À l’intérieur de la salle, les portables sont glissés dans des pochettes scellées, des sweat-shirts “designés” par la star sont vendus 465 euros pièce et des feuilles A4 mettent en garde ceux qui se seraient aventurés ici par hasard: “Spectacle en anglais”. Un peu partout, des comiques de la scène parisienne se reconnaiss­ent, se saluent ou s’ignorent. Une scène à laquelle Benjamin, 32 ans, a déjà assisté une petite dizaine de fois. “J’ai vu plus d’humoristes français en me rendant à des spectacles d’humoristes américains qu’en allant les voir sur scène”, rit-il. En attendant de trouver leur fauteuil, les fans énumèrent des noms de “specials” vus sur Netflix, évoquent les podcasts dédiés à la comédie et rembobinen­t l’histoire du streaming pour signifier qu’ils connaissai­ent Chappelle avant les autres. “Je l’ai découvert dès qu’il est arrivé sur Netflix!” dit Serge, consultant informatiq­ue. “Moi, je le connais depuis une dizaine d’années, j’ai regardé ses premiers spectacles sur Youtube!” assure Max, juriste. “Je le connais depuis Le Professeur foldingue avec Eddie Murphy, tranche Andy. Il avait un petit rôle.” Sur scène, DJ Trauma passe du Lil Jon, du DMX et du DJ Khaled en demandant aux spectateur­s de mettre les mains en l’air et de danser sous les lustres. Puis un premier humoriste, Cipha Sounds, monte sur scène. “Je suis très connu à New York”, répètet-il, avant de présenter deux autres comiques, Ashley Barnhill et Mo Amer. “Celui-là a un spectacle sur Netflix, n’hésitez pas à le regarder en rentrant chez vous!” Dave Chappelle finit par arriver. Standing ovation. Il allume une cigarette. “Vous avez fait un sacré pari en venant ce soir, commence-t-il. Car vous ne savez pas ce que ça va donner. Et moi non plus, d’ailleurs. Mais à vrai dire, je n’en ai rien à faire.” Applaudiss­ements.

Netflix and chips

L’humoriste originaire de Washington DC n’est pas le premier comique américain à traverser l’atlantique pour faire rire une petite salle parisienne. En juin 2019, Aziz Ansari remplissai­t l’olympia pour une représenta­tion de son spectacle Road to Nowhere, trois ans après Louis CK qui, face à l’engouement suscité par son passage, avait ajouté un second show surprise. En novembre 2018, quelques mois après que Jim Gaffigan eut programmé un arrêt de sa tournée au théâtre Déjazet, c’est aussi à Paris que la star de Louie choisissai­t de remonter sur scène, au théâtre de l’oeuvre, pour un spectacle non annoncé de 70 minutes. Inimaginab­le dix ans plus tôt. “À l’époque, quand on voulait voir des stand-uppers internatio­naux, on prenait le train et on allait à Londres ou à Berlin, resitue l’humoriste Yacine Belhousse, passé par le Jamel Comedy Club. Je crois qu’eddie Izzard est le premier à être venu jouer en France. Puis le mot a dû passer entre eux, ils ont compris que le marché et le public étaient prêts.” Membre fondateur du collectif IZB, qui organisait les premiers concerts de Public Enemy sur le sol français, Angelo Gopée,

directeur général de Live Nation France, pilote la venue de Dave Chappelle. “Netflix, Youtube et la digitalisa­tion des spectacles ont mondialisé et démocratis­é le stand-up, explique-t-il. Il y a quelques mois, on a reçu TJ Miller, Tom Segura et Vir Das, et les deux dates d’ali Wong prévues en juin sont déjà complètes.” Une explicatio­n validée par Jason Zinoman, premier “journalist­e stand-up” de l’histoire du New York Times: “Il y a longtemps eu cette croyance que la comédie ne s’exportait pas, mais depuis une dizaine d’années, Internet a changé la donne et le marché de la comédie connaît un boom lié au développem­ent du streaming.” Par ailleurs, ajoute-t-il, cette vague doit beaucoup à Netflix. “Ils ont dépensé 60 millions de dollars pour trois spectacles de Dave Chappelle et ont signé des contrats avec les plus grandes stars de l’humour. Maintenant, il faut rentabilis­er un maximum ces humoristes. Autrement dit, les faire connaître partout. Et donc les inciter à aller jouer à Paris, en Chine et ailleurs. Si un humoriste peut vous rapporter 1 000 nouveaux abonnés après son passage à Paris, c’est plus intéressan­t que s’il joue devant une salle de 50 000 Américains déjà abonnés.”

Cette hype américaine s’inscrit dans un mouvement plus large d’essor du stand-up en France. En dix ans, l’humour s’est en effet imposé comme le genre de spectacle vivant le plus plébiscité dans l’hexagone. La Société des auteurs et compositeu­rs dramatique­s (SACD) a vu exploser de 100% les droits d’auteur dans la filière humour: et en 2017, la France comptait près de 18 000 représenta­tions comiques, contre 7 380 en 2006. Logiquemen­t, la création de nouveaux lieux dédiés a suivi. Depuis l’ouverture en 2008 du Comedy Club de Jamel et du Paname Art Café, des dizaines de plateaux, open mics et labos du rire (le One More Joke, le Dimanche Marrant, le Bootleg Comedy Club, la Topito Comedy Night, l’undergroun­d) ont fleuri à Paris. En octobre dernier, Shirley Souagnon inaugurait le Barbès Comedy Club dans le quartier de la Goutte-d’or et Kev Adams devrait bientôt ouvrir une “comedy room” intitulée “Le Fridge”.

Mais l’établissem­ent qui fait le plus parler ces temps-ci est Madame Sarfati. Il a été lancé en novembre par l’humoriste Fary, en collaborat­ion avec l’artiste JR. “C’est un lieu inspiré de mes voyages à Montréal, New York et Los Angeles”, raconte le comique, dont le second spectacle est lui aussi, comme le premier, disponible sur Netflix (en deux parties). À l’étage de l’établissem­ent, une salle avec scène à 180°, petites tables rondes, banquettes, bougies, éclairage tamisé, fish and chips à treize euros, nuggets de poulet façon mafé et hot dog merguez sauce moutarde américaine accueille les clients. Un “cocon intimiste” tout en courbes, dont les murs sont recouverts –“comme un symbole”– de bouts de toits parisiens en zinc accolés à des morceaux de toits newyorkais en étain. Le phénomène est tellement massif qu’il a attisé la curiosité du Guardian, le principal quotidien anglais, qui consacrait le 4 mars dernier un long article aux comiques français, intitulé “Allez les standups!”. Correspond­ant du Hollywood Reporter installé à Paris depuis une vingtaine d’années, Jordan Mintzer a lui aussi assisté à de nombreuses soirées stand-up à la française. “C’est un monde qui m’a fasciné, dit-il. Il y a un peu tout et n’importe quoi. Notamment des soirées anglophone­s où des Français viennent faire des sketchs en anglais. Certains essaient de faire leur Louis CK, sans bien peser les mots, parce que ce n’est pas leur langue maternelle.” Il tente une comparaiso­n: “Il y a dix ans, Paris découvrait le burger, et tout le monde voulait faire du burger. Aujourd’hui, Paris découvre le stand-up, et tout le monde veut faire du stand-up.” Un emballemen­t tel qu’il y aurait encore de la place pour “une vingtaine de comedy clubs à Paris”, veut croire Certe Mathurin, humoriste et fondateur du One More Joke. Dans ce contexte chaque jour plus concurrent­iel, faire venir une star du rire à l’américaine pourrait vite, pour les salles, devenir un enjeu crucial. “Pas un enjeu économique, mais d’image et de prestige”, ajuste Fary, qui aurait bien aimé attirer Dave Chappelle au Madame Sarfati. “Disons que ça adoube un lieu.”

Seinfeld à Barbès

Il est arrivé en veste, chemise et blue-jean. Mi-janvier, Jerry Seinfeld profitait d’un voyage à Paris pour passer une tête au Barbès Comedy Club. Dix minutes devant 60 spectateur­s parmi lesquels, comme souvent lorsqu’un Américain met les pieds dans la capitale, un petit contingent d’humoristes français. “Depuis que je suis arrivé à Paris, je n’ai rien entendu de bon sur Barbès. C’est ma première fois dans une no go zone”, commençait Seinfeld. “Il a vanné le design de la salle et demandé s’il jouait dans la maquette du comedy club, remet l’humoriste Shirley Souagnon, qui a ouvert la petite salle. Il y a même eu un moment creux, de 30 secondes, où il a fait des blagues qu’on connaissai­t tous un peu, ça n’a pas trop marché.” Zinoman, du New York Times, compare ces dix minutes au solo d’un vieux bluesman dont les meilleures heures seraient derrière lui. “Il est immensémen­t célèbre aux États-unis, il peut remplir un stade, mais il ne suscite plus le même enthousias­me ni le même respect qu’avant.” Certe Mathurin est d’accord. “Le niveau est tellement élevé aux États-unis que certains Américains doivent se dire: ‘Je suis fatigué, allez viens, on va ailleurs, on va à Paris, ça va être beaucoup plus facile.’” Ce passage en catimini était organisé dans le cadre de la New York Comedy Night de Sebastian Marx. Une fois par semaine, cet humoriste américain organise des plateaux anglophone­s. Marx a reçu Dan Naturman, Tom Rhodes, Sandy Marks et d’autres noms inconnus du public français qui ont pourtant roulé leur bosse sur des late shows outre-atlantique, sans jamais connaître la gloire. On lui doit aussi le passage de Louis CK au théâtre de l’oeuvre en 2018. C’était quelques mois seulement après que cinq

“Netflix a dépensé 60 millions de dollars pour trois spectacles de Dave Chappelle et a signé des contrats avec les plus grandes stars de l’humour. Maintenant, il faut rentabilis­er un maximum ces humoristes. Autrement dit, les faire connaître partout. Et donc les inciter à aller jouer à Paris, en Chine et ailleurs”

Jason Zinoman, journalist­e stand-up pour le New York Times

femmes eurent accusé le comique d’exhibition­nisme et “d’inconduite sexuelle” dans le New York Times. L’une des premières fois que l’humoriste déchu remontait sur scène. “Il avait essayé au Comedy Cellar, à New York, mais ça s’était mal passé, il s’était fait huer, dit Sebastian Marx. Avant de monter sur scène à Paris, il était stressé, très nerveux, je l’ai rassuré en lui disant que personne ne le connaissai­t ici.” Ce soir-là, Louis CK avait commencé par ironiser sur sa chute en annonçant qu’il avait perdu “35 millions de dollars en une heure”, puis avait sorti un cahier pour tester des vannes pendant plus d’une heure. “Pour des humoristes comme Louis CK ou Aziz Ansari (accusé d’agression sexuelle en 2018, ndlr), venir à Paris peut aussi être une manière de remonter sur scène en passant un peu sous les radars, sans être scruté par les blogueurs, les journalist­es ou enregistré par les spectateur­s, dit l’humoriste

Baptiste Lecaplain. J’ai vu Ricky Gervais il y a quelques mois, il a commenté une de ses blagues autour de l’idée que Dieu avait créé le sida en disant: ‘Celle-là, je n’ose même pas la faire aux États-unis.’” De quoi désespérer Jason Zinoman. “C’est devenu un cliché, considère le journalist­e. Les humoristes américains qu’on voit sur Netflix, qui sont les plus vieux et les plus riches, considèren­t que le ‘politiquem­ent correct’ est en train de tuer la comédie. Mais ça n’est pas représenta­tif de ce que pense la nouvelle génération d’humoristes.”

“Tu devrais rester ici”

Pour Dave Chappelle, lui aussi décrié pour son rapport à la woke culture, Paris est sans doute une petite ville tranquille et exotique où il peut passer inaperçu loin du contexte américain. C’est ici, déjà, que Michel Gondry, qui a tourné avec lui le film Dave Chappelle’s Block Party, l’avait rencontré au début des années 2000. Au faîte de sa gloire, le comique s’apprêtait à claquer la porte de Comedy Central sans préavis, à faire une croix sur son contrat à 50 millions de dollars et à adopter la stratégie de la fuite, à la manière d’un Terrence Malick. “Je pense qu’on peut faire un rapprochem­ent avec le circuit des jazzmen des années 1950 et 1960, dit le cinéaste français. À cette époque, les musiciens afro-américains avaient un rapport à la France qui fait penser à celui-ci.” Lors de son passage aux Étoiles en 2018, Dave Chappelle avait invité toute la salle à le suivre au Baiser salé pour une jam en présence du rappeur Mos Def et du joueur d’harmonica Frédéric Yonnet. Une vingtaine d’humoristes avait suivi le mouvement. “On se regardait comme des gamins”, raconte Sebastian Marx. Hugo, lui aussi humoriste, avait pris son courage à deux mains pour adresser la parole à la légende. “Je lui ai dit que j’avais déjà joué à New York, on a parlé peut-être 30 secondes et après, je n’existais plus, mais ce n’était pas grave.” Il raconte cette anecdote à 23h, sur le boulevard de Rochechoua­rt, quelques minutes après la fin du spectacle de Dave Chappelle. Vincent et Medhi, deux débutants de la scène parisienne, l’écoutent comme des enfants admiratifs. Ils attendent que leur idole sorte du Trianon, pour échanger un regard ou une poignée de mots. Fary s’engouffre dans une Audi et les autres humoristes français présents sur le trottoir disparaiss­ent un à un. “Mais viens, on part ensemble et on tente notre chance à New York”, lance Vincent, qui s’est lancé dans le stand-up en anglais il y a à peine cinq mois. “Si tu crois que c’est dur à Paris, t’imagines même pas ce que c’est là-bas, le reprend Hugo. Tu joues deux minutes, on te coupe le micro, et juste après toi, il y a un mec qui bosse depuis 20 ans sur HBO et continue de galérer sur des open mics.” Minuit passé. Toujours rien. Hugo est parti. Restent Medhi et Vincent, plantés dans le froid, en espérant que Dave Chappelle apparaisse. À la fin du spectacle de Louis CK, Vincent avait interpellé l’humoriste pour lui demander si un comique français avait sa chance aux États-unis. Réponse: “Tu devrais rester ici. Reste ici.” Ce soir, Vincent renonce. Il n’y aura pas de jam au Baiser salé. Sans doute Dave Chappelle est-il déjà parti dans la nuit parisienne. Il est 1h, encore temps d’attraper le dernier métro.•tous

“Il y a dix ans, Paris découvrait le burger, et tout le monde voulait faire du burger. Aujourd’hui, Paris découvre le stand-up, et tout le monde veut faire du stand-up”

Jordan Mintzer, du Hollywood Reporter

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