Manille sous le lockdown
Une immense densité de population, des quartiers très pauvres, un président autoritaire, très autoritaire. Comment la crise du coronavirus se vit-elle aux Philippines? Photoreportage.
Le jeudi 12 mars dernier, le président philippin, Rodrigo Duterte annonçait le confinement de sa capitale, la gigantesque, tortueuse et embouteillée Manille, pour faire face à l’épidémie de coronavirus. “On ne veut pas utiliser ce mot parce que vous avez peur d’un confinement, mais c’est un confinement”, a-t-il tranché pendant son allocution. La disposition, effective à partir du 15 mars, prévoyait notamment la fermeture des écoles, l’interdiction des rassemblements et des déplacements pour un mois. Elle a été étendue jusqu’à fin avril, au minimum. Élu en 2016, Rodrigo Duterte a initié une vague populiste conduisant au pouvoir Donald Trump, Boris Johnson ou Jair Bolsonaro, qui partagent avec lui un style et un “programme”: rejet des élites politiques, combat contre la corruption, promesse de croissance économique rapide et besoin d’un “homme fort”. S’il a été critiqué pour avoir tardé à fermer les frontières et avoir initialement prédit que le coronavirus finirait par “mourir de manière naturelle”, Duterte a ensuite mis en place des mesures de contention parmi les plus strictes du Sud-est asiatique. Plusieurs de ses conseillers ayant été touchés par le Covid-19, Duterte, 75 ans, s’est lui-même fait tester, se faisant pour l’occasion photographier au palais de Malacanang, face à une infirmière en blouse et casque de protection.
Manille, dont la population a explosé au cours des 40 dernières années, est victime de ses empilements d’autorités politiques et de problèmes matériels majeurs: inondations régulières, bidonvilles géants, pollution monstre, trafic routier incontrôlé. Dès l’annonce du confinement, des bouchons énormes se sont formés à la sortie et à l’entrée de la métropole: d’un côté ceux qui voulaient s’échapper (près d’un million de personnes), de l’autre les trois millions de travailleurs qui, chaque jour, viennent dans la capitale, et dont les papiers et la température étaient contrôlés par l’armée et la police. Le 16 mars, le confinement était étendu à toute l’île de Luçon, enfermant ainsi environ 53 millions d’habitants. Le 17 mars, les Philippines devenaient le premier pays à fermer ses marchés financiers. Aujourd’hui, seule une personne par famille peut circuler pour faire des achats de première nécessité, et doit présenter une carte, délivrée par les autorités de chaque quartier.
Petit à petit, cette ville hors norme s’est tue. L’avenue Epifanio de los Santos (EDSA), principale artère de Manille, habituellement congestionnée de véhicules, s’est vidée. La pollution a chuté. “On voit désormais les montagnes autour de Manille, raconte le photographe Ezra Acayan, qui documente l’événement depuis les premiers jours. Je ne savais pas que nous avions des montagnes.”
L’épidémie a néanmoins continué sa progression. Le lundi 13 avril, les Philippines avaient officiellement enregistré 4 932 cas et 315 décès, mais les chiffres sont fortement remis en cause par les observateurs. En réponse, le Congrès philippin a fait passer, le 23 mars, une loi accordant pour trois mois (reconductibles) des pouvoirs étendus au président et libérant 5,5 milliards de dollars pour faire face à la situation. “Des clauses relatives à la désinformation ont été également passées, renseigne Joseph Franco, spécialiste des Philippines pour l’université Nanyang à Singapour. Celles-ci ont été utilisées pour réprimer les opposants, tandis que les producteurs de fake news pour le gouvernement ne sont pas inquiétés.” Un amendement l’autorisant à prendre le contrôle d’entreprises privées a été écarté mais ses opposants craignent que Rodrigo Duterte n’utilise la crise sanitaire pour rétablir la loi martiale, réveillant les mauvais souvenirs de la dictature de Ferdinand Marcos (1972-1986). Le confinement est aujourd’hui particulièrement difficile à appliquer et à vivre dans les quartiers les plus pauvres de Manille, là où Rodrigo Duterte a mené le plus durement sa “guerre contre la drogue”, qui aurait fait près de 6 600 morts selon les autorités, mais jusqu’à 27 000 selon les associations de défense des droits de l’homme. “Beaucoup de gens gagnent le jour de quoi manger le soir et sont désormais sans ressources, renseigne encore Ezra Acayan. Dans les bidonvilles, la densité de population étant très forte, les habitants ont mis en place leurs propres barricades pour fermer les rues et se protéger eux-mêmes.” La loi du 23 mars prévoyait notamment la distribution d’une somme mensuelle de 5 000 à 8 000 pesos (entre 90 et 145 euros) aux 18 millions de familles vivant sous le seuil de pauvreté. Le 1er avril, des manifestations éclataient dans plusieurs bidonvilles pour réclamer cette aide alimentaire, jamais arrivée. Rodrigo Duterte a répondu par sa méthode habituelle. “Voilà mes ordres pour la police et l’armée (…). Si on vous pose problème, qu’on vous résiste et que vos vies sont en danger, tirez pour tuer, a déclaré le président. Vous avez compris? Tuez. Vous voulez causer des problèmes? Je vais vous envoyer dans la tombe.”