Romano Prodi
L’union européenne peut-elle sortir de la crise par le haut? Romano Prodi, ancien président du Conseil italien et de la Commission européenne, a des réponses.
Ancien président du Conseil –de centre gauche– en Italie et de la Commission européenne, Romano Prodi sait bien tout ce que L’UE a raté ces 20 dernières années. Et aussi tout ce qu’elle risque dans la crise du coronavirus: sa mort. Cela ne l’empêche pourtant pas d’être optimiste. Vous avez récemment estimé qu’avec la crise actuelle, l’europe jouait son ‘destin’. Pourquoi?
Cela fait bien longtemps que je suis convaincu que l’europe ne pourra vraiment aller de l’avant que si elle est confrontée à une crise majeure. Les crises ont ceci de particulier qu’elles révèlent les fragilités, indiquent les besoins et montrent la voie à suivre. D’ailleurs, l’union européenne n’est-elle pas elle-même née d’une crise, la Seconde Guerre mondiale? Celle que l’on affronte aujourd’hui est d’une ampleur historique, avec des conséquences économiques dont tout le monde a déjà bien compris qu’elles seront inédites et gravissimes.
La crise de 2008 avait déjà été un moment difficile. Pourtant, l’europe n’en était pas sortie avec un nouveau cap, mais avec de nouvelles divisions, les pays du Nord rechignant à aider ceux du Sud…
Oui, mais cette fois les choses se présentent différemment: la catastrophe économique s’annonce bien plus grave, et surtout, cette crise n’est la ‘faute’ d’aucun pays membre. Personne ne peut imputer la responsabilité de ce virus à l’espagne ou l’italie. En 2008-2009, les pays du Sud, confrontés à une crise de la dette, pouvaient être taxés de gestion dispendieuse par ceux du Nord. Et d’une certaine façon, on pouvait comprendre les réticences de l’allemagne ou des Pays-bas à les aider… Aujourd’hui, on ne peut pas accuser les uns et les autres de s’être trompés. Cette pandémie révèle qu’il faut plus de solidarité entre les pays européens. C’est l’occasion historique d’approfondir le projet européen, l’union économique et politique, dont l’architecture est largement inachevée.
Inachevée dans quel sens?
Dans le sens où la mise en place d’une monnaie unique telle que l’euro impose d’avoir des politiques budgétaires communes, avec des règles financières et fiscales communes. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Bien sûr, l’europe n’a pas vocation à devenir les États-unis. On a chacun notre histoire, nos langues sont différentes, et il est normal que chaque pays impose ses citoyens comme il l’entend, qu’il puisse ainsi déterminer la façon dont il finance et organise ses services publics, son système de santé. Mais si on prend le sujet de la fiscalité des entreprises, il n’est pas normal qu’il y ait de telles disparités, ni que L’UE compte en son sein des paradis fiscaux qui concurrencent des pays comme l’italie ou la France. Vous ne pouvez pas avoir une monnaie et un marché communs qui fonctionnent bien, en particulier dans un contexte de mondialisation, si vous n’avez pas une vision économique commune et si les règles ne sont pas a minima harmonisées. Cela impose aussi de pouvoir mutualiser certaines dépenses et de réfléchir à de grands investissements communs. Or, cela n’a jamais été fait.
Vous présidiez la Commission européenne en 1999 au moment du passage à l’euro. Pourquoi ne pas l’avoir fait à cette époque?
J’ai souvent discuté de ce sujet
avec Helmut Kohl (chancelier allemand de 1982 à 1998, ndlr). Je lui disais: ‘Il ne peut pas y avoir de monnaie unique si l’on ne mutualise pas plus l’endettement et les dépenses.’ Le but étant d’arriver, à terme, à un seul ministre du Trésor qui harmonise les politiques économiques des pays membres de l’euro et la gestion de la monnaie unique. Il ne disait pas non, mais: ‘Tu as raison, mais en tant qu’italien tu dois connaître ce proverbe qui dit que Rome n’a pas été construite en un jour’, qu’il fallait être patient, qu’avec le temps ces choses-là viendraient. Elles ne sont jamais venues.
Trente ans plus tard, diriez-vous que c’était une erreur de passer à l’euro dans ces conditions?
Je dirais que cela a été la grande tragédie de l’europe. Après cela, je n’ai jamais vraiment cru que ‘ces choses-là’, comme disait Kohl, viendraient. Je connais la dureté des Allemands, et surtout des Hollandais, qui n’ont jamais voulu entendre parler de mutualisation et de solidarité budgétaire. Aujourd’hui, j’y crois de nouveau. Une fois de plus, on est face à de grands événements. Et cette crise est, je l’espère, l’occasion de faire ce grand saut en avant.
Concrètement, à quoi ressemblerait ce saut en avant? On parle beaucoup d’‘eurobonds’ ou de ‘recovery bonds’, c’est à dire d’obligations –ou titres de dette– émises par L’UE, qui seraient garanties par tous les États membres. Est-ce à cela que vous pensez?
Oui. C’est ce que l’on appelle la mutualisation de la dette: la création d’un instrument de dette commun –les bonds– émis par une institution européenne pour lever des fonds sur le marché, à des taux forcément bas puisque garantis par tous les pays participants. Cet argent commun permettrait de faire face à cette crise dans les pays les plus touchés, l’espagne et l’italie, qui sont aussi les plus endettés. Ils recevraient des financements spécifiques, via des prêts à taux plus favorables que ceux auxquels ils peuvent prétendre, mais aussi –et c’est là que les pays du Nord tiquent– via des subventions pures et simples. Ce serait une mutualisation extraordinaire des dettes: on ne toucherait pas aux anciennes dettes, qui resteraient en l’état. Dans le fond, ce qu’on voudrait, c’est que face à un événement aussi singulier, aussi historique, il y ait une mise en commun des moyens.
La France défend fermement cette idée. Emmanuel Macron a signé une lettre en ce sens, adressée au président du Conseil européen, avec neuf autres pays, dont l’italie et l’espagne.
Cette lettre, le fait que neuf pays poussent dans ce sens, en faveur de plus de solidarité, ce sont des événements absolument majeurs. Ça n’était jamais arrivé. C’est la première fois que l’on voit naître une alliance aussi étroite entre autant d’états. Et c’est d’autant plus nouveau que cette coalition ne compte pas que des pays du Sud mais aussi l’irlande, la Belgique ou le Luxembourg, généralement plus réticents sur ce genre de sujets. C’est la première fois, aussi, qu’il y a une telle unité entre les trois grands pays que sont la France, l’italie et l’espagne. Or, sans l’appui de la France, on n’aurait jamais pu aller aussi loin. Votre pays a joué un rôle majeur dans la constitution de cette alliance.
Et pourtant, cela n’a pas donné grand-chose de concret, pour l’instant…
En effet, mais une porte s’est ouverte vers plus de solidarité européenne. D’abord parce que le dernier Conseil européen du 23 avril a entériné une série de mesures d’urgence, à hauteur de 540 milliards d’euros. Par ailleurs, la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a tout de même annoncé qu’elle travaillait à un montage qui lui permettrait d’emprunter jusqu’à 1 000 milliards d’euros avec la garantie des États. Surtout, elle a dit que cet argent pourrait ensuite être reversé aux pays membres dans le besoin sous forme de ‘prêts’ mais aussi de ‘subventions’, et qu’il faudrait trouver un ‘équilibre’ entre les deux. Or jusqu’ici, les pays du Nord, en particulier les Pays-bas et l’allemagne, étaient complètement opposés à l’idée de verser des subventions. Le fait que Von der Leyen l’évoque dans ces termes est déjà un grand pas en avant. Je vois mal comment, après avoir dit cela, elle reviendrait en arrière. Je reste prudent mais tout cela est absolument nouveau.
Les discussions durent depuis des semaines déjà. Et ce 23 avril, aucune décision n’a vraiment été prise. Il faudra attendre le 6 mai pour en savoir plus sur les intentions précises de la Commission. On a le sentiment que, encore une fois, L’UE tergiverse, qu’elle n’est pas à la hauteur de la dimension historique de cette crise…
C’est vrai, l’europe n’a pas été à la hauteur jusqu’ici. Elle agit trop lentement, alors que la Chine et les Étatsunis, eux, sont allés beaucoup plus vite quand il a fallu apporter une réponse économique à la crise. Le passé nous enseigne pourtant qu’il faut être rapide. Prenez la Grèce en 2010: quand la crise a éclaté, on aurait pu intervenir avec seulement 30 milliards d’euros. Mais l’allemagne était réticente à agir. À force d’attendre,
“Maintenant qu’il n’y a plus la Grande-bretagne, la France est le seul pays membre de L’UE à disposer de l’arme nucléaire et d’un siège au Conseil de sécurité de L’ONU. Elle a un rôle pivot essentiel”
on a laissé les marchés spéculer sur la dette grecque. Et les 30 milliards sont devenus 300 milliards. Ce genre d’attitude ne vient pas de nulle part: il y a une défiance séculaire, profonde et culturelle des pays protestants du Nord envers les pays catholiques du Sud. Il y a aussi des circonstances liées aux opinions publiques.
C’est-à-dire?
Aujourd’hui, il est évident que l’extrême droite fait très peur aux gouvernants en Allemagne et aux Pays-bas. Or, elle est hostile au prétendu laxisme des pays méditerranéens. C’est d’ailleurs assez cocasse parce que en Italie, c’est le contraire: la Ligue du Nord affirme que l’europe et l’italie sont dominées par la rigueur germanique.
Le ministre des Finances hollandais, Wopke Hoekstra, est allé jusqu’à demander à Bruxelles d’ouvrir une enquête sur le manque de moyens de l’espagne pour faire face à la pandémie. Vous croyez vraiment qu’il finira par se laisser convaincre?
Je l’espère, même si je sais qu’il est vraiment très difficile de négocier avec les Hollandais. En 1998, au moment de l’examen de passage pour entrer dans l’euro, on avait effectué d’énormes efforts budgétaires pour remplir les conditions nécessaires. Le ministre des Finances hollandais de l’époque, Gerrit Zalm, avait lancé à la presse: ‘Ce que les gouvernements n’ont pas été capables de faire pour empêcher l’italie d’entrer dans l’euro, les marchés le feront.’ C’était une vraie invitation à la spéculation sur la lire. Je n’avais pas dormi de la nuit... C’est d’autant plus rageant quand on pense que les Pays-bas ont mis en place une politique fiscale quasiment nulle pour les entreprises, qu’ils abritent les sièges sociaux de sociétés italiennes comme Fiat. On ne peut pas avoir un marché unique, une monnaie unique, et se servir de la fiscalité comme instrument pour échapper à ce marché. Et en plus ne pas être solidaire quand il le faut.
Si les négociations sur les fameux ‘eurobonds’ n’aboutissent pas, si l’alliance des neuf pays menée par la France et l’italie échoue, pensez-vous qu’ils pourraient y aller tout seuls? Jacques Delors avait déjà imaginé qu’un groupe restreint de pays s’unisse davantage et agisse comme un moteur pour les autres…
À l’époque, on parlait de la création d’un cercle renforcé, d’un noyau dur de quelques pays qui aille plus loin dans l’intégration européenne. Aujourd’hui, cela me semble compliqué, mais pourquoi pas. Il faudrait une sorte d’avant-garde qui ouvre la voie, que ce soit fait de façon provisoire et que les autres pays nous rejoignent par la suite. Sinon, cela aboutirait à la division de l’europe en deux.
En même temps, si les négociations échouent, la division entre Nord et Sud sera de facto terrible.
Je crois que ce qu’il faut essayer de faire comprendre aujourd’hui, c’est qu’il est beaucoup plus risqué de laisser l’italie –le pays le plus fragile et endetté– toute seule que de créer un vrai mécanisme de solidarité. D’un point de vue économique, les taux d’intérêts sont si faibles que même une dette élevée peut être supportée. Alors que si on abandonne l’italie à la spéculation, la situation deviendra intenable économiquement mais aussi politiquement dans le pays. Il n’y a aucun doute à avoir sur le fait que l’extrême droite en profiterait. Elle a déjà prospéré sur le sentiment d’abandon éprouvé par les Italiens face à la crise des réfugiés, au manque de solidarité européenne sur ce sujet.
La France ne s’était pas montrée très solidaire pendant cette crise…
Aujourd’hui, en tout cas, je compte énormément sur le rôle de la France. Je vous l’ai dit, on ne serait jamais allé aussi loin sans elle sur cette question de la dette. Elle fait office de médiateur actif entre les neuf pays de la coalition et l’allemagne. Or il n’y a pas d’europe sans moteur franco-allemand. La France a un rôle pivot essentiel. Et elle a la possibilité d’endosser un rôle absolument clé dans l’avenir de l’europe sur bien d’autres sujets.
Pourquoi?
Maintenant qu’il n’y a plus la Grandebretagne, la France est le seul pays membre de l’union européenne à disposer de l’arme nucléaire et d’un siège au Conseil de sécurité de L’ONU. Si elle remettait son droit de veto à l’europe –en gardant certaines prérogatives, on pourrait par exemple imaginer que l’ambassadeur européen à L’ONU soit toujours un Français–, elle deviendrait beaucoup plus forte et l’europe aussi.
Vous y croyez vraiment?
Je crois dans la nécessité pour les pays européens de s’allier davantage, quitte à abandonner un peu d’autonomie. Vous savez, quand je suis face à des jeunes, souvent sceptiques sur le projet européen, je ne leur parle pas de la guerre, d’une Europe pour la paix, parce que je sais que ça ne leur évoque rien et que si je fais ça, je passe pour un dinosaure. Je leur parle de la concurrence de la Chine, des États-unis, et surtout de l’émergence de multinationales aussi puissantes que des États comme Google, Amazon, Facebook, etc. Et je leur parle de la Renaissance. Pourquoi? Parce qu’à cette époque, les Italiens, sans faire de rhétorique, étaient les premiers en tout. Dans l’art de la guerre, en philosophie, en littérature, en peinture. Pensez à Léonard, Raphaël, Galilée et tous les autres… Puis est venue la première mondialisation après la découverte de l’amérique, en 1492. Nous, les Italiens, sommes restés divisés, aucun État italien n’était alors assez grand ou fort pour faire face aux nouvelles puissances, et l’italie a disparu de la carte pendant quatre siècles et demi. Aujourd’hui, la France, l’allemagne, l’italie et les autres sont dans la même situation face à la deuxième et définitive mondialisation. Si nous, Européens, ne faisons rien, nous disparaîtrons. Le temps joue contre nous. •