Society (France)

À New York, l’île aux morts

- PAR VALENTINE FAURE / PHOTOS: JOEL STERNFELD

C’est une île au large de Manhattan que personne ne connaissai­t, mais qui raconte l’histoire de New York et de ses morts: Hart Island, cimetière géant où sont désormais enterrées de nombreuses victimes du Covid-19.

Depuis que New York est devenue la ville la plus durement touchée au monde par l’épidémie de Covid-19, l’historique fosse commune d’hart Island a acquis une triste notoriété. Cimetière ayant déjà accueilli le plus grand nombre de victimes du sida, l’île garde le secret des milliers d’histoires des personnes enterrées ici. Et dit aussi, en creux, comment l’on meurt au xxie siècle.

Un dimanche, alors qu’ils font du bateau sur l’east River, au large du Bronx, une certaine Jess Pinkham et ses amis aperçoiven­t une île qu’ils ne connaissen­t pas. Curieuse, la New-yorkaise plonge et nage jusqu’au rivage. Elle se promène sur l’île déserte parsemée d’indices épars d’une histoire bizarre: bâtiments abandonnés, lits rouillés, tas de chaussures… Plus tard, de retour chez elle, elle trouve sur Internet le nom de cet endroit: Hart Island. Jess ne le savait pas, mais sa balade l’a menée sur un territoire géré par le Department of Correction (DOC) de la ville de New York. Elle n’a pas dû voir le panneau sur la plage qui dit “Prison. Keep Off” (“Prison. Ne pas s’approcher”). Elle ne savait pas non plus que gisaient sous ses pieds plus d’un million de corps. Car jusqu’à très récemment, la majorité des New-yorkais ignoraient comme elle qu’hart Island était une fosse commune, et l’un des plus grands cimetières des États-unis. Depuis, tout a changé. Le 2 avril dernier, des images de l’île filmées par un drone ont montré de longues tranchées à moitié remplies de cercueils rudimentai­res, et semblant attendre la suite. Depuis le début de la pandémie, New York, plus grand foyer de Covid-19 au monde, a vu pousser des hôpitaux et morgues de fortune. Au bout du chemin, Hart Island accueille en ce moment des nouveaux arrivants par centaines. Ici, cependant, rien de neuf: entre la fièvre jaune, la tuberculos­e et le sida, ce petit bout de terre sert de témoin à toutes les tragédies locales.

Achetée 75 000 dollars par la ville de New York en 1868, l’île semble agir depuis lors comme une sorte d’aimant à étrangetés. En 1924, Solomon Riley s’offrait 16 000 mètres carrés au sud-est pour en faire un parc d’attraction­s pour les habitants d’harlem, Negro Coney Island, qui ne vit jamais le jour. Hart Island a ensuite abrité un atelier où des détenus âgés et infirmes réparaient des jouets pour les offrir à des enfants pauvres à Noël, un sanatorium pour tuberculeu­x, une maison de correction, un asile pour femmes, un site de missiles pendant la guerre froide. Elle a aussi longtemps servi de prison, puis de centre de désintoxic­ation dans les années 70. Avait alors lieu sur Hart Island un festival annuel de musique pour anciens toxicomane­s, genre de Woodstock sans drogue. De ces fonctions successive­s, il reste des bâtiments fantomatiq­ues aux vitres cassées, lentement rongés par la végétation. Dans ce décor hanté, on enterre, surtout depuis 150 ans, les indigents, les morts non-identifiés, tous ceux dont le corps n’est pas réclamé après quinze jours, les nourrisson­s mort-nés, aussi, dont on a dit aux parents –qui ont accepté sans bien comprendre– que la ville pouvait s’occuper du corps. On les ensevelit par tranchées de 150 (1 000 pour les enfants):

deux rangées de 25 cercueils en pin empilés sur trois niveaux, une technique héritée de la guerre de Sécession, quand il fallait enterrer les soldats à la va-vite pour les retrouver plus tard. Ici aussi, parfois, les corps sont réclamés –une trentaine par an sur 1 200 nouvelles arrivées. Mais les registres sont tenus à la main, les ayant longtemps rendus difficiles à croiser avec ceux des morgues et des hôpitaux. Les personnes qui ont réussi à localiser un proche n’en ont pas terminé avec les démarches. Elles doivent ensuite obtenir une autorisati­on spéciale du DOC pour s’y rendre, car ce sont les détenus de Rikers Island, île proche abritant la terrible prison de New York, qui assurent le service funéraire. Décharger les cercueils, parfois grands comme des boîtes à chaussures, y écrire les noms des défunts, remplir les tranchées. Seuls les auteurs de délits mineurs qui n’ont pas de quoi payer leur caution de 1 000 dollars font ce travail, moyennant 50 centimes de l’heure. En 2012, l’ouragan Sandy a érodé une partie du littoral, exposant des squelettes sur les plages d’hart Island et des îles voisines. Tout ce qui concerne Hart Island évoque un monde archaïque, rudimentai­re, tombé dans une faille temporelle. Oublié des vivants.

Un corps tombé du ciel

Les fameuses vidéos de drone du 2 avril, qui ont fait le tour du monde, ont été réalisées par Melinda Hunt. Cette artiste new-yorkaise s’est rendue à Hart Island pour la première fois en 1991 avec le photograph­e Joel Sternfeld, pour reproduire des images prises 100 ans plus tôt par un autre photograph­e, Jacob Riis. Ont suivi des exposition­s, des livres, un documentai­re. En 30 ans, son expertise a fait d’elle une sorte de relais entre les vivants et les morts d’hart Island.

Rencontrée il y a neuf ans dans son studio de Peekskill, à une petite centaine de kilomètres au nord de Manhattan, elle expliquait avoir mené en 2008 une action contre la ville de New York et récupéré les registres de 50 000 personnes enterrées là depuis 1985. Le but de son projet, intitulé The Hart Island Project: créer une base de données des disparus, permettre à leurs proches de les retrouver, et leur rendre une histoire. Parfois même un visage. Melinda Hunt travaillai­t alors sur une série de portraits d’après des photos envoyées par les familles. Celui de Ronald Fridie, par exemple, un beau jeune homme aux longues jambes qui tient un bébé dans ses bras, mort en 1990, à 41 ans. Celui d’un certain John Lennon, décédé en 1991. Et aussi celui de Sidney Grimes, qui sur le dessin a l’air de danser. Le 11 septembre 2001, il est sorti du métro et un corps tombé du ciel s’est écrasé sur lui. Traumatisé, il s’est laissé dériver jusqu’à mourir, en 2004. Certains noms manqueront toujours. Des registres ont été brûlés dans les années 70, d’autres ont été détruits par l’ouragan Sandy.

En 2018, l’équipe de Melinda Hunt a fait cartograph­ier l’île à l’aide d’un drone et créé le Traveling Cloud Museum: un plan indiquant l’emplacemen­t de presque 69 000 profils. Des milliers d’“unknown” dont on ne pourra jamais qu’imaginer ce qui les a conduits à mourir si seuls à New York à 21, 36, 70 ans. Les autres notices comprennen­t un nom, une date de décès et une petite horloge, la clock of anonymity, qui mesure le temps écoulé depuis l’arrivée à Hart Island jusqu’à ce que quelqu’un ajoute une histoire, une image, une épitaphe, un son ou une vidéo, et stoppe le décompte. À l’emplacemen­t 46: des centaines d’enfants morts à onze heures, trois jours ou un an, enterrés depuis 34 ans.

Au 205: Richard Humphreys, à qui Melinda a rajouté le nom qu’il s’était choisi, Rachel. Petite amie de Lou Reed dans les années 70, morte en 1990. Dans une tranchée voisine, Lawrence et John Homer, morts à 29 ans. Deux frères d’une fratrie de sept élevée dans le Lower East Side, retrouvés après 28 ans par leur petit frère Robert, qui a laissé un mot: “John était intelligen­t, drôle et talentueux. Il a beaucoup influencé ma vie pendant la courte période où je l’ai connu. Je suis triste de ne pas avoir eu la chance de vieillir avec lui ou avec mon frère Larry (Lawrence, ndlr). (…) Il m’a fallu près d’un an pour écrire ceci et j’espère trouver la force de visiter l’île bientôt. Mon frère John me manque et je l’aime énormément.” Dans un article du New York Times de 1958 sur “une île peu connue”, le journalist­e Nan Robertson écrivait: “Dans la vie, ils étaient les plus seuls des millions qui peuplent cette ville. Aucun ami n’a pleuré pour eux.” Avec le Hart Island Project, Melinda Hunt a prouvé que ce n’était pas vrai. Les morts d’hart Island ne sont pas partis sans laisser de traces. Dans une ville où une tombe coûte entre 20 000 et 40 000 dollars, il y a mille chemins qui mènent à la fosse commune.

Elsie Soto a grandi dans le Bronx dans les années 80. Ses parents se sont séparés quand elle avait 5 ans, son père avait des “problèmes de fidélité”, dit-elle. Heureuseme­nt que sa mère est partie, dit aujourd’hui Elsie, sinon elle serait sans doute à Hart Island, à côté de lui. Elle se souvient d’un jour d’été, son père transpirai­t. “Ma mère m’a appelée, elle m’a nettoyée à l’alcool. Elle disait: ‘Où il t’a embrassée?’ Je répondais ‘là’, et elle frottait. Je lui disais: ‘Mais qu’est-ce que tu fais, tu nettoies les bisous de mon papa?’ Je ne comprenais pas le sida.” À l’époque, peu le comprennen­t. Quand elle va voir son père à l’hôpital, on lui demande de porter un masque et des vêtements de protection. Quand il meurt, en 1993, l’hôpital annonce à sa mère qu’elle a quelques jours pour récupérer le corps. “Elle a appelé frénétique­ment les maisons funéraires mais quand ils comprenaie­nt qu’il était mort du sida, les responsabl­es demandaien­t des frais en plus ou disaient qu’ils n’étaient pas équipés. Elle avait sept enfants, c’était impossible de trouver 10 000 dollars pour un enterremen­t.” La dépouille de Norberto Soto finit donc à Hart Island, enterrée à part, dans l’emplacemen­t des victimes du virus. Un quart des morts américains du sida (soit plus de 100 000 sur les décennies 80 et 90) étaient new-yorkais. Les premières victimes sont arrivées à Hart Island en 1985. Dix-sept corps, qui ont d’abord été placés en quarantain­e avant d’être enterrés individuel­lement. On ne sait pas exactement combien sont ici, mais Hart Island est probableme­nt le cimetière où reposent le plus de victimes du sida aujourd’hui. Elsie Soto a longtemps cherché son père. En avril 2018, après avoir contacté Melinda

Dans ce décor hanté, on enterre les indigents, les morts non-identifiés, tous ceux dont le corps n’est pas réclamé après quinze jours, les nourrisson­s mort-nés

Hunt, elle a enfin pu se rendre à Hart Island. Le bateau se prend à City Island, une île avec marina et voiliers, où les New-yorkais viennent manger des fruits de mer. Mais dès l’embarcadèr­e, l’ambiance change: les agents du DOC sont autoritair­es, il faut signer des documents, laisser son téléphone. Une fois sur l’île, les familles qui ont obtenu l’accès sont transporté­es dans un bus pour prisonnier­s. “Je n’ai jamais été arrêtée ; pour moi, c’était un choc culturel. Et mon père était un homme libre, alors l’idée qu’il soit enterré là…” Elsie se souvient de cette autre famille, effondrée de chagrin, de la mère qui pouvait à peine marcher. “C’était traumatisa­nt.” Les officiers du service correction­nel lui indiquent la fosse où repose son père depuis 25 ans. “J’avais besoin de détails: où est sa tête? Où sont ses pieds? C’est important. Ils ne faisaient absolument pas attention à leurs mots, à leur attitude. Quand il s’agit de morts, il faut faire attention.” Lorsqu’elle a su l’endroit exact où reposait son père, Elsie y a laissé une pierre en forme de coeur. Les agents du DOC n’y ont pas touché. Ils ont même adopté son système, et laissent maintenant une pierre jaune pour indiquer aux familles la fosse qu’elles recherchen­t.

Longtemps, c’est l’église qui s’est occupée des morts. Jusqu’au xixe siècle, tout le monde ou presque était enterré dans les cimetières paroissiau­x où, à part pour les très riches, les tombes n’étaient pas individual­isées. “Entre 2% et 5% des gens avaient une pierre tombale”, explique Thomas Laqueur, professeur à Berkeley et auteur du Travail des morts. Puis a eu lieu “le retour à la tradition antique, où les familles sont responsabl­es des défunts”. À Paris, au Père-lachaise, créé en 1804 et modèle du cimetière moderne, on peut acheter une concession pour dix, vingt, cinquante ans, ou pour toujours, comme on achète une maison. “Le cimetière commercial a créé un marché immobilier, avec les quartiers pauvres et les beaux endroits, dit Thomas Laqueur. Il a rendu manifestes les distinctio­ns de classes sociales. Éviter le carré des indigents est devenu une raison d’économiser pour tous les pauvres d’amérique et d’europe. Pensez à la fin du Père Goriot! Comme souvent, ce n’est pas une question de niveau absolu de pauvreté mais de comparaiso­n par rapport aux autres. Avoir un bel enterremen­t est devenu un signe de réussite.” À New York, où vivre est devenu inabordabl­e, mourir l’est tout autant. Mais la crise est mondiale. Les cimetières débordent. Au Royaumeuni, on estime qu’ils seront pleins en 2023. À Los Angeles, les indigents sont incinérés et leurs cendres enterrées dans un cimetière public. Même l’espace pour les urnes est rare. À Tokyo, ville ultradense, on a imaginé des techno-cimetières où chaque urne est représenté­e par un mini-bouddha lumineux. À Bombay, Mexico ou Tel Aviv, des cimetières verticaux sont en cours de constructi­on. Dans une version rudimentai­re, Hart Island est aussi la raison pour laquelle New York a toujours de la place pour ses morts.

“À notre arrivée sur l’île, le ciel s’est éclairci”

Le DOC clame depuis des années que la place manque, “mais si on enlève les bâtiments, il y a l’équivalent de 80 ans de place”, insiste Melinda Hunt. Elle s’agace des questions morbides sur les corps et les membres. Elle regrette de ne pas avoir “raccroché au nez” de cette reporter du New York Times qui a récemment écrit un article trop sinistre à son goût. “Nous sommes en pleine pandémie. Si vous parlez des détails glauques, les gens vont se sentir encore plus mal d’avoir des proches enterrés là-bas.” Elle dit qu’elle n’a jamais trouvé l’endroit triste. Depuis le premier jour, Melinda veut

“‘rebrander’ Hart Island dans l’imaginaire des Américains”. Elle jure que les détenus traitent les morts avec respect, et même avec tendresse, parce qu’ils connaissen­t tous quelqu’un ici et qu’eux-mêmes ont peur d’y finir un jour. “Personne ne doit croire que ses proches ont été mal traités, ce n’est pas vrai. La ville restitue les corps aux familles jusqu’à 25 ans après un enterremen­t, c’est un service immense.” Elle se bat d’ailleurs pour que l’on puisse continuer d’enterrer à Hart Island. Peut-être, elle qui la connaît si intimement, a-t-elle oublié l’effet que fait Hart Island quand on la découvre. L’idée de ces tranchées de mille enfants qui mettent des années à se remplir et font qu’une mère peut se retrouver devant une fosse encore ouverte. Elsie Soto raconte le fossé entre sa première visite traumatisa­nte et la dernière. Avec des changement­s pratiques: meilleur bateau, plus de bus de prisonnier­s et la petite pierre en coeur qui fait qu’elle n’a pas eu à chercher son père. Mais aussi et surtout, une familiarit­é grandissan­te avec cet endroit qui lui a offert la possibilit­é de faire son deuil. Elle qui voulait récupérer le corps de son père n’y pense plus. Elle a appris à aimer l’endroit, avec ses mouettes, ses cerfs, ses oies sauvages et ses fleurs. “Lors de ma dernière visite, le temps était nuageux, le ciel sombre, se souvient Elsie. Et une fois que nous sommes arrivés sur l’île, il s’est éclairci, le soleil brillait et c’était magnifique. Je veux garder mon père là-bas, pas nécessaire­ment pour des raisons financière­s. Cela me permet de faire comprendre à d’autres que ce n’est pas un endroit si terrible où être enterré. Peut-être que le fait de lire mon histoire incitera les gens à aller voir leurs parents.”

Dans son livre Waiting for My Cats to Die, l’écrivaine Stacy Horn raconte comment elle est allée visiter la tombe de la fille d’une amie, Sue Rosen, mort-née des décennies plus tôt: “J’ai pu dire à Sue, en toute sincérité: ‘Ta fille est dans un endroit magnifique. Et elle n’est pas seule, elle est avec beaucoup d’autres enfants.’ Sue a pleuré. ‘Tous les bébés sont ensemble dans l’un des plus beaux endroits de l’île’, ai-je poursuivi. Ce n’est pas que je voulais l’empêcher de pleurer. C’est juste qu’elle m’a dit qu’elle pensait qu’envoyer sa fille à Hart Island était comme la jeter à la poubelle, et je voulais qu’elle sache qu’elle avait vraiment tort.” En décembre 2019, le maire de New York, Bill de Blasio, a enfin validé le transfert de l’île de la compétence du Department of Correction à celle des Parks and Recreation. “On a gagné”, dit Melinda Hunt. Bientôt, Hart Island deviendra un cimetière ouvert à tous, et ne sera plus stigmatisé­e. Mais avant ça, il faudra enterrer les morts du coronaviru­s. Et peut-être, un jour, raconter leur histoire.

“Le cimetière commercial moderne a créé un marché immobilier, avec les quartiers pauvres et les beaux endroits. Il a rendu manifestes les distinctio­ns de classes sociales” Thomas Laqueur, auteur du Travail des morts

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 ??  ?? Ces photos sont tirées du livre Hart Island, de Joel Sternfeld, qui a accompagné Melinda Hunt sur l’île en 1992.
Ces photos sont tirées du livre Hart Island, de Joel Sternfeld, qui a accompagné Melinda Hunt sur l’île en 1992.
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