Society (France)

Le care confidenti­el

- PAR ANTOINE MESTRES

Il y a dix ans, Martine Aubry présentait un projet de société basé sur le care, les soins. Moquée à l’époque, l’idée était-elle simplement en avance sur son temps?

Il y a dix ans, dans la perspectiv­e de la présidenti­elle de 2012, Martine Aubry proposait un nouveau concept: le care. L’idée? Revalorise­r les métiers du soin, les emplois souvent considérés comme secondaire­s, les solidarité­s familiales. Soit ce que la crise du coronaviru­s a aujourd’hui rendu urgent. Le résultat, à l’époque? Un flop.

Àquoi reconnaît-on qu’une idée est en avance sur son temps? Peut-être aux réactions qu’elle suscite, ou à l’incompréhe­nsion qu’elle déclenche. Mi-avril 2010, en plein débat sur la réforme des retraites de Nicolas Sarkozy et à deux ans de l’élection présidenti­elle, Martine Aubry, alors première secrétaire du Parti socialiste, tente une percée dans le débat public avec une interview donnée à Mediapart et une tribune signée dans Le Monde. Elle en profite pour introduire une notion anglosaxon­ne méconnue, le care –traduit par “(une société du) soin”–, qu’elle aimerait utiliser pour renouveler les fondations doctrinale­s de son parti. Tentative de définition dans Mediapart le 14 avril: “La société prend soin de vous, mais vous devez aussi prendre soin des autres et de la société.” Dans Le Monde, le 15: “N’oublions jamais qu’aucune allocation ne remplace les chaînes de soin, les solidarité­s familiales et amicales, l’attention du voisinage.” Les réactions ne se font pas attendre. Jean-michel Aphatie, alors chroniqueu­r au Grand Journal, décerne sur son blog “un prix de nunucherie” à un autre article du Monde qui interroge sérieuseme­nt la notion. Les jeunes loups du moment hurlent avec lui. Nathalie Kosciuskom­orizet explique y voir “le retour à un discours de l’assistanat social et des bons sentiments”, quand Manuel Valls, inspiré, parle d’“erreur profonde”.

C’est le début de ce que l’on appelle un bad buzz. La première secrétaire tente bien de clarifier son idée, nie en bloc les accusation­s de “compassion” et de “charité”, explique dans Le Journal du dimanche qu’à niveau de revenus égal, ceux qui ont “un réseau social vivent mieux”, ajoute que la traduction de care en “soin” est trop réductrice. Mais le mal est fait. Le concept, flottant et difficile à traduire en politiques publiques, se retourne contre elle. Quelques mois plus tard, lors de l’université d’été du PS de la Rochelle, le care est, sans surprise, malmené. “C’était un objet non identifié. Cela ressemblai­t à de la politique compassion­nelle, un truc un peu catho. On avait le sentiment que c’était une forme de théorisati­on de l’impuissanc­e publique”, attaque Julien Dray, alors proche de François Hollande. Le concept a beau être mentionné dans la convention nationale du parti à propos d’un “nouveau modèle économique, social et écologique”,

il est vite tué dans l’oeuf. Comme toutes les idées neuves le sont dans ce Parti socialiste du début du siècle. “Le moindre concept qui n’était pas de l’eau tiède était alors moqué, estime un ancien cadre du parti. C’est l’héritage de François Hollande.” Chez les socialiste­s, l’heure est à la conquête du pouvoir après les échecs de 2002 et 2007, et l’économie est la discipline qu’il faut maîtriser pour passer pour un candidat crédible rue de Solférino. Ce n’est pas pour rien que Dominique Strauss-kahn, patron du FMI, fait alors fantasmer une bonne partie de la gauche. David Lebon, directeur de cabinet adjoint de Martine Aubry, se souvient que Jean-christophe Cambadélis, proche de Strauss-kahn, somma celle-ci de revenir à la raison en lui disant que le care faisait “cucul la praline”. Un an plus tard, le Parti socialiste présentait son grand projet pour la présidenti­elle et le mot care ne figurait même pas dans une sous-section. Il en sera de même dans le programme de Martine Aubry pour la primaire, quelques mois plus tard. Même si “la propositio­n d’une sécurité profession­nelle tout au long de la vie et le projet de retraites qu’on proposait était dans cet esprit-là”, dit Aubry aujourd’hui.

“On avait de l’or entre les mains”

La maire de Lille avait pourtant bien fait les choses. En 2008, au moment de se concocter un programme, elle reprend la traditionn­elle méthode socialiste: faire travailler ensemble les intellectu­els et les politiques, afin de répondre à une grande question: “Quel modèle de société voulons-nous?” Elle confie les clés de ce qui s’appellera le Laboratoir­e des idées au député Christian Paul. Comme souvent dans ces histoires, des groupes de travail thématique­s sont lancés autour de Daniel Cohen, Michel Wieviorka et d’autres. Comment souvent, les bonnes intentions “s’étiolent pour finir par être des débats informels”, dixit Romain Beaucher, du Laboratoir­e. Deux ans avant la fameuse note de Terra Nova théorisant le “divorce” entre la gauche et la classe ouvrière pour se concentrer sur un “nouvel électorat”, des idées émergent pourtant. Les premiers travaux portent sur le déclasseme­nt et les travailleu­rs invisibles, un sujet porté par le sociologue Camille Peugny. Au fil de l’eau, émerge aussi in fine ce mot anglais, même si personne ne sait bien le définir: care. Le concept, venu des États-unis, a été inventé en 1982 dans le traité philosophi­que de Carole Gilligan, Une voix différente, puis traduit comme concept politique en 1993 par Joan Tronto dans Un monde vulnérable: Pour une politique du care. En 2008, chez les socialiste­s proches d’aubry, il apparaît surtout comme une boîte à outils qui aiderait à penser autrement le lien social, la place des femmes dans la société, les métiers du soin, les solidarité­s et ce que la philosophe Fabienne Brugère, la première à avoir travaillé le care comme concept politique en France et l’une des personnes à avoir accompagné Martine Aubry sur le sujet, appelle le “souci politique de la vie des ordinaires”. Une manière, selon elle, de rendre la société plus juste, plus forte et moins vulnérable.

Rapidement, Martine Aubry adhère au concept. Aujourd’hui, elle dit que cela remonte à plus loin que la découverte de ce mot-valise: “Le prendre-soindes-autres, je ne l’ai pas découvert chez les philosophe­s américains. C’est ce en quoi j’ai toujours cru.” Elle dit que cela remonte à son enfance, aux vacances au Pays basque, à “cette vie naturelle, où la canicule ne peut pas faire de mort parce qu’on s’occupe des personnes âgées. Dans le XIIE arrondisse­ment de Paris aussi, où on habitait, on vivait avec le soin des autres, mon frère et moi, on allait faire les courses pour les personnes âgées, on faisait du soutien scolaire”. Son directeur de cabinet adjoint, David Lebon, y voit “une postration­alisation de ce qu’elle avait en elle, comme quand vous lisez Proust et que vous vous dites: ‘Ah je l’aurais pas formulé aussi bien, mais c’est ça que je pense depuis longtemps!’” Il se souvient comment Martine Aubry, à cette époque, avait relu a posteriori ses grandes réformes comme ministre de l’emploi du gouverneme­nt Jospin –les 35 heures, la loi sur l’exclusion, les emplois jeunes– selon ce nouveau concept, ce “besoin d’attention”. “Elle expliquait qu’elle ne s’était pas battue pour les 35 heures pour prendre au patronat, mais parce qu’elle considérai­t vraiment qu’on ne pouvait pas être heureux seul(e), que le bonheur est lié au fait ou pas d’avoir le bonheur autour de soi. Elle ne va pas aimer que je dise ça, mais je vois un lien entre le care et son histoire, son éducation via son père, Jacques Delors, issu du catholicis­me social.”

Quand Martine Aubry s’en empare, c’est en tout cas la première fois que Joan Tronto voit son concept “porté à un tel niveau par un politique”. “J’en étais très satisfaite”, confie-t-elle. Issu de la pensée féministe, le care offre, politiquem­ent, de nouvelles perspectiv­es. “Bien avant #Metoo, c’est une doctrine qui s’intéressai­t à des emplois essentiell­ement féminins, considérés comme secondaire­s, qui n’avaient jamais été au premier rang des agendas des partis de gauche”, analyse Sandra Laugier, professeur­e de philosophi­e à l’université Paris 1,

“Le prendre-soin-des-autres, je ne l’ai pas découvert chez les philosophe­s américains, c’est ce en quoi j’ai toujours cru”

Martine Aubry

qui a également travaillé sur le sujet. Rétrospect­ivement, Martine Aubry y voit, elle, une manière de répondre aux questions suivantes: “Comment je peux t’aider après un accident ou du chômage? Comment je fais pour que cette personne ait les moyens de se reprendre en main?” Le sociologue Camille Peugny, qui terminait à l’époque sa thèse sur le déclasseme­nt, se rappelle avoir milité pour que le care de Martine Aubry ne soit pas simplement “une notion horizontal­e apaisante” mais “un moyen de repenser les inégalités sociales, un concept vertical qui dessine de nouveaux rapports de force entre les groupes sociaux”. Il imaginait alors le concept comme une manière pour le Parti socialiste de pouvoir parler “de la caissière du Monoprix qui travaille à 23h pour que le cadre supérieur puisse s’acheter un repas sous vide en rentrant du boulot”, et surtout comme un moyen, enfin, de “reparler aux classes populaires”. Romain Beaucher aussi confesse des regrets: “On avait de l’or entre les mains, mais notre impact sur le cours du monde a été assez faible.” Il est convaincu que la notion aurait pu articuler différente­s problémati­ques d’un projet global: “Il fallait parler fiscalité et care, environnem­ent et care, féminisme et care, etc.” Ce que Martine Aubry valide aujourd’hui –“Ce sont des valeurs qui peuvent irriguer un projet total”–, mais qu’elle n’était pas parvenue, alors, à clarifier. “Chez Martine Aubry, le care partait d’une intuition: ça lui parlait beaucoup mais ce n’était pas complèteme­nt maîtrisé, ni sur le fond ni sur la forme”, concède aujourd’hui un ex-membre de son équipe. “Le problème du care est que ce n’est pas une politique spectacula­ire mais une politique qui peut changer des vies ordinaires”, défend Fabienne Brugère.

Retour de hype

Après la défaite de Martine Aubry au second tour de la primaire de la gauche le 16 octobre 2011, le concept disparaît de l’agenda politique. Neuf longues années d’ellipse, jusqu’à ce que la crise du coronaviru­s le remette dernièreme­nt sur le devant de la scène. Christian Paul y voit là un bon exemple de l’histoire des idées qui reviennent régulièrem­ent dans le débat après avoir été “provisoire­ment abîmées”, comme ce fut aussi le cas avec la démocratie participat­ive, “moquée en 2007 et qui existe désormais de façon concrète, y compris dans la politique nationale, avec la Conférence pour le climat d’emmanuel Macron”. Lors de la campagne de 2017, Sandra Laugier, alors dans l’équipe de Benoît Hamon, avait tenté par une tribune dans Libération de rattacher le care au revenu universel. Le candidat Hamon avait préféré utiliser les mots de “bienveilla­nce et sollicitud­e”, parce que, dit-il aujourd’hui, “il y a toujours un soupçon qui pèse sur un anglicisme, et personne ne comprend quand on parle du care”, mais il en assumait d’une façon l’héritage. “Autour des métiers du soin, on peut construire une politique de la sollicitud­e et du soin. C’est un axe majeur d’un changement de modèle de développem­ent, explique-t-il, citant le revenu universel, sa mesure phare, qui devait dégager du temps, “permettre de faire autre chose, de créer du lien social”, ou son dispositif Ehpad, qui visait “l’augmentati­on du personnel et des salaires en maison de retraite”.

Pour Fabienne Brugère, le care est en fait déjà à l’oeuvre. Elle le voit essaimer ici et là en France, dans “nombre d’associatio­ns, de mouvements féministes et environnem­entaux”. Elle cite également en vrac les Pays-bas, “qui sait penser l’accompagne­ment” ; l’allemagne, “où la densité des infirmière­s est un tiers plus élevée qu’en France” ; la Suisse, “où l’on peut faire des thèses durant des études d’infirmière” ; et la politique d’anne Hidalgo, qui a décidé de transforme­r en décembre dernier une aile de l’hôtel de ville en centre d’accueil pour des femmes sans abri. “Un bon exemple de politique du care”, affirme-t-elle encore. Brugère a d’ailleurs trouvé la campagne parisienne des dernières municipale­s “peu spectacula­ire”, avec des candidats “dans la sobriété, la préoccupat­ion du bien-être des vies ordinaires”. Au même moment, peu avant la crise, Najat Vallaud-belkacem confiait dans ces colonnes que “la revalorisa­tion des métiers du care, dont les salaires doivent être multipliés par deux” pourrait être “le coeur du projet socialiste dans deux ans”. Trois semaines plus tard, Arnaud Montebourg sortait également du bois dans Libération en déclarant: “Dans un autre moment de sa vérité, le président avait qualifié ces Français anonymes qui travaillen­t dur pour vivre de gens ‘qui ne sont rien’. Vat-il soudain proclamer qu’ils sont ‘tout’?” Un retour de hype qui a démangé Benoît Hamon, le poussant à sortir de son silence par une tribune musclée dans Le Monde mi-avril, avec ce titre: “Notre société s’est lourdement trompée en préférant les biens aux liens”. Devant le retour de ces appétits politiques, Martine Aubry esquisse un léger sourire: “Je reçois 30 messages par jour où l’on me dit: ‘Prends soin de toi et de tes proches’, ça me fait rigoler. Il n’y a plus un message sans qu’on n’emploie pas le mot soin. Comment si on avait ça en nous. Il y a peut-être autre chose à faire.”

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Christian Paul, Fabienne Brugère et Benoît Hamon.
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