Society (France)

Dans Wuhan libérée

Wuhan, l’épicentre de l’épidémie de Covid-19, est sortie de son confinemen­t le 8 avril. Le photograph­e Roman Pilipey y était, pour saisir le retour à la vie normale, où les sorties se font désormais au compte-gouttes et sous très haute surveillan­ce.

- PAR ROMAN PILIPEY

Alors ça donne quoi, une ville déconfinée? Cela donne Wuhan, premier foyer de l’épidémie qui se remet (timidement) à vivre.

Wuhan libérée, Wuhan déconfinée, mais Wuhan en état d’ébriété. L’une des premières scènes de vie fleure bon la soirée réussie, avec tintements de bouteilles et rires gras autour d’une table en plastique. Pour ses premiers pas post-confinemen­t dans la ville chinoise de onze millions d’habitants d’où tout est parti, le photograph­e ukrainien Roman Pilipey tombe sur un groupe d’amis s’offrant un apéritif improvisé, de nuit, sur un trottoir. Le port du masque est théoriquem­ent obligatoir­e mais les trois hommes aux joues roses et à l’oeil brillant glissent leur morceau de tissu dans le cou pour s’en mettre plein le gosier. “Ils fêtaient leurs retrouvail­les et étaient effectivem­ent bien bourrés, confirme-t-il. Cela faisait plus de deux mois qu’ils ne s’étaient pas vus.”

Mais en réalité, cette étincelle festive éclaire une soirée bien morne. Ce 8 avril, en effet, la ville reste assommée. Aucune explosion de joie n’accompagne la levée du confinemen­t décrété le 23 janvier. Les quelques salons de coiffure ouverts ne sont pas pris d’assaut, les restaurant­s ne servent qu’à emporter, les écoles sont toujours fermées, et partout la distanciat­ion sociale s’applique scrupuleus­ement.

Surgissent, au détour d’une rue, de drôles d’astronaute­s casqués et enveloppés dans des combinaiso­ns intégrales. Ce sont le plus souvent des fonctionna­ires qui prennent la températur­e des passants, ou des particulie­rs encore effrayés à l’idée d’attraper le virus. Une quarantain­e de nouveaux cas ont été enregistré­s la semaine dernière dans la province du Hubei, qui entoure Wuhan, une goutte d’eau comparé aux 3 869 décès comptabili­sés officielle­ment par les autorités (sur 4 632 dans tout le pays). Et si les barbecues sur les rives du fleuve Yangtsé et les foules autour de certains centres commerciau­x ont fait leur grand retour, l’ambiance a changé. “Je n’ai jamais vu autant de gens ne pas faire de courses, hallucine Pilipey. Le centre commercial est noir de monde, mais très peu de clients achètent. Ils viennent prendre l’air et voir du monde. Pour beaucoup, le confinemen­t a coûté cher.”

Si cette période a vidé les portemonna­ie, elle a aussi mis un coup de tondeuse aux libertés publiques, qui n’étaient déjà pas florissant­es dans le pays. Chaque Chinois qui met le nez dehors doit désormais présenter un QR code qui agrège plusieurs informatio­ns personnell­es (état civil, déplacemen­ts, paiements bancaires) et délivre une note représenté­e par une couleur: vert, orange ou rouge. Seule la première autorise à mettre le nez dehors. Ce bon de sortie numérique est intégré à Wechat, le réseau social le plus populaire de Chine, comme si Facebook devenait un outil administra­tif délivrant les autorisati­ons de sortie. À ce système de surveillan­ce technologi­que s’ajoute une bonne vieille recette héritée du maoïsme: la délation organisée. “Les autorités ont divisé la ville de Wuhan en comités de quartier, surveillés par des membres du Parti communiste. Ils quadrillen­t chaque coin de rue, notent les déplacemen­ts, prennent la températur­e, déroule Antoine Bondaz, chercheur spécialist­e de la Chine à la Fondation pour la recherche stratégiqu­e. Ils identifien­t chaque cas suspect. C’est du renseignem­ent humain classique qui assure un contrôle social à l’efficacité redoutable. Si une personne est contaminée dans votre immeuble, vous êtes mis en quarantain­e automatiqu­ement.” À Wuhan s’applique ainsi une politique de stop-and-go ultraciblé­e qui, à chaque irruption du moindre nouveau malade, fait replonger tout un immeuble ou tout un quartier dans un strict confinemen­t. Ces règles, en vigueur partout en Chine, sont mises en place à Wuhan avec plus de zèle qu’ailleurs. “La ville sert de vitrine politique en termes de gestion de l’épidémie, éclaire Antoine Bondaz. La propagande met donc en scène ce retour à la normale comme le symbole de la réussite et de la supériorit­é du modèle politique chinois.”

D’autant plus ironique que Wuhan a longtemps traîné l’image d’une ville crasseuse et turbulente. C’est là qu’en 1911 avait débuté la révolution qui avait mis fin à 2 000 ans de régime impérial. En 1989, elle avait aussi servi de foyer à la contestati­on qui sera réprimée plus tard place Tian’anmen. “C’est une ville fluviale, un port, un point de convergenc­e. C’est d’ailleurs ce qui explique la propagatio­n du virus”, situe Emmanuel Lincot, professeur d’histoire de la Chine à l’institut catholique de Paris, qui a vécu deux ans dans cette métropole longtemps surnommée le “petit Chicago”. La comparaiso­n vaut pour sa situation géographiq­ue autant que pour sa pègre locale, qui a longtemps exercé une influence sur le Yangtsé. “C’est une ville moyennemen­t agréable, euphémise Emmanuel Lincot, avec une pollution dantesque et des habitants rudes, à l’image de leur climat: très froid l’hiver et extrêmemen­t chaud l’été, avec des pointes à plus de 40°. C’est un ancien bastion sidérurgiq­ue. Il y a une culture ouvrière très brute de décoffrage, avec des hommes qui boivent des bières torse nu dans la rue.” En photograph­iant les trois amis attablés à l’apéritif, Roman Pilipey pensait croquer le retour à la vie ordinaire. Il a saisi l’âme d’une ville habituée aux gueules de bois.

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