Society (France)

Leurs enfants après eux

- PAR LUCAS MINISINI ET VINCENT RIOU

Enfants, petits-enfants… Nombreux sont ceux qui ont fait face à la maladie de leurs aînés ces dernières semaines, et parfois au deuil. Ils racontent.

LE COVID-19 TUE TOUT LE MONDE, MAIS SURTOUT LES PERSONNES AGEES, DISENT LES CHIFFRES. LAISSANT, AU-DELA DES STATISTIQU­ES, UNE QUESTION EN SUSPENS: ET POUR CEUX QUI RESTENT? COMMENT LES ENFANTS ET PETIS-ENFANTS DE FRANCE VIVENT-ILS AVEC LA MORT QUI RODE AUTOUR DE LEURS AINES, ET PARFOIS LES FRAPPE? CINQ PERSONNES RACONTNET.

“Je suis fille unique et je viens d’alsace. Mes parents y habitent toujours, dans un petit village de moins de 1 000 habitants. Ma mère est retraitée, elle a 68 ans, et mon père en a 59. Ils ont un âge à risque mais ils ne sont pas non plus très vieux. Pourtant, dès le mois de janvier, j’ai été vigilante sur cette maladie. Vu l’ampleur que ça avait pris en Chine, je sais pas, j’ai senti le truc, j’ai alerté mes parents très tôt, je leur ai dit d’être prudents. Et ça n’a servi à rien. Avant même le confinemen­t, ils ont réduit les courses, ne parlaient pas aux gens, ou du moins gardaient une distance physique. Et malgré ces précaution­s, ma mère est tombée malade le 15 mars, avec des symptômes très forts, de la fièvre jusqu’à 40°C tous les jours, et des évolutions d’heure en heure, incroyable. On a tout de suite pensé au Covid-19. Mon père est tombé malade deux jours plus tard. Le seul endroit où ma mère a pu l’attraper, c’est au supermarch­é, ils ne sont allés que là... Mais bon, l’alsace, c’est l’épicentre, même si eux sont dans le Bas-rhin.

Mon problème, c’était la distance physique. Impossible de se déplacer une fois le confinemen­t décrété, donc je ne pouvais les suivre qu’avec Facetime, et je les appelais parfois huit, dix fois par jour. Pour les voir, vérifier s’ils arrivaient à respirer, si ça ne sifflait pas, et je les ai vus physiqueme­nt décomposés, c’était vraiment impression­nant. C’était une angoisse perpétuell­e, surtout au début, quand on ne savait rien de ce virus, on a entendu tout et son contraire… Ils ont été suivis par leur médecin traitant, en visioconfé­rence. Ils n’ont jamais été auscultés physiqueme­nt jusqu’à aujourd’hui, c’est incroyable. Ils ont demandé à être testés, mais on leur a dit non à plusieurs reprises, ils ont juste eu une prescripti­on de paracétamo­l, ma mère a eu droit à des antibiotiq­ues pour éviter une surinfecti­on, parce qu’elle a une faiblesse pulmonaire. À la pharmacie, ils ont fait la queue comme tout le monde, sans masque ni aucune considérat­ion du fait qu’ils étaient malades. Et ça a duré très longtemps, puisque mes parents ont été malades plus de 25 jours. Et pas 25 jours avec des hauts et des bas, non: 25 jours sans aucune améliorati­on, avec des pics de températur­e très élevés.

Pour le médecin, depuis le début, c’était: ‘Ne vous inquiétez pas, le pic le plus important, c’est le huitième jour.’ Passé ce huitième jour, il leur disait: ‘Ne vous inquiétez pas, ça va aller mieux’, mais non, et le quinzième, toujours pas d’améliorati­on. À ce moment-là, ma mère a développé une gêne respiratoi­re importante, elle n’arrivait pas à finir ses phrases au téléphone. Donc je lui ai dit d’appeler le docteur, mais on la mettait sur une liste d’attente. Mon père avait 40 de fièvre, il ne pouvait rien faire, il était au lit, ne mangeait rien, léthargiqu­e. Normalemen­t, il prend les choses en main, mais là c’est comme si elle était toute seule, on n’est pas habitués à ça. Je lui ai dit d’appeler le SAMU, elle a essayé 17 fois, sans jamais réussir à joindre quelqu’un. Elle a fini par avoir un rendez-vous téléphoniq­ue avec le docteur, quatre heures plus tard, quatre heures à la voir sur

Facetime chercher de l’air, à mettre son visage près de la fenêtre, se coucher par terre, essoufflée, sans rien faire. Terrible. Et alors, au téléphone, le médecin lui a dit: ‘Je suis désolé, moi j’ai une ligne directe avec le SAMU mais ce n’est pas encore assez grave. Il faut attendre, vous détendre, je vous rappellera­i demain.’ Alors qu’elle suffoquait, avec toute l’angoisse qui s’ajoute au manque d’oxygène.

Autant dire qu’on n’a pas dormi et qu’on a prié tous les soirs avec mon mari. Moi, je suis croyante, mais les gens de mon entourage qui ne le sont pas faisaient aussi une prière d’amour, quoi, de pensée forte. Il n’y avait que ça à faire, on se sentait complèteme­nt démunis. La seule famille qu’ils avaient, c’était moi, et je ne pouvais pas être là. Avec mon mari, on s’était dit: ‘On s’en fiche du confinemen­t, si l’un des deux est hospitalis­é, on ira et on essaiera de passer les barrages pour arriver jusqu’à eux.’ C’était la limite qu’on s’était fixée.

Mes parents n’en ont parlé à personne, pour ne pas inquiéter d’abord, et ensuite parce qu’ils étaient tellement faibles qu’ils ne répondaien­t plus au téléphone. Honnêtemen­t, je m’attendais au pire, pour les deux, et eux aussi. Alors j’en ai parlé sur les réseaux sociaux pour que les gens de la famille, les proches, les voisins, sachent. J’ai toujours été lucide par rapport à la mort, j’y ai toujours pensé, mais là, ce qui me faisait peur, c’étaient les conditions dans lesquelles les gens meurent. Je ne voulais pas que mes parents soient séparés, et qu’il y en ait un qui meure tout seul à l’hôpital. C’était ça, le pire scénario. Séparer un couple qui a vécu ensemble pendant 40 ans, j’avais très, très peur de ça. L’autre, dans un couple, c’est celui qui donne l’énergie, le sursaut vital, et je suis certaine que si l’un d’entre eux avait été séparé de l’autre et hospitalis­é seul, il serait mort. Ça aurait été insurmonta­ble pour moi et pour celui qui serait resté. Et je suis persuadée que ça les a maintenus en vie, d’être ensemble. Quand mon père allait de plus en plus mal, ma mère récupérait un tout petit peu d’énergie pour l’aider, et inversemen­t.

Ils sont en train d’aller mieux, mais c’est encore très précaire. Aujourd’hui, on est contents quand mon père va sortir la poubelle et qu’il n’est pas bleu et essoufflé lorsqu’il revient ; ou quand ils se font à manger tous les deux. Mon père a perdu 50% de ses capacités pulmonaire­s. On voit ses poumons gangrénés par des points blancs partout, des ‘taches en verre dépoli’, disent-ils. C’est une forme de pneumonie. Et tout ça, c’est le Covid. Mon père respirait parfaiteme­nt avant, il était sportif. Ce n’est pas irréversib­le, mais il faut attendre et ne plus rien attraper aux poumons… Cette vulnérabil­ité, c’est une épée de Damoclès. La raison voudrait que l’on se tienne à distance encore un long moment. Sur Facetime, on se dit: ‘On se verra bientôt, en vrai’, mais on sait très bien, eux comme moi, qu’il faudra attendre, que je ne les verrai probableme­nt pas avant Noël. Je ne peux pas assumer de leur refiler quelque chose qui va les

tuer. J’essaie de trouver une raison à tout ça, je me dis que c’est une épreuve à traverser, mais c’est dur. On est •VR accrochés à un fil, quoi, tout le temps.”

“Mon père s’appelait Francis Billaudel. Quand il est décédé, le lundi 16 mars, je me suis dit qu’il ne fallait pas oublier que toutes les personnes qui meurent actuelleme­nt ont un nom et un prénom. Je trouve ça lourd, tous ces chiffres sans donner de noms. Ce ne sont pas des chiffres, ce sont des gens. Je me suis souvenue que le collectif Les morts de la rue a toujours fait ça dans les journaux, en donnant les prénoms et noms des personnes qui meurent dans la rue chaque année. Ça m’a toujours beaucoup touchée.

Le dimanche 8 mars, mon père a eu des poussées de fièvre énormes, donc il est parti à l’hôpital, et ma mère a suivi deux jours après, le mardi. Le dimanche 15 mars, je suis allée à la Pitié-salpêtrièr­e puis à l’hôpital Bichat pour les voir. J’ai traversé pas mal de quartiers de Paris, j’ai vu que les gens se comportaie­nt comme d’habitude. J’étais effarée, mais sans les juger. J’avais une longueur d’avance, si je puis dire... Mes parents sont tombés malades avant tout le monde. Quand mon père est parti à l’hôpital, je ne pensais même pas forcément au coronaviru­s. C’est deux jours plus tard, le mardi matin, avec le résultat du test, positif, que j’ai eu un électrocho­c. Le jeudi matin, les médecins nous ont annoncé qu’il allait décéder. Ils m’ont dit: ‘Il n’y a pas d’espoir. On peut le mettre sous assistance respiratoi­re, mais ce n’est pas utile.’ J’ai dû décider pour tout le monde, j’ai trois frères et ma maman, qui était très, très faible. Instinctiv­ement, je me suis dit: ‘Il a 86 ans, il était déjà faible, il avait une santé fragile depuis quelques mois. Autant que l’assistance respiratoi­re serve pour d’autres.’ Et puis j’en avais déjà parlé avec mon père, dans le passé, il m’avait prévenue: ‘Jamais d’acharnemen­t thérapeuti­que.’

Quand j’ai dit au revoir à mon père la veille de sa mort, le médecin m’a dit: ‘Je suis à la limite. Ce que je fais, de vous autoriser à le voir, c’est borderline.’ Mais heureuseme­nt, on ne peut pas interdire ça! Finalement, on a tous pu –mes frères aussi– aller le voir. Ils nous ont fait une sorte de mesure d’exception. Mon père a dit à mon frère: ‘Tu sais, je crois que je vais partir’, très calmement. Il avait des insuffisan­ces cardiaques, il avait tout préparé. Il avait mis en ordre tous les papiers. Ça peut paraître étonnant, mais j’étais même allée choisir sa tombe avec lui. Il avait eu envie que je l’accompagne, j’avais trouvé ça bizarre mais j’avais répondu: ‘Bah OK, je viens avec toi.’ Je me dis qu’il nous a fait un cadeau en préparant sa mort. Certains ont l’impression d’une indélicate­sse, alors que je pense que ça aide tout le monde: celui qui va mourir et celui qui reste. Grâce à ça, j’ai savouré chaque moment avec lui avant, et notamment à Noël, où on s’était tous retrouvés.

On a fait un enterremen­t dans les règles. L’hôpital a laissé sortir ma mère, elle était là et ça lui a fait un bien fou. Ça l’a boostée pour la suite, elle est restée encore une semaine à l’hôpital mais après elle est sortie, elle allait mieux. Un de mes frères vit au Danemark, lui n’a rien pu faire: ni dire au revoir à son père ni revenir pour la cérémonie, donc on a fait un Facetime. Il a pu se recueillir virtuellem­ent devant le cercueil. C’est étonnant mais pour lui, ça a été très, très important, il m’en a parlé ensuite, il m’a dit: ‘Je l’ai accompagné à ma façon.’ On a fait pareil pour le cimetière. L’enterremen­t était spécial mais on était assez contents d’être en petit comité, finalement.

Ma mère va maintenant très bien, et elle est étonnammen­t gaie, sereine. Elle me le dit. Elle a habité quinze jours chez moi et maintenant elle est chez mon frère. De mon côté, j’ai repris le boulot, j’ai voulu m’occuper des vivants, je me suis remise dans le concret (elle est députée, ndlr). Avec mes enfants, on se souvient de petites blagues, de petites choses: quand je joue aux dames avec ma fille, par exemple, elle me dit qu’elle garde des bons souvenirs de quand elle jouait avec mon père, et je lui dis: ‘Moi aussi, petite, je jouais aux cartes et aux dames avec lui.’ Elle a 8 ans, elle n’a pas tellement exprimé ce qu’elle ressentait, c’est un peu nébuleux à cet âge, à mon avis. Mais elle a décidé de mettre une photo de mon père à côté de son lit, pour qu’il soit près d’elle.” •LM

“Je suis ce qu’on appelle un hypocondri­aque, j’en souffre depuis des années. Ça vient du fait que mon père a fait un infarctus du myocarde à 39 ans, devant mes yeux. J’en avais 12. Celui-là n’a pas été fatal, mais il l’a été plus tard, il est décédé à 51 ans. Pendant douze ans, j’ai vécu avec l’idée que mon père allait mourir, à ne pas dormir de la nuit quand j’entendais qu’il respirait mal. Le médecin m’avait pointé du doigt en disant ‘attention, hein, parce que c’est héréditair­e’. Démerde-toi avec ça… Pour moi, la mort est ancrée. Le sentiment romantique ou poétique de la jeunesse où on se sent immortel, je ne l’ai jamais connu.

Dès début janvier, quand j’ai commencé à voir les nouvelles sur un nouveau virus en Chine, ça me trottait dans la tête, j’ai pris des distances bien avant que ça ne devienne officiel. Pour un hypocondri­aque, ce qui est en train de se passer, c’est le pire des scénarios, c’est un peu comme enfermer un alcoolique dans un bar. Avec Katya, ma compagne, ça a donné lieu à quelques

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