Society (France)

George Pelecanos

Que l’action se déroule à Washington –dans ses livres–, à Baltimore, New York ou La Nouvelle‑orléans –dans les séries The Wire, The Deuce et Treme, qu’il a coécrites–, le grand George Pelecanos pose toujours la même question: où est passée l’âme de l’amér

- PAR RAPHAËL MALKIN

Le grand écrivain de polar américain, aussi auteur pour les séries cultes The Wire, Treme ou The Deuce, revient à nouveau regarder son pays dans les yeux. et c’est peu dire qu’il y a des choses à voir.

La façon dont la ville de Washington s’est transformé­e ces dernières années constitue la toile de fond de ce nouveau livre. Comment décririez-vous ces changement­s? Sur Georgia Avenue, il y a maintenant un biergarten, ce genre d’endroit en extérieur où l’on s’assoit pour siroter une bière. Les clients sont blancs, pour la plupart. Je n’arrive pas croire qu’un tel lieu puisse exister aujourd’hui à cet endroit. Il y a dix ans à peine, c’était un épicentre de la culture noire. Il y avait de grandes cités HLM et le Black Hole, cette célèbre salle où l’on jouait du go‑go, la version washington­ienne du funk. Aujourd’hui, dans ce biergarten, on passe principale­ment de la country. Washington se gentrifie. J’ai vécu ici toute ma vie et lorsque je me balade, je me rends compte que tout ce qui a forgé ma jeunesse a disparu.

Dans votre livre, lorsqu’on demande à votre personnage Michael Hudson ce qu’il pense de tout ça, il répond que ‘tout n’est pas mauvais’. La gentrifica­tion a-t-elle des effets positifs? Quand j’ai commencé à écrire des livres, Washington était la ‘capitale du meurtre’ des États‑unis. Des crimes, de la drogue. Aujourd’hui, le taux d’homicide a chuté de près de 75%. C’est devenu une ville où il fait bon vivre. Dans les quartiers qui ont constitué les théâtres principaux des émeutes raciales de 1968, on trouve maintenant des bars, des restaurant­s et plein d’autres commerces. Ces changement­s signifient qu’il y a plus d’argent, plus d’emplois, et donc plus de revenus pour la ville. Théoriquem­ent, cet argent sert à développer les écoles, à soutenir les familles dans le besoin. De ce point de vue, la gentrifica­tion porte donc en elle quelque chose de positif, oui.

Et les effets négatifs? C’est aussi un danger. Des gens doivent déménager du jour au lendemain parce qu’on a soudaineme­nt décidé de vendre au plus offrant la maison qu’ils ont toujours habitée. Dans les années 70, quand je livrais des fruits pour le compte de mon père, restaurate­ur, la population de DC était noire à près de 80%. C’est la raison pour laquelle on appelait également la ville “Chocolate City”. C’est de là que vient le titre de la chanson du célèbre groupe Parliament. Il n’y avait pas d’autre ville comme ça aux États‑unis. De nos jours, lorsque je m’attarde dans des quartiers comme celui du lycée Cardozo, où a étudié mon personnage, ou dans les environs de la 14e Rue, qui étaient jadis un genre de Harlem, je ne vois plus que des Blancs. Les maisons sont rachetées par des nouveaux venus à une vitesse folle. Cette année, la population noire de la ville est passée sous la barre des 50%. C’est un choc. Voilà que les Washington­iens noirs constituen­t une minorité dans ce qui a toujours été leur ville. J’ai l’impression aussi que DC a perdu de son intérêt. Elle devient une sorte de Wall Street où les gens viennent juste pour gagner de l’argent. Ce n’est pas mon idée de ce que doit être une ville.

Qu’est-ce qui explique un tel phénomène, selon vous? The Deuce, la série que j’ai coécrite avec David Simon pour HBO, traite certaineme­nt plus de l’évolution de l’économie et du travail que de la pornograph­ie à Times Square, qui est son cadre principal. L’idée était de raconter ce qui peut arriver à une ville lorsque celle‑ci touche le fond d’un point de vue économique et social. À New York, dans les années 70, Times Square était une vaste cour des miracles, un puits sans fond, et que s’est‑il passé dans la foulée? Des businessme­n ont tout racheté pour en faire ce que c’est aujourd’hui: un truc à la Disneyland. Il s’est passé peu ou prou la même chose avec DC. Les émeutes de 1968 ont détruit la ville. De nombreux magasins ont été mis à sac et ceux qui ont été épargnés ont fermé. Pendant près d’une quinzaine d’années, les seules traces de vie qu’on trouvait dans certains quartiers, c’étaient ces ballots de paille qui filaient au milieu de la rue, comme dans les westerns. L’immobilier est alors devenu si peu cher que cela a attiré des spéculateu­rs, blancs pour la plupart, qui ont bientôt acheté tout ce qu’ils pouvaient, réhabilita­nt par‑ci et détruisant par‑là, pour reconstrui­re. Ce que je veux dire, c’est que pour en arriver là, une ville doit d’abord toucher le fond. Je crois que c’est impossible de combattre ce mouvement.

On dirait bien que les États-unis se fichent de perdre leur âme, en réalité… Généraleme­nt, les gens qui s’installent dans un quartier avec lequel ils n’avaient aucune attache n’en connaissen­t pas l’histoire. Et ils s’en fichent éperdument. C’est regrettabl­e. Mais je considère que la nostalgie de ce qui a disparu ne devrait jamais décider pour nous et pour une ville ce qui est bien ou pas. Lorsqu’on a lancé The Deuce, nombre de gens nous ont dit combien le vieux Times Square leurs manquait. Je leur ai alors demandé s’ils y avaient vécu à cette époque. J’ai fait exprès de les provoquer parce que, en vrai, on ne peut pas être nostalgiqu­e sur ce sujet. Je le redis: Times Square, dans les années 70, était un endroit de mort. Il arrive que la nostalgie nous empêche de voir la réalité en face. Elle facilite le fantasme.

“J’ai toujours peur que ce que je mets en scène ne correspond­e pas à la réalité. Surtout en tant qu’écrivain blanc dont l’un des sujets de prédilecti­on est la culture noire”

Mais vous, vous êtes nostalgiqu­e, non? Tous vos travaux, livres ou séries parlent de mondes disparus. Je crois que je le suis, oui. Je suis un grand fan des années 70. De la musique qu’on jouait, des voitures qu’on conduisait, des vêtements qu’on portait. La soul et le funk de cette époque font partie des sommets de l’histoire de l’amérique. Sur le tournage de The Deuce, je faisais très attention à ce que tous les éléments de chaque scène soient parfaits, du décor à la coiffure des figurants. Et puis j’ai toujours peur que ce que je mets en scène ne correspond­e pas tout à fait à la réalité. Surtout en tant qu’écrivain blanc dont l’un des sujets de prédilecti­on est la culture noire. J’ai toujours peur qu’on dise: ‘Pelecanos, c’est du bullshit.’ Essayer de coller le plus possible à une réalité, c’est faire preuve de respect.

Pourquoi la ville de Washington est-elle le sujet de tous vos livres? C’est une sorte d’obsession, je dois bien l’avouer. Quand j’étais jeune, je voulais apprendre sur ma ville natale mais je ne trouvais aucun bouquin, film ou programme télévisé satisfaisa­nt. C’est pour ça que je me suis mis à écrire sur Washington. L’idée était de faire comprendre qu’il ne s’agit pas simplement de la capitale politique des États‑unis, Washington est bien plus que ça. Mais je ne savais pas que cela allait me suivre jusqu’à aujourd’hui, que cela deviendrai­t le travail d’une vie. Sans doute est‑ce la preuve que je ne suis pas ce genre d’auteur avec une imaginatio­n débordante, qui peut voyager intérieure­ment jusque dans des contrées inconnues. Moi, j’ai besoin de sortir de chez moi, de sentir l’air dans les rues de ma ville et d’avoir sa poussière entre les doigts pour trouver l’inspiratio­n.

À peine libéré raconte l’histoire d’un détenu qui trouve un nouveau sens à sa vie en se plongeant dans des livres, d’abord en prison, puis dehors. Est-ce un hommage à la littératur­e? Les livres ont changé ma vie. Sans pour autant être un criminel, j’étais un jeune homme à problèmes. Je me suis retrouvé plus d’une fois dans de sales histoires et j’aurais pu finir en prison si les juges n’avaient pas été cléments avec moi –et s’ils l’ont été, c’est certaineme­nt parce que je suis blanc. J’ai toujours aimé le cinéma, je rêvais de devenir réalisateu­r, mais je ne connaissai­s personne dans ce milieu et je n’avais pas les moyens de quitter Washington pour faire carrière. À l’université, un professeur m’a alors conseillé de lire des polars. Ces lectures m’ont transformé. Comme pour tout le monde, j’imagine, la littératur­e m’a permis de porter un nouveau regard sur mon propre environnem­ent. Tout à coup, j’ai trouvé que le monde avait potentiell­ement quelque chose de romanesque.

Comment vous êtes-vous documenté pour raconter l’accès aux livres dans les prisons? J’ai passé et je passe encore du temps dans des centres de détention juvéniles et des prisons. J’y anime des ateliers de littératur­e et d’écriture. Pour être honnête, ce n’est pas tout à fait de la philanthro­pie. J’y trouve mon compte: je peux discuter avec des détenus et ainsi m’inspirer de leurs histoires, des mots qu’ils utilisent entre eux, de leurs accents, de leurs attitudes pour nourrir mes livres. Souvent, ces détenus sont d’avides lecteurs. Je vous jure. Un jour, j’ai demandé à l’un d’eux ce qu’il envisageai­t de faire une fois qu’il aurait purgé sa peine. Il m’a répondu: ‘Tout ce que je veux, c’est un gros pochon d’herbe et la carte d’adhérent d’une bibliothèq­ue municipale.’ J’ai trouvé cette réponse très belle.

Comment occupez-vous votre temps, ces jours-ci, confiné à Washington? Je sors une fois par jour. Je fais une longue balade au cours de laquelle je m’enfonce dans les bois. Généraleme­nt, je me perds. Mais hier, j’ai fait quelque chose que je ne fais jamais d’habitude: je suis allé me balader dans le centre‑ville pour jeter un coup d’oeil aux monuments. C’était totalement vide et très étrange. Je lis beaucoup, aussi. Des essais sur les mouvements syndicalis­tes, notamment.

Et vous travaillez? Je suis bien trop préoccupé par la situation pour plancher sur une nouvelle histoire en ce moment. Je suis inquiet pour ma famille, pour mes amis. C’est très dur, je trouve. Et je n’ai absolument pas envie d’écrire sur la pandémie. Je sais que tout un tas d’écrivains sont en train de s’en donner à coeur joie mais moi je ne peux pas, je trouve ça malsain. Il y a trop de souffrance.

Vous ne faites rien, alors? Si, j’écris un scénario. Avec David Simon et Ed Burns, on s’est mis à l’écriture d’un nouveau projet sur Baltimore qui réunira tous les acteurs de la série The Wire. Je ne peux pas vraiment en parler, hélas. Disons que cela se concentrer­a sur la police de la ville qui, ces dernières années, a dû gérer plusieurs affaires de corruption d’ampleur dans ses rangs.

Pour finir, que pensez-vous de la manière dont les États-unis gèrent la crise du coronaviru­s? Il y a tellement de gens dans ce pays, conservate­urs et libertaire­s confondus, qui passent leur temps à réclamer que le gouverneme­nt cesse d’intervenir dans la vie des citoyens... Là, d’un coup, à cause de la pandémie, tout le monde veut recevoir l’aide du gouverneme­nt. J’espère qu’on va comprendre pour de bon qu’un gouverneme­nt solide est quelque chose d’important. Je n’ai rien contre le capitalism­e, je crois profondéme­nt en l’idée de la libre entreprise, j’en suis même un exemple, mais je crois aussi que l’action fédérale, et donc le fait de payer des impôts, est louable. Elle permet d’aider ceux qui sont dans le besoin. J’élargis le débat, mais le développem­ent d’une assurance santé pour le plus grand nombre, l’école publique et ce genre de choses est d’autant plus important aujourd’hui. On verra bien en novembre, aux prochaines élections, si les Américains veulent ce changement ou non. Quoi qu’il en soit, on s’en sortira d’une manière ou d’une autre. On guérira de tout ça.

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Quartier de Noma, à Washington.
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