“Les théories du complot conduisent à la mort”
Douglas Selvage, historien américain et chercheur à l’université berlinoise Humboldt, s’est spécialisé dans les campagnes de désinformation sur le sida menées par le KGB et la Stasi dans les années 80. Surprise: il y voit un certain nombre de similitudes avec la situation actuelle.
Les fausses informations et les théories du complot se multiplient actuellement sur Internet. Est-ce quelque chose de nouveau en période de crise sanitaire? Absolument pas. Lors des grandes épidémies de peste au Moyen Âge, les Juifs étaient accusés de tous les maux. Quand ce n’était pas les Juifs, c’étaient les sorcières qui empoisonnaient les puits. À chaque épidémie, un bouc émissaire est recherché. L’exemple récent le plus célèbre remonte à l’apparition du sida dans les années 80. Des théories du complot couraient déjà aux États-unis: le VIH serait une arme biologique pour tuer les homosexuels, les Afro-américains ou encore la population africaine. Le KGB, avec le soutien de la Stasi, a repris ces rumeurs pour discréditer son adversaire sur le plan international. Avec de nouveaux ingrédients: le VIH aurait été créé dans un laboratoire militaire américain.
Faites-vous un parallèle entre ce qui se passait dans les années 80 avec le VIH et ce qui se passe aujourd’hui avec le Covid-19? Oui, mais il y a aussi quelques différences. Ce n’est plus une partie à deux, mais avec de nombreux acteurs. Les campagnes de désinformation cherchent à discréditer l’adversaire, mais aussi à créer des tensions entre Bruxelles et les États-unis, ou à l’intérieur de L’UE. Par ailleurs, la Chine essaie d’alimenter la thèse d’un virus venu des États-unis pour détourner l’attention du fait que le Covid-19 est apparu à Wuhan et que Pékin a passé sous silence le début de l’épidémie. Et les États-unis, voulant faire oublier leur absence de préparation face à la pandémie, disent que le virus s’est échappé d’un laboratoire à Wuhan. Il ne s’agit que de différences de forme par rapport aux années 80. Le fond reste le même. Pour les théories du complot, il y a un principe appelé Occam’s Razor
–‘le rasoir d’occam’– qui s’applique très bien aux théories du complot et qui pourrait s’interpréter par: ‘Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple?’ Plus le récit est tordu et plus il faut s’en méfier. Les virus apparaissent dans la nature, c’est un fait. Pourquoi évoquer un laboratoire militaire? C’est toujours valable aujourd’hui.
Aujourd’hui, les outils de désinformation les plus efficaces sont les réseaux sociaux. Et à l’époque? L’union soviétique utilisait ses propres organes de presse, qui étaient lus également en dehors du bloc de l’est, mais aussi ses agents et informateurs basés à l’étranger. À la fin des années 80, la Stasi a même déclaré avoir cofinancé en secret un documentaire en RFA (Aids, die Afrikalegende, ndlr), qui a été diffusé à plusieurs reprises sur les grandes chaînes de télévision de l’ouest –ce qu’ont toujours nié ses auteurs. Mais les acteurs les plus importants de ces campagnes étaient ce qu’on appelait les personnes de contact. Des gens qui ne savaient pas qu’ils étaient en contact direct avec des agents des services secrets. Ils propageaient la désinformation du KGB et de la Stasi sans avoir de liens identifiables avec des pays communistes. Une stratégie semblable à celle d’aujourd’hui sur les réseaux sociaux.
Dans quelle mesure la campagne de désinformation sur le sida a-t-elle été un ‘succès’? C’est la plus grande réussite de propagande du KGB, puisqu’il y a encore des gens convaincus que le Pentagone se cache derrière la maladie. L’opération du KGB portait le nom de code ‘Denver’, qui renvoie à un laboratoire de recherche dans le Maryland, Fort Detrick. Le prétendu lieu d’origine du sida. Si vous tapez ‘Fort Detrick + Aids’ aujourd’hui dans un moteur de recherche, il y a des dizaines de milliers de résultats. Aux États-unis, des publications conservatrices continuent de répandre cette désinformation. Ce récit n’a plus besoin de services secrets pour se propager.
Et cette histoire continue également de rencontrer un large écho en Afrique. Avec des conséquences désastreuses… En Afrique du Sud, Thabo Mbeki –à la tête du pays de 1999 à 2008– croyait à de nombreuses théories du complot, dont la thèse de Fort Detrick et du VIH comme arme biologique. Il refusait donc de prêter attention aux progrès de la médecine occidentale et aux mesures de prévention. Résultat, de nombreuses personnes pensent encore que les préservatifs et les traitements antirétroviraux n’ont aucun effet. Lorsque vous croyez aux théories du complot face à une pandémie, cela conduit à la mort d’êtres humains.
La filiale allemande de Sputnik, l’agence d’information russe, a récemment affirmé via les réseaux sociaux que se laver les mains ne servait à rien. Lors de l’apparition d’ebola, cette même agence avait avancé qu’il s’agissait d’une arme biologique venue des États-unis. Ils refont la même chose que dans les années 80, 90 et 2000. Il suffit juste de changer le nom du virus et de trouver d’autres experts.
Dans le cadre du Covid-19, L’UE a déclaré vouloir combattre les campagnes de désinformation en se basant sur les faits. Que peuvent nous apprendre les années 80 dans cette bataille? Que les gens aiment croire les fausses informations. Dites à quelqu’un qui a des ressentiments envers la Chine que le virus provient d’un laboratoire de Wuhan, il vous croira d’emblée. On aime à penser que l’ennemi a des intentions malveillantes. Pour vous baser sur des faits, il faut l’aide de la science, et le problème des scientifiques est qu’ils ont besoin de plusieurs années pour être sûrs de ce qu’ils avancent. Il nous faut réapprendre la différence entre un fait et une opinion. Le meilleur outil reste le rasoir d’occam.
Vous avez un exemple de récit simpliste qui circule actuellement? Il y a quelques semaines, le sénateur en charge de la sécurité intérieure dans le Land de Berlin, Andreas Geisel, a affirmé que des livraisons de masques avait été détournées par les États-unis depuis la Thaïlande. Quelques minutes après, ça s’est retrouvé dans toute la presse allemande et européenne. La vérité est plus complexe: il s’agissait d’un intermédiaire allemand qui a vendu au dernier moment au plus offrant. Et quel récit restera pour toujours en ligne? Le plus simpliste. Il y a eu la même histoire en France et au Canada. Je ne dis pas que l’administration Trump est irréprochable. Mais une vague déclaration d’un responsable politique local peut de nos jours créer une crise diplomatique majeure.
L’autre danger de ces campagnes de désinformation n’est-il pas également de provoquer des divisions au sein de nos sociétés? Oui, il y a un vrai risque de cassure. Dans les années 80, la communauté homosexuelle aux États-unis a très tôt pointé du doigt la responsabilité de l’administration, qui a tardé à réagir face au VIH. Ce qui a conduit à propager la thèse de Fort Detrick en son sein. Des membres de l’administration Reagan ont ensuite réagi avec des absurdités comme: ‘Le sida est la peste des homosexuels. Une punition envoyée par Dieu.’ Cela a renforcé les pensées de ceux croyant à la responsabilité de Washington. Quand nous voyons nos amis, les membres de notre famille mourir, nous cherchons des responsables, parfois au mauvais endroit. C’est ce qui se passe aujourd’hui.