LES POSITIONS DE LECTURE
On s’en souvient comme si c’était hier. C’était un de ces étés éternels où chacun pouvait sortir à sa guise. On n’avait pas d’enfant, pas de pâtés de sable à faire, on pouvait passer des heures à lire à plat ventre sur notre serviette, les coudes plantés dans la viscosité chaude, la nuque brûlante. On s’en souvient comme si c’était hier, vraiment, parce que après cinq minutes dans cette position de merde, on s’était demandé d’où sortaient ces nouveaux muscles là, au niveau des épaules, des muscles qui n’existaient pas la veille, on l’aurait juré, et qui venaient d’apparaître juste pour faire supermal. Et puis notre tête s’était mise à peser une tonne, sans rire, on avait les trapèzes qui gueulaient “sors-nous de là, putain!”, “fous-toi sur le côté, Ducon” et les genoux qui hésitaient: “Ça fait plus mal plié ou tendu?” À un moment, les dorsaux avaient hurlé: “C’est pas bientôt fini, ce bordel?” On était allé nager.
On avait laissé l’époque pleine d’incertitudes, on la retrouve fringante, accompagnée d’une nouvelle pépite dont elle seule a le secret: le yoga-lecture. Si notre première réaction est une forme de défiance (compréhensible, l’humain est réfractaire au changement, seuls quelques audacieux prennent leur courage et leur tapis de sol à deux mains pour ouvrir la voie), force est d’avouer que l’idée n’est pas si bête: pourquoi seulement “lire le dernier Despentes” quand on pourrait “lire le dernier Despentes en prenant des poses à la con”? Nous voilà donc, lombaires à plat et jambes levées au mur. Humm. Il est beau, ce mur! Plat! Comme une allégorie de notre humeur qui s’apaise. Quelle révélation! Certes, les pisse-froid du bouquining lui préféreront la lecture freestyle, plus instagrammable, mais est-ce notre faute si ce monde est peuplé d’hurluberlus incapables d’apprécier les choses simples?
Si cette position était une saison, ce serait l’automne. Quelque part autour de fin octobre-début novembre, vers 18h15. Si c’était un vêtement? Des chaussettes à grosse maille, celles que vous vous devrez d’arborer no matter what si vous optez pour la Planche, tant cette posture s’accompagne nécessairement d’un système “pieds croisés” mettant fatalement en valeur les articles de bonneterie. À ceux qui continueraient à voir dans cette position une allégorie du renoncement, nous attirons l’attention sur l’importance du coussin sub-nucal (pour des raisons évidentes), ainsi que sur le respect de règles simples mais strictes (attendre trois heures après le repas, éviter les livres de plus de 600 pages en cas de plat en sauce, etc.) à même d’assurer au(à la) lecteur(rice) une expérience Planche chill mais safe.
À moins que vous soyez en train de réviser un partiel à la bibli ou d’attendre votre plat du jour en solitaire, il n’existe à ce jour aucune bonne raison pour vous attabler ainsi. Outre l’impression d’inconfort général causée en premier lieu par les tensions dans les bras et les épaules, l’archiviste donnera mécaniquement de vous l’image d’un(e) lecteur(rice) littéralement aux prises avec l’ouvrage, voûté(e) sous le poids de la contrainte et de la difficulté, bref, un individu que l’on a forcé à s’asseoir et qui aura le droit de passer un coup de fil (de préférence à son avocat), ce qui, convenons-en, n’est agréable ni pour vous, ni pour l’observateur(rice) potentiel(le), ni pour l’auteur(rice) du livre qui pourrait passer par là sans prévenir. Et personne n’a envie de faire de la peine à un(e) écrivain(e), n’est-ce pas? Attendez, non, on retire ce qu’on vient de dire.