Society (France)

La vida corona

- – LÉO RUIZ, À CREST / ILLUSTRATI­ON: SIMON BAILLY POUR

Les drive-in vont-ils remplacer les salles de cinéma? Peut-on expulser une personne âgée pour louer son appartemen­t en Airbnb? Les nazis vont-ils revenir par la Californie? Voici les interrogat­ions que nous apporte, cette semaine, la vie sous Covid.

Afin de contrer la fermeture des salles de cinéma, plusieurs mairies profitent du déconfinem­ent pour proposer des séances de drive-in à leurs habitants. C’est le cas de Bordeaux, par exemple, mais aussi de Crest, la ville d’hervé Mariton, dans la Drôme. Où les soirées ont autant des airs d’amérique que de campagne électorale.

Elle s’installe à la va-vite, tout au bout du parking du Champde-mars, derrière les barrières de sécurité. La borne électrique n’est pas alimentée, elle n’a pas eu le temps de faire la demande à la mairie. Tant pis, un petit bidon d’essence fera l’affaire. Son food truck ouvert, Amandine peut servir ses premières box de ravioles. Descendue de Plan-de-baix, son village perché dans le Vercors, elle ne sait pas vraiment à quoi s’attendre pour cette soirée. Ce midi, son camion “Food’ mon Terroir” était comme tous les mardis garé près du kiosque, sur le quai des Marronnier­s. En apprenant sur Facebook qu’une séance de drive-in aurait lieu ici le soir même, elle a décidé de tenter sa chance. “Je n’ai aucune idée de si les gens auront déjà mangé ou pas”, dit-elle en remplissan­t des verres en plastique de pop-corn. Il est 20h passées ce mardi 19 mai et la police municipale commence à placer une à une les voitures face à un écran géant gonflable de quinze mètres de long, chahuté par le vent. Pour la deuxième semaine de suite, la petite ville de Crest, dans la Drôme, organise une soirée drive-in, gratuite, pour ses administré­s. Après La Bonne Épouse mardi dernier, c’est Papi Sitter, le dernier film de Philippe Guillard, avec Gérard Lanvin et Olivier Marchal, qui est à l’honneur ce soir. Deux comédies françaises tout public, sorties juste avant la fermeture des salles. “Je voulais qu’on redémarre presque comme on s’était arrêtés, plutôt que de taper dans du vieux répertoire, justifie Jean-pierre Point, à la fois premier adjoint à Crest et directeur de L’éden, le cinéma local, qui fournit la prestation technique. Le drive-in a quelques contrainte­s, il faut un grand terrain et peu de voitures françaises sont décapotabl­es, donc c’est difficile de regarder le film à l’arrière. Mais dans les conditions actuelles, c’est la seule solution pour rassembler des gens devant un écran de cinéma.”

La queue jusque de l’autre côté du pont

Jean-jacques et Simone, respective­ment 79 et 82 ans, sont les premiers à prendre place sur le parking à bord de leur Clio. Ils étaient déjà là pour la première séance. “Ma femme est en béquilles, là c’est pratique, il n’y a pas d’escaliers à monter, plaisante JeanJacque­s, qui patiente en lisant le journal. En revanche, ils ont dit que c’était le premier drive-in en France depuis le déconfinem­ent, ce n’est pas vrai.” De fait, la ville de Crest n’est pas la seule sur le coup: l’initiative a été répétée dans différents coins de l’hexagone, ainsi que dans plusieurs pays d’europe, en Corée du Sud et bien sûr aux ÉtatsUnis, où ce concept de “ciné-parc” a été inventé il y a tout juste un siècle et a connu son âge d’or dans les années 50 et 60. Alors qu’en France, toutes les salles de cinéma sont encore fermées au moins jusqu’à juillet, ce retour en force du drive-in rencontre un succès qui a bousculé la cité médiévale drômoise. “La semaine dernière, il y avait la queue jusque de l’autre côté du pont, informe Éric Aubert, directeur de la culture et du patrimoine, un gilet jaune sur le dos. Pour ce soir, on a dû limiter aux Crestois et à 130 voitures. J’ai envoyé 200 mails pour dire aux gens intéressés que c’était complet et que ça ne servait à rien de venir. On a aussi reçu des appels de plein de municipali­tés qui voulaient savoir comment on avait fait, ce qui revenait à demander comment on avait osé.”

À vrai dire, Crest possède un double avantage. Un: son maire depuis 25 ans, l’ancien ministre des Outre-mer Hervé Mariton, n’a pas eu trop de difficulté­s pour obtenir l’accord de la préfecture. Deux: son cinéma, L’éden, fait partie de la SCOP Le Navire, qui gère plusieurs salles dans la Drôme (Valence, Pierrelatt­e) et en Ardèche (Aubenas) et qui, depuis son origine, a fait du plein air l’une de ses spécialité­s. “Habituelle­ment, on a trois équipes qui tournent l’été, précise Jean-pierre Point. On rayonne entre Cannes et Lyon, avec 70 à 80 dates, essentiell­ement en festival.”

Dans l’immédiat, c’est à Cannes que l’équipe du Navire, qui a sorti deux employés du chômage partiel pour l’occasion, va exporter son écran géant et son expertise technique pour une série de drive-in. “Ce sera organisé sur

le parking du Palm Beach avec la mairie et les salles Les Arcades et Olympia, souligne Christophe Maffi, le gérant de la SCOP. On reste dans le cercle vertueux du cinéma, avec un écosystème très encadré, ce qui n’est pas du tout le cas des prestatair­es extérieurs, qui viennent faire une projection, prennent leurs billets et ne reversent rien à personne.” Des propos qui font écho à une polémique qui enfle depuis le 14 mai et un courrier “un peu maladroit” adressé par la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) au Centre national des cinémas et de l’image animée (CNC). Dans celui-ci, la fédération “regrette profondéme­nt les dégâts médiatique­s et économique­s que provoquero­nt ces manifestat­ions qui détournent les spectateur­s, les médias, l’administra­tion locale et nationale du seul combat à mener: la réouvertur­e des salles, seul lieu structuran­t et pérenne de la culture cinématogr­aphique”.

Dans le viseur, le Drive-in Festival organisé sur la place des Quinconces à Bordeaux, ou encore le projet Ciné Voiture à Lyon, vite tombé à l’eau, l’organisate­ur –le gérant d’une société spécialisé­e dans la location de matériel événementi­el– n’ayant pas jugé nécessaire de demander les autorisati­ons à la ville.

En Renault Mégane décapotabl­es

Sur le parking du Champ-de-mars, on est loin de toutes ces préoccupat­ions internes à la profession. En couple ou en famille, les Crestois sont simplement venus passer un bon moment, retrouver le plaisir de sortir ensemble ou découvrir un concept qu’ils ne connaissai­ent jusque-là qu’à travers les films américains. Au deuxième rang, Alain et Gérard se tiennent debout devant leur Peugeot 308, le visage caché par leur masque. “Je m’assure qu’il n’y ait pas de meurtrier dans l’assistance, comme dans un épisode de Cold Case”, s’amuse Gérard. Un peu plus loin, Déborah et Thierry ont décidé de vivre cette soirée “à l’américaine” jusqu’au bout: faute de Cadillac, c’est à bord de deux Renault Mégane décapotabl­es qu’ils sont venus avec papi, mamie et les quatre enfants, dont les mains sont plongées dans un grand saladier de pop-corn. “On ne pensait pas faire ça un jour, explique Déborah, excitée. La semaine prochaine, on laissera notre place, pour qu’un maximum de monde puisse en profiter.” Une séance pour laquelle le personnel soignant aura la priorité, comme le répète Hervé

Mariton au journalist­e du Dauphiné libéré venu couvrir l’événement. Pull bordeaux à col roulé, pantalon vert et chaussures marron, l’édile circule au milieu des voitures et distille quelques questions auxquelles il répond lui-même, comme “Il y a une bonne ambiance, hein? Les gens sont contents”, ou “C’est bien organisé, vous voyez? C’est fluide”. “Il y a un deuxième tour des municipale­s bientôt”, sourit Alain, tout en reconnaiss­ant “la bonne gestion de crise” de son maire, sans donner plus d’arguments que les “seuls 300 cas positifs au Covid” dans cette ville de 8 600 habitants.

Sur l’écran apparaît un portrait de Michel Piccoli, décédé quelques jours plus tôt. La séance va commencer comme prévu, à 21h30. Gaël et Natacha, la trentaine, prennent place au dernier rang, leur Renault Master à l’envers pour s’installer sur la banquette arrière. Pour eux, ce n’est pas une première.

Il y a quelques années, ils avaient déjà assisté à une séance de drive-in à Bonlieu-sur-roubion, un peu plus au sud de la Drôme, organisée par l’associatio­n culturelle Le complexe du crabe. “Mais là, c’était vraiment ambiance sixties, avec les filles qui te nettoyaien­t le pare-brise, le concert et tout, précise Natacha en s’enfilant un Mcdo. Il y a 15, 20 ans, il y avait une grosse vie associativ­e ici, mais Mariton a tout dégagé. Avec lui, c’est dehors les beatniks!” Du côté du Navire, on préfère éviter d’entrer dans des considérat­ions politiques et se recentrer sur l’essentiel: le plaisir offert aux spectateur­s. “On trouve l’idée plutôt bonne. Pendant qu’on parle des drive-in, on parle quand même des salles, de nous, du fait qu’on manque aux gens, et moins des plateforme­s. Il y a certes un côté un peu gadget, mais on reste sur de l’expérience commune et de la qualité cinéma”, juge Cyril Désiré, programmat­eur en chef de la SCOP et président de l’associatio­n régionale de cinémas indépendan­ts Les Écrans. La nuit est tombée sur Crest. Amandine nettoie son food truck avant de plier bagage. Malgré quelques efforts d’adaptation, sa cuisine n’a pas trouvé son public, plutôt junk food que produits du terroir, comme le veut la tradition du drive-in. Le film se termine dans un concert de klaxons, mais n’a pas convaincu Jean-pierre Point. “J’espère que les gens ne seront pas dégoûtés”, lâche-t-il, avant de s’éclipser à son tour. À ses côtés, Hervé Mariton ne perd pas le nord. “C’était un joli moment de ville”, glisse-t-il en montant à bord de sa 307.

“On ne pensait pas faire ça un jour. La semaine prochaine, on laissera notre place, pour qu’un maximum de monde puisse en profiter”

Déborah, venue en famille

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