Society (France)

Linkedin, le réseau des ados

Ils ont l’âge de gambader sur Tiktok ou Snapchat. Mais c’est sur Linkedin, le réseau social des adultes qui soignent leur carrière, que débarquent de plus en plus de collégiens et de lycéens. Un signe des temps?

- PAR PIERRE-PHILIPPE BERSON / ILLUSTRATI­ONS: JACOPO ROSATI POUR SOCIETY

Linkedin, plateforme pour gens en tailleur ou en costard? C’était avant que les ados ne débarquent, des rêves de carrière plein les yeux. Drôle ou flippant? Drôle et flippant.

Le diamant est-il trop brillant? Jamais jusqu’ici Fabien* ne s’était posé de question sur le scintillem­ent de sa boucle d’oreille. Il vit avec et ne l’enlève sous aucun prétexte. Mais à l’heure de faire ses grands débuts sur Linkedin, il s’est interrogé. Faut-il poser avec son bijou sur sa photo de profil? “Ça m’a bien pris la tête. Je le mets? Je le mets pas? Ça fait pas sérieux? Et puis, je me suis dit que ça faisait partie de moi”, tranche avec recul le lycéen, scolarisé dans l’hérault. Il décide donc de le conserver, mais opte pour une mise en scène ultrasobre: fond blanc, chemise blanche, éclairage minimal, coiffure sage et sourire mollasson.

Fabien s’est mis sur “ling-gueding ” pour préparer sa future carrière dans le médical. Il considère le réseau social comme un tremplin. Mais à 17 ans, difficile “d’envoyer du rêve”, comme il dit. Pour commencer, Fabien ne trouve pas le statut “lycéen”. Il se rabat alors sur un drôle d’intitulé: “étudiant chez lycée polyvalent”, en précisant “à temps plein”. Quelques lignes

plus bas, le jeune homme dévoile ses ambitions en se décrétant “futur employé dans le médical”. La plateforme ajoute “depuis 8 mois”. Fabien trouve ces associatio­ns boiteuses, mais poursuit et vide toutes ses munitions. Il détaille son cursus en terminale ST2S, pour “sciences et technologi­es de la santé et du social”, mentionne l’obtention de son brevet de secouriste, sa maîtrise du défibrilla­teur automatiqu­e et son intérêt pour l’agence d’intérim Manpower. Il pense ajouter ses hobbies, le running et le Crossfit, mais son grand frère l’en dissuade. “Il m’a dit:

‘Sur Linkedin, c’est que le profession­nel.’” Problème: Fabien a zéro boulot et aucun stage à faire valoir. Alors il s’arrange avec la réalité et déclare vivre “dans la région de Montpellie­r”. “C’est plus sérieux. Le nom de ma ville, ça fait vacances. Je ne veux me fermer aucune porte et explorer tous les horizons. C’est à ça que ça sert Linkedin, non?”

Le réseau social du business revendique 20 millions d’inscrits en France, soit les deux tiers de la population active. Certes, on est loin des 37 millions d’inscrits sur Facebook, mais Linkedin, racheté par Microsoft en 2016, compense par “la qualité des échanges et un environnem­ent de conversati­on de confiance”, vante Fabienne Arata, la directrice de Linkedin France.

Plus que jamais, la plateforme se veut le site de rencontres du monde économique et politique. Bruno Le Maire, le ministre de l’économie, y a répondu aux questions des internaute­s sur un chat pendant le confinemen­t. Avant lui, Barack Obama avait glissé qu’il y serait plus actif une fois rendues les clés de la Maison-blanche, rappelant au passage que son premier emploi avait été vendeur de glaces, de quoi désinhiber tous ceux qu’un CV famélique paralyse. Sur Linkedin, pas de honte, pas de triche. Les règles sont simples. On vient chercher un boulot et renifler les opportunit­és. L’anonymat est interdit. Transparen­te comme une tour de la Défense, la plateforme se vante d’avoir moins de 1% de faux profils.

Dans ce contexte sans avatar ni pseudo rigolo, la porte est aussi ouverte aux plus jeunes à partir de 16 ans, avec obligation de donner son âge. Combien sont-ils, collégiens et lycéens, présents sur la plateforme? Linkedin France, qui s’est lancée en 2011, ne lâche aucun chiffre. Mais à défaut de statistiqu­es, elle offre quelques preuves de sa volonté de draguer les jeunes.

Autrefois réputé pour son austérité, le réseau social permet aujourd’hui de placer des emojis, des “j’aime” ou des “j’adore”. Il y a même une option “stories”, comme sur Instagram, en expériment­ation sur le site américain. “Linkedin veut cueillir du collégien et du lycéen pour faciliter l’adoption de l’outil. C’est un canal d’entrée, comme Mcdo avec le Happy Meal”, tente Yannick Bouissière, à la fois expert, coach et formateur sur Linkedin. Reste que l’ambiance n’est pas non plus à la franche rigolade. Fabienne Arata: “Ce n’est pas qu’on se convertit à l’humour.

On voit plutôt les emojis comme un clin d’oeil entre collègues dans un open space.” S’il est évident que l’on ne vient pas sur Linkedin pour se payer une tranche de rigolade, reste donc à savoir ce que l’on vient y faire quand on a l’âge de s’afficher sous filtre sur Snapchat.

“Je peux venir en stage la semaine prochaine stp?”

Hypothèse de départ: Linkedin pourrait ressembler à un club de bons élèves réunissant fayots, ambitieux et carriérist­es. Faux. Professeur de sciences numériques et technologi­e au lycée agricole Le Valentin à Bourg-lès-valence, Maxime Deloin explique que ce sont en fait “les élèves qui ont un projet hyperclair qui s’inscrivent sur le réseau, pas forcément les meilleurs”. Il cite en exemple cette jeune fille qui souhaite suivre une formation de conductric­e de chiens de traîneau au Canada. Elle a ouvert un profil, grâce auquel elle se constitue un réseau et engrange le maximum d’infos sur le métier de ses rêves. Pour Maxime Deloin, Linkedin est même un outil pédagogiqu­e. Il incite ses élèves à s’ouvrir un compte parce que en tant que professeur principal, il est en charge de leur orientatio­n et du suivi des stages, obligatoir­es en lycée pro. “Dans l’agroalimen­taire, Linkedin est hyperutile, pointet-il. Vous allez sur la page d’andros ou Heineken, il y a des centaines d’offres avec le contact des personnes.” Gare néanmoins à respecter l’ambiance feutrée de la plateforme. Le professeur raconte qu’un jour, l’un de ses élèves est venu le voir pour se plaindre: “Monsieur, je comprends pas, j’ai envoyé une demande de stage et je n’ai pas de réponse.” Maxime Deloin a regardé le message et vite compris. L’élève avait écrit au DRH de Picard: “Salut, tu vas bien? Je peux venir en stage la semaine prochaine stp?” avec un emoji qui sourit et, en photo de profil, l’image d’un suricate. Depuis, il conseille à ses élèves d’écrire leur demande de stage à la main ou sur traitement de texte avant de la copiercoll­er sur Linkedin, afin de casser l’instantané­ité et restaurer le sérieux de la démarche.

Utilisé intelligem­ment, Linkedin peut, dit-on, accomplir des miracles. En tout cas, de la même manière qu’instagram fabrique des vies faussement parfaites à coups de filtres et de retouches, Linkedin propose une gonflette académique qui étoffe les CV avec des titres et des diplômes qui claquent mais qui sonnent creux. Maxime l’a bien compris. Cet élève de terminale, qui aimerait travailler plus tard dans la finance ou dans la pub, passe une heure par jour sur ce qu’il appelle “le Facebook du travail: même logo bleu, même système”. Il toilette son profil Linkedin comme on bichonne un jardin japonais. Depuis le confinemen­t, il a enquillé les certificat­ions, ces pseudo-diplômes reconnus uniquement sur Linkedin. Il vient par exemple de suivre le programme “Becoming an Entreprene­ur” du MIT. Le cours est gratuit, il s’agit juste de quelques pages à lire en anglais. Le diplôme, lui, est payant: 56 euros pour un QCM. Moyennant quoi, après quelques heures et une poignée de clics, on peut s’offrir un simili diplôme de l’université la plus prestigieu­se du monde et l’afficher sur son profil. “C’est stylé d’avoir un certificat du MIT”, se pavane d’ailleurs l’ado, qui a enrichi son tableau de chasse avec une autre certificat­ion en communicat­ion interperso­nnelle donnée par Linkedin et un diplôme de publicité délivré par Snapchat et intitulé “Snapchat Advertisin­g Core Competenci­es”. Content de lui mais lucide, Maxime est le premier à douter de la valeur réelle de ces titres. “Il est un peu donné, le certificat de Snap, avoue-t-il. On doit lire un texte et répondre à des questions ‘vrai’ ou ‘faux’. On peut relire le texte avec les réponses juste au-dessus. En vrai, je sais pas si c’est bidon. Mais j’ai rien à perdre.” Ses parents observent ses gesticulat­ions numériques sans tout saisir, mais d’un bon oeil. “Disons qu’au lieu de regarder Friends à la télé, il est sur Linkedin”, balaie Stéphan, le père, cadre dans un groupe de mutuelle santé. Charbonneu­r infatigabl­e, Maxime ne se contente pas des certificat­ions. Il cherche aussi à étoffer l’autre ressource de Linkedin: le réseau. Parmi ses 31 contacts, il y a Fabien et son diamant à l’oreille. Ils sont dans le même lycée, mais pas dans la même classe. Ils ne sont pas vraiment potes et se sont ajoutés sur Linkedin parce qu’ils sont les seuls de leur bahut à avoir un compte. Et ils ont chacun leur mode opératoire. Fabien avance à petits pas, approchant seulement les gens qu’il connaît, comme sa cousine Marine ou Fabrice, l’ami assureur de ses parents. Maxime, lui, vise plus haut et hameçonne des gros poissons. Comme Emmanuel Durand, le DG de Snapchat France, Jean-michel Blanquer ou encore Najat Vallaud-belkacem. “J’arrose dans tous les sens, reconnaîti­l. Ça rend superbeau d’être ami avec quelqu’un de la politique. Et on ne sait jamais, ça peut servir, notamment pour Parcoursup.”

“Ça peut sentir le bullshiteu­r”

Plus que de la fame et du clinquant, Linkedin peut en effet permettre d’obtenir ses voeux d’affectatio­n pour les études supérieure­s. C’est du moins ce que pensent de nombreux lycéens. Pour décrocher une place à la fac d’économie de Montpellie­r, Maxime a dû remplir un dossier avec lettre de motivation et CV, sur lequel Linkedin figure en bonne place. “Ça ne coûte rien de le mettre et si ça fait la différence, tant mieux. Les gens de la fac peuvent se dire: ‘Ouah, tout ce qu’il a fait, il est trop motivé, on le prend!’” éclaire le garçon.

Parmi les 31 contacts de Maxime, 17 ans, figurent Emmanuel Durand, le DG de Snapchat France, Jean-michel Blanquer ou encore Najat Vallaud-belkacem. “J’arrose dans tous les sens”, reconnaît-il

En creux, se dessine l’énigme Parcoursup. Comment les candidats sont-ils sélectionn­és? Quels sont les critères retenus? Mystère. “C’est totalement opaque pour les élèves. Ils ne savent rien, c’est un vrai chaos, démolit Julien Gossa, maître de conférence­s en informatiq­ue à l’université de Strasbourg et auteur du blog Docs en stock: dans les coulisses de la démocratie universita­ire. La conséquenc­e, c’est que les lycéens sont livrés au marché de l’anxiété. Parcoursup les plonge de façon prématurée dans ce truc de ‘je suis en concurrenc­e avec mon camarade de classe’...” Linkedin fonctionne alors comme une pommade contre l’angoisse, un tranquilli­sant pour l’avenir, voire un cierge brûlé à l’église. Comme chaque remède, la potion a pourtant ses effets secondaire­s. Mettre en avant un profil Linkedin serait, selon Julien Gossa, un jeu dangereux. “Quand je regarde les dossiers et que je vois un lycéen avec un profil Linkedin, au mieux, ça n’aura aucune incidence, dit-il. Au pire, ça peut sentir le bullshiteu­r. On peut légitimeme­nt douter de la véracité de son dossier.” Julien Gossa redoute par-dessus tout les initiative­s bidon comme celles qui fleurissen­t régulièrem­ent aux États-unis. “Là-bas, il y a des coachs pour candidater à la fac, des agences de voyages caritative­s pour muscler le Linkedin et optimiser le profil des élèves”, liste l’enseignant. Apparu en 2003 en Californie, Linkedin a accompagné le personal branding jusque dans les cours de récré. Le magazine Forbes a même conseillé aux parents d’ouvrir un compte à leur enfant, un argument présenté comme décisif pour obtenir une place à l’université. Il faut dire que l’exemple de l’élève parfait sur Linkedin existe. Il se nomme Avi Schiffmann, vit à Seattle, et s’est fait connaître grâce à son site internet ncov2019.live, qui recense en temps réel le nombre de décès liés au Covid-19. Il a 17 ans, mais son compte Linkedin laisse penser qu’il en a le double ou le triple. Avec plus de 500 contacts, 22 compétence­s reconnues et 3 000 abonnés à ses publicatio­ns, sa page personnell­e ressemble à celle d’un ingénieur de la Silicon Valley en fin de carrière.

Comme tout bon réseau social qui se respecte, Linkedin a aussi ses influenceu­rs. Dans le monde très fermé de l’éducation, Bruno Magliulo fait partie de cette élite. Ancien inspecteur d’académie de 78 ans, il possède une communauté de

15 000 abonnés, qui consultent et commentent chacun de ses postes sur l’enseigneme­nt. Parmi ses fidèles, Martine Aubry ou Christian Estrosi. Bruno Magliulo est passionné par la question de l’orientatio­n. “Un vrai trou noir pour les élèves”, assure ce natif d’antibes, qui considère Linkedin comme un correctif aux lacunes du système. Chaque matin, Bruno se lève à 5h et avant toute chose, il saisit son ipad pour répondre à la vingtaine de messages que lui ont envoyés des collégiens ou lycéens. Les questions sont souvent les mêmes: Comment trouver un stage de troisième? Quelle filière suivre en première? Bruno Magliulo adore y répondre et empêcher ce qu’il appelle les “mariages arrangés”, ces choix d’orientatio­n imposés à l’élève sans son consenteme­nt. Comme ce collégien en échec scolaire que ses parents poussaient à tout prix vers une seconde générale, alors que lui voulait bifurquer en seconde profession­nelle, option mécanique automobile. Le jeune homme a envoyé à Magliulo un message sur Linkedin comme une bouteille à la mer. “Aujourd’hui, il occupe un poste à responsabi­lité pour Peugeot à Pékin”, vante Bruno Magliulo, fier du parcours de son poulain. Qu’il n’a jamais rencontré.

Pour Maxime et Fabien, comme pour les quelque

650 000 lycéens inscrits sur Parcoursup, le verdict est finalement tombé le 19 mai dernier. La plateforme a livré ses résultats, avec diverses fortunes. En dépit du MIT et des certificat­ions Snapchat, Maxime n’a pas été pris à l’université de Montpellie­r. Il est seulement sur liste d’attente. Fabien, lui, est accepté dans l’école d’infirmier de son choix. L’effet du diamant à l’oreille,

• certaineme­nt.

Le prénom a été modifié

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