Society (France)

“La nature est ingouverna­ble”

Dans Lumières aveugles, l’écrivain chilien Benjamín Labatut dresse des biographie­s splendides de scientifiq­ues, à travers lesquelles il interroge les frontières entre le génie et la folie. Et il arrive avec une révélation: tout se joue dans les périodes d

- – PIERRE BOISSON

Lumières aveugles raconte le destin de scientifiq­ues qui ont tutoyé la folie. La frontière entre recherche de la vérité et folie est très mince? L’écrivain argentin Néstor Sánchez l’a dit mieux que personne: la vérité et la folie sont les symptômes d’une même maladie. La recherche de la vérité est un voyage de fou: tu fais face à tes démons, à ton ombre, au chaos, à l’incertitud­e. Après, je crois que la seule chose que partagent le génie et le fou est l’abandon, parfois radical, du sens commun. Pour le reste, si le fou se perd dans un univers que lui seul est capable de voir, le génie nous montre un aspect du monde auquel nous étions aveugles et qui nous éblouit, même si beaucoup ont mis en lumière des choses qui auraient dû rester occultes. Je ne crois pas à la folie, incontrôla­ble, mais je pense que le délire a un rôle, parce que le monde n’est pas seulement ordre: il y a aussi un grand désordre dans la nature, un aspect ingouverna­ble et chaotique dont nous avons toujours eu peur, mais duquel nous devons aussi apprendre .

Pourquoi les périodes de crise comme celle que nous traversons aujourd’hui ont-elles aussi été des moments d’effervesce­nce créative et scientifiq­ue? Ça, c’est Ananké, la déesse grecque de la nécessité. La nécessité régit le monde, c’est un pouvoir si grand que, comme l’explique l’écrivain italien Roberto Calasso, elle n’a besoin ni de statues ni d’autels. Ananké n’avait pas de visage, et pourtant elle se trouvait au‑dessus de l’olympe: même les autres dieux en avaient peur. La nécessité nous oblige à ne nous occuper que de ce qui compte le plus, c’est pour ça qu’en sortent le meilleur et le pire de l’être humain. Quand on a demandé au mathématic­ien John von Neumann, père de l’informatiq­ue, pourquoi la Hongrie avait donné naissance à tant de génies au début du xxe siècle, il a répondu que c’était lié ‘à la nécessité de créer l’inédit ou de faire face à l’extinction’. Je crois que le Covid-19 a replacé Ananké au sommet.

Si nous sommes autant surpris, c’est parce que nous l’avions oubliée.

Personnell­ement, comment as-tu vécu ces dernières semaines? Loin de tout et de tous. J’ai la malchance d’être asthmatiqu­e et l’énorme chance de vivre en haut des montagnes, au sud du Chili, dans un très petit village, à une heure de la première ville, avec ma femme, notre fille de 8 ans et nos deux chiens. Je n’ai vu personne depuis trois mois. C’est un privilège de ne pas être enfermé et d’avoir la forêt à ma porte, mais aujourd’hui on est vulnérable partout. Chaque fois qu’il pleut, la lumière et le téléphone se coupent, et nous sommes totalement déconnecté­s du reste du monde. Si l’un de nous trois tombe malade, je ne sais pas où nous irons nous faire ausculter. Le reste, c’est la vie de toujours: il y a un pin gigantesqu­e, avec des racines peu profondes, qui menace de détruire notre maison si la neige ou le vent le font tomber, il y a d’énormes rats des champs qui courent dans le grenier et qui ne nous laissent pas dormir la nuit, mais le jour, il y a une bande de colibris qui se battent pour les dernières fleurs du jardin. Et donc nous sommes là, comme tout le monde, à essayer de contrôler la peur et en vivant selon la maxime de Kafka –‘sans espoir et sans désespérer’– alors qu’arrive l’automne qui annonce l’hiver le plus dur de nos vies.

Lire: Lumières aveugles (Le Seuil), à paraître en septembre

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