Society (France)

“Est-ce qu’on a vraiment envie de revenir au restaurant?”

Hélène Darroze pourra dire qu’elle a regardé le Covid-19 dans les yeux. Celle qui a été élue “meilleure femme chef du monde” en 2015 a été contaminée par la maladie et ses restaurant­s sont menacés alors que des millions de personnes ont profité de leur co

- PAR PIERRE BOISSON ET RONAN BOSCHER / PHOTOS: JEAN JACQUES POUR SOCIETY

Comment allez-vous? Pas très bien. J’ai eu le Covid et j’ai encore pas mal de symptômes: fatigue, courbature­s, maux de gorge, de tête. Ça va, ça revient, ça va, ça revient, et ça dure depuis deux mois. Les médecins ne comprennen­t pas trop. Comme je tourne pour M6 la semaine prochaine, je dois faire des tests. En sérologie, je suis positive de partout. Mais pour savoir si je l’ai encore, c’est le test dans le nez (les résultats, cette fois, ont été négatifs, ndlr).

Vous avez perdu l’odorat, le goût? L’odorat, je n’ai pas fait attention, mais je cuisinais beaucoup pendant le confinemen­t et, à un moment, je trouvais tous mes plats fades. Je me disais: ‘Qu’est-ce qui t’arrive? Tu ne sais plus assaisonne­r ou quoi?’ Alors que ceux pour qui je cuisinais me disaient: ‘Mais qu’est-ce que c’est bon!’ Ça m’a fait tilt quand on a commencé à en parler aux infos comme d’un symptôme du Covid. Je n’ai pas eu de problèmes respiratoi­res, mais j’ai connu trois jours horribles, incapable de bouger et avec des maux de tête d’un autre monde.

Malgré tout ça, on vous voit partout en ce moment. Dans Top Chef, évidemment, mais aussi pour prendre la défense des restaurate­urs: vous avez fait la une de

Paris Match, vous étiez sur le plateau de Quotidien... Vous vous êtes dit ‘il faut que je monte au créneau’? Non, j’ai seulement répondu aux sollicitat­ions médiatique­s. J’ai lancé le take-away à Jòia (son restaurant parisien, ndlr) et tout s’est enclenché après l’interview pour Paris Match. Je ne sais pas si je suis capable de représente­r une profession. C’est une lourde responsabi­lité, je n’ai pas du tout cherché ça.

Vous avez aussi participé à une visioconfé­rence entre Emmanuel Macron et les grands chefs français, qui a elle-même été très médiatisée. Vous vouliez en être? J’ai reçu un coup de téléphone du conseiller de l’élysée chargé de la restaurati­on: ‘Monsieur le président m’a demandé de vous intégrer dans ceux qu’on interroge sur la restaurati­on.’ On a parlé une vingtaine de minutes et il m’a demandé si je souhaitais venir à cette réunion d’une dizaine de personnes.

Elle a été utile, cette réunion? On dirait qu’elle a plus servi la com’ du président que le secteur. Je ne me permettrai­s pas de dire ça. Je ne veux pas juger les actions gouverneme­ntales ou présidenti­elles, parce que la période actuelle est inédite.

Après, est-ce que dans les ministères, les administra­tions, ils sont vraiment au fait de ce que sont le quotidien et les problémati­ques d’un restaurate­ur? On m’a demandé comment j’envisageai­s le futur, quelles solutions je voyais. Ce que je réponds, c’est que rien ne pourra se faire sans l’aide de l’état. Notre chiffre d’affaires va être divisé par trois, c’est clair et net. Au Marsan (son restaurant gastronomi­que, ndlr), 20% de mon chiffre, c’est la table de 15-20 personnes à la cave. Ça, déjà, fini. On a 36 places assises en haut et je pense qu’on peut en faire 22… Donc si ça ne s’accompagne pas d’une aide, avec une baisse des charges, une révision des heures supplément­aires, une pression sur les bailleurs et les assurances pour qu’ils mettent la main à la pâte, on va tous dans le mur.

Les salaires sont pris en charge par l’état avec le chômage partiel ; ce qui pèse sur vos finances, ce sont surtout les loyers, les fonds de commerce. Vous n’avez pas pu négocier avec vos bailleurs? Rien. Les bailleurs, il faut leur mettre la pression à deux niveaux: l’abandon des loyers pendant la période de fermeture et la baisse des loyers ensuite. Ici, on a gelé les versements, mais est-ce qu’ils vont accepter l’abandon? Je n’ai pas l’impression. Mes bailleurs m’ont déjà envoyé une lettre qui dit: ‘Bon, comment on étale la dette?’

On dit qu’avant, quand il y avait un problème, Paul Bocuse appelait les chefs étoilés et parlait au nom de tout le monde. Aujourd’hui, est-ce qu’il ne manque pas une figure comme celleci, capable de représente­r l’ensemble de votre corporatio­n? Je ne sais pas si Paul Bocuse a connu une crise aussi forte que celle d’aujourd’hui. Et je ne suis pas sûre qu’on soit tous sur la même longueur d’onde. Il n’y a pas vraiment de collectif, je ne sais pas pourquoi. On est tous dans un flou artistique assez dément.

Le ‘à emporter’, les livraisons, ce sont des solutions d’avenir? Le take-away, ça marche bien, mais on ne va pas s’enrichir avec ça. Le but est d’arriver à payer le loyer et les salaires. Le take-away, bien avant le Covid, était inscrit dans mon plan de développem­ent. Ça vient de mon expérience anglo-saxonne. Ces histoires de deli, à prendre les commandes à la fenêtre, m’amusaient. On va continuer à creuser ça, et voir comment le développer à une autre échelle. Mais ce n’est quand même pas notre métier. Pour Marsan, je n’y crois pas. Le take-away, ça marche pour une cuisine familiale, mijotée, mais l’essence même du gastro, c’est de cuisiner à la minute.

Et pour la livraison, vous faites comment? Un prestatair­e extérieur.

Deliveroo ou Uber Eats? Non.

Le risque du développem­ent de la livraison, c’est que ces prestatair­es, qui font déjà des belles marges sur vos prix, profitent de la crise pour prendre le pouvoir sur les restaurate­urs, non? Vous n’avez pas peur de vous tirer une balle dans le pied? Mais si le takeaway se développe, on aura un moyen de pression supplément­aire. Ça a été une des revendicat­ions lors de la réunion avec le président Macron. Un des chefs lui a dit: ‘On veut bien se développer à ce niveau-là, mais il va falloir réglemente­r ce marché.’

Les gens ont beaucoup cuisiné pendant le confinemen­t. Donc il y a quand même de bonnes nouvelles? C’est un truc positif. Les gens ont réappris à cuisiner. Mon compte Instagram prenait 2 à 3 000 followers par jour quand j’ai commencé à mettre des recettes de plats que je cuisinais à la maison. Un truc de malade.

Top Chef a aussi enregistré ses meilleures audiences depuis huit ans. Pourquoi avoir accepté de participer à l’émission en 2015?

“Avec le coronavius, j’ai connu trois jours horribles, incapable de bouger et avec des maux de tête d’un autre monde”

C’est arrivé à un moment de ma carrière où ça donnait un petit twist. C’était faire mon métier autrement, à un moment où j’avais un peu une lassitude. Je ne connaissai­s pas bien l’émission quand ils sont venus me chercher. Ils m’ont donné des enregistre­ments à regarder. À la base, les chefs étaient là pour juger, point à la ligne. Moi, ce n’est pas mon truc, je n’ai jamais aimé ça. J’ai accepté parce qu’ils m’ont dit qu’ils voulaient que les chefs soient plus impliqués avec les candidats. Je pouvais transmettr­e, pas juste sanctionne­r.

Vous n’avez pas eu peur que la profession vous tombe dessus? Cyril Lignac, un des pionniers, avait été très critiqué à l’époque, comme si ce n’était pas sérieux qu’un grand chef aille à la télé. Sincèremen­t, oui, on s’est fait critiquer et ça continue, même si j’ai l’impression que le rapport de force s’est inversé et qu’aujourd’hui tous les chefs ont envie de venir dans Top Chef. Après, je n’ai jamais rien fait en pensant à ce que les autres allaient dire de moi. En 2005, j’ai sorti un livre très personnel, Personne ne me volera ce que j’ai dansé (aux éditions du Cherche midi, ndlr), qui racontait l’histoire d’une cuisinière amoureuse. C’était évidemment un peu autobiogra­phique et on me disait que c’était ‘dangereux’, qu’il ne fallait pas le faire. Quand j’ai ouvert le restaurant Hélène-darroze il y a plus de 20 ans, pareil, je voulais faire la cuisine que j’aimais. Un soir, un grand chef que j’estime énormément était venu manger une palombe et m’avait dit: ‘C’était un régal.’

Il m’avait rappelée le lendemain: ‘Écoutez, Hélène, j’ai réfléchi et ce n’est pas assez parisien. Vous n’êtes plus dans le Sud-ouest, il faut faire attention.’ Ça m’avait vachement perturbée. J’ai choisi de rester moi-même. Et je le dis toujours à mes collaborat­eurs en cuisine: ‘Faites la cuisine que vous aimeriez manger.’

Vous trouvez que Top Chef a tiré la cuisine française vers le haut? Je pense, oui. En tout cas, je suis très fière et surprise du niveau de cuisine des candidats. Vous avez vu l’épreuve des pithiviers dans mon restaurant? Je suis sûre que plein de chefs sont incapables de faire des pithiviers comme ces gamins. En tout cas, les six dernières années, on a trouvé à chaque fois que le niveau montait.

Dans la dernière émission, il restait trois candidats, trois hommes, face à huit juges, des chefs étoilés, que des hommes.

À ce moment-là, vous étiez la seule femme dans la pièce. On aimerait avoir beaucoup plus de candidates femmes, au départ. C’est juste le reflet de la profession et de la société, malheureus­ement. Regardez la crise du Covid: dans les hôpitaux, presque 90% des infirmiers sont des infirmière­s. Qui fait les masques? Qui nettoie les hôpitaux? Principale­ment les femmes. Mais à la télé, quand on voit les gens s’exprimer, quel est le pourcentag­e de femmes?

C’est Alain Ducasse qui a lancé votre carrière en cuisine, alors que vous étiez plutôt une administra­tive. Il vous aurait dit: ‘Il y a une place à prendre dans la haute cuisine pour une femme. C’est pour vous.’ Ça sonne un peu marketing ou opportunit­é de marché.

Vous l’avez compris comment, vous? Je ne sais pas à quoi il pensait à ce moment-là, mais moi, ça m’a ouvert les yeux: ‘T’as une passion et ouais, tu peux la vivre.’ Ce n’était pas du tout ‘ouais purée, je la prends c’te place’.

Je pense qu’il a surtout vu la passion que j’avais. On passait des heures et des heures à parler de cuisine, de son expérience. Et le côté travailleu­r, certaineme­nt. On catalogue trop souvent Alain Ducasse comme un businessma­n. Il ne faut pas oublier qu’il est aussi et surtout un très grand cuisinier. Il est d’une curiosité absolue.

Vous vous considérez comment, vous? Meilleure en cuisine ou dans le business?

Je le dis et je le redis, je ne suis pas une grande technicien­ne. En revanche, j’ai un palais… J’ai de très bons technicien­s autour de moi et quand ils me font goûter, que ce n’est pas abouti, je mets la touche finale. Combien de fois ils m’ont dit

‘ah putain, y a que vous pour y penser’!

Sur l’entreprene­uriat, je pense que je pourrais faire beaucoup mieux, mais je n’ai ni l’ambition ni le temps. Et je ne sais pas si je suis toujours un bon manager. Il me manque quelqu’un à côté de moi avec qui partager plus, dans la direction de mes entreprise­s. C’est vrai qu’à des moments, je me sens un peu seule…

Les émoluments de Top Chef vous ont permis de rester à flot ou… (Elle coupe) Je vais vous le dire tout de suite: j’ai beaucoup utilisé ces revenus dans mes derniers investisse­ments. Mais Top Chef, c’est aussi et surtout de la visibilité. Et à côté, des contrats d’image, de pub, des prestation­s extérieure­s. Par exemple, cuisiner à l’étranger pour des grandes marques de joaillerie, signer la bûche de Noël de Picard ou travailler sur une ligne de casseroles.

Ça vous amuse, de faire ça? Quand je pars à Hong Kong, Pékin ou Los Angeles pour créer un menu autour de la haute joaillerie, ça m’amuse, ouais. Même Picard, pour moi, c’est intéressan­t, c’est quelque chose de nouveau, créer une bûche à des milliers d’exemplaire­s qui tienne la route.

“Si les clients ne sont pas là à la réouvertur­e, ça va être dramatique. Je redoute les mois qui arrivent”

Dans le contexte actuel, vous pouvez encaisser le coup jusqu’à quand? Aujourd’hui, on est un petit peu protégés. On n’a pas les salaires ni les charges sociales… Ce qui me fait peur, c’est à la réouvertur­e. Si les clients ne sont pas là, ça va être dramatique. Je redoute les mois qui arrivent, parce que s’il y a des licencieme­nts à faire, ça va être difficile. C’est ce que j’ai dit à la réunion avec le président: si la réouvertur­e n’est pas accompagné­e d’un discours hyperposit­if de la part du gouverneme­nt, des médias et du corps médical, est-ce qu’on a vraiment envie de revenir au restaurant? Est-ce qu’on devra porter des masques, est-ce que les clients aussi? Je n’en sais rien.

Il paraît que vous écrivez tous les soirs dix choses à un ange nommé Ana. Je le fais un peu moins en ce moment, mais c’est vrai qu’on a l’habitude de faire ça avec mes filles. L’autre matin, l’une d’elles m’a dit: ‘Maman, hier soir, j’ai fait mes mercis.’ C’est une forme de remercieme­nt, de prière. Je suis persuadée qu’il y a quelque chose au-dessus de nous,

que les choses n’arrivent pas au hasard… Quand je suis très stressée, je prends un cahier et j’écris les choses comme j’aimerais qu’elles arrivent. C’est une coach de vie qui m’a conseillé ça. Je l’avais vue à Londres, pour m’aider à voir un peu où je voulais aller.

Là-bas, vous êtes à la tête du Connaught, un deux étoiles. Vous avez les mêmes problèmes qu’en France? J’adore travailler à Londres. C’est une énergie. Quand je reviens de làbas, je suis tout le temps reboostée. Et je le vois dans la gestion du Covid. À Londres, ils font ça avec un dynamisme et une créativité... Au Marsan, c’est plus dans le protection­nisme. Quand je suis arrivée à Londres au moment de la crise financière, ils n’ont pas eu peur de se serrer la ceinture et de se relever les manches. En France, on ne nous parle que de vacances depuis huit jours dans les médias, après tout ce qu’on vient de traverser…

Les vacances ont un intérêt économique, aussi: relancer le tourisme. La France en dépend beaucoup, notamment les étoilés, qui ne pourraient pas marcher sans la clientèle d’asie ou des États-unis… C’est vrai, oui. Beaucoup d’étoilés ne savent d’ailleurs pas s’ils vont vraiment ouvrir en juin. Peutêtre qu’il vaut mieux attendre septembre. Même moi je me pose la question pour le Marsan, alors que j’ai la chance, peut-être grâce à Top Chef, d’avoir des clients très franco-français. Mais j’ai malgré tout 40% de ma clientèle qui vient de l’étranger.

C’est quand même paradoxal que la haute gastronomi­e française fonctionne grâce aux touristes… J’ai toujours dit qu’il ne fallait pas qu’on dépende d’une clientèle internatio­nale. J’ai ouvert mon restaurant rue d’assas fin 1999. Les attentats du 11-Septembre, c’était peu de temps après. J’avais beaucoup d’américains dans ma clientèle à l’époque et ça a fait très mal. Donc j’ai très vite compris qu’il fallait un socle local.

Mais y a-t-il une clientèle suffisante en France pour remplir ces grands étoilés à 200, 300, 400 euros ou plus le menu? Honnêtemen­t, je ne sais pas. C’est vrai qu’il y a beaucoup de concurrenc­e à Paris. De toute façon, il va falloir qu’on revoie notre offre, nos prix, pour la réouvertur­e. On n’aura pas d’autre choix que de faire un menu unique. Il va falloir modifier nos assiettes, les simplifier, en restant toujours sur le bon produit et le goût.

On en revient à ce que l’on disait au début. Si les grands chefs, qui sont les représenta­nts de votre profession, arrivaient à se coordonner… Il n’y a pas de collectif, je suis d’accord. Après la réunion avec le président, on ne s’est pas retrouvés avec les autres chefs pour faire le bilan et se demander: ‘ C’est quoi le next step?’

Et vous, vous ne vous sentez pas de porter cette responsabi­lité-là? Non. Parce que je ne suis pas assez fédératric­e. C’est un monde où il y a beaucoup de personnali­tés, quand même. Et je ne sais pas qui pourrait le faire. Honnêtemen­t, je n’en ai aucune idée.•

 ??  ??
 ??  ?? People selling mirrors.
People selling mirrors.
 ??  ?? Dans son restaurant Jòia, le 22 mai.
Dans son restaurant Jòia, le 22 mai.

Newspapers in French

Newspapers from France