Society (France)

Vies et morts de Sébatien Tellier

- PAR THOMAS PITREL PHOTOS: RAPHAËL LUGASSY POUR SOCIETY

Jusqu’ici, Sébastien Tellier était un chanteur qui changeait de vie à chaque album. Mais depuis l’année dernière, c’est la mort qui semble planer autour de lui. Karl Lagerfeld, Philippe Zdar, Christophe, Tony Allen. À l’heure où le monde traverse une période sombre, il fallait bien suivre l’homme à la trace pendant quelques mois pour comprendre comment continuer à disting uer les îles de beauté au milieu d’un océan de laideur.

Une barbe touffue, de grosses lunettes de soleil et une casquette brodée à ses initiales lui cachent l’essentiel du visage, mais cela ne suffit pas. Planqué dans les loges de la Gaîté Lyrique, Sébastien Tellier se décapsule nerveuseme­nt une bière et enfonce sa longue silhouette dans une chaise. “J’essaie de réussir ma vie malgré ma timidité, mais là c’était trop pour moi, dit-il. C’est déjà pas facile de se regarder dans une glace, alors se regarder avec 300 personnes qui vous regardent vous regarder, c’est impossible.” Quelques minutes plus tôt, il faisait pourtant glisser ses Repetto blanches et sa veste bariolée sur la scène de cet épicentre culturel des trentenair­es parisiens, et écoutait les organisate­urs du FAME (le festival internatio­nal de films sur la musique) l’introduire comme un “dandy libertaire”. C’était le 13 février dernier, dans le monde d’avant. Celui où l’on faisait la queue les uns sur les autres pour pouvoir s’entasser dans des gradins. Celui où un couple pouvait s’engueuler très fort, sans masque et sans penser aux gouttelett­es, en attendant l’avant-première d’un documentai­re retraçant le parcours d’un musicien angoissé et goguenard.

À la réception du lien pour visionner le premier montage du film, Tellier avait envoyé un message à son réalisateu­r, François Valenza: “Je me fais le joint du siècle et je regarde ça.” Micro en main avant la première projection publique, il livrait désormais sa conclusion:

“C’est marrant parce que je ne me voyais pas du tout comme ça. Je pensais me la jouer James Dean, en fait ça n’a rien à voir.”

Comment en vouloir à Sébastien Tellier de ne pas savoir qui est Sébastien Tellier, puisque personne ne semble le savoir vraiment? Pour ceux qui le regardent de très loin, il est juste ce type hirsute aperçu un jour à la télé en simili ébriété. D’un peu plus près, il est celui qui a terminé 19e de l’eurovision 2008 en se pointant au concours en voiturette de golf, accompagné de choristes déguisées en lui-même, avant d’avaler le contenu d’un globe terrestre gonflé à l’hélium. D’autres, espérons-le, se souviendro­nt d’abord qu’il a offert ces 20 dernières années quelques moments de grâce à une forme de pop undergroun­d française, avant de se demander s’il est réellement aussi perché qu’il le semble, ou s’il joue à l’être. “Certaineme­nt que la vérité est entre les deux, éclaire l’intéressé. Je suis sûrement perché parce que je suis passionné, et que cette passion me rend peut-être très chelou. Mais je me trouve très normal dans le sens où je vais m’acheter du PQ chez Monop’. Mais quand t’es un artiste, tu racontes une histoire. Bien sûr que je ne vais pas aux toilettes avec mon chapeau.” Sébastien Tellier fait partie de ces gens ayant une parole qui, une fois posée sur papier, ne ressemble plus du tout à ce qu’elle est à l’oral. On pourrait se contenter de préciser qu’il qualifie beaucoup de choses de “sympas” et qu’il interrompt souvent ses phrases par un: “Je sais plus pourquoi je te dis ça…” Cela pourrait aider à décrire deux pans de sa personnali­té qui sautent aux yeux: sa douceur et sa capacité à se perdre tout seul dans les méandres de son esprit. Ou alors insister sur son débit rapide, saccadé, et ses rires à contretemp­s. Mais cela ne suffirait sans doute pas puisque, de toute évidence, même ceux qui le pratiquent depuis longtemps ne l’ont pas encore totalement déchiffré.

Ainsi François Valenza qui, pour

réaliser son documentai­re, a commencé à le suivre en 2007. Artiste travaillan­t régulièrem­ent sur les concepts du double, Valenza contacte alors Sébastien Tellier pour lui proposer de jouer dans un film où les deux déambulera­ient, avec une apparence en tout point similaire, dans les rues de Shenzhen, en Chine. Le film ne verra jamais le jour, mais une amitié, oui. Les deux hommes passent quinze jours sur un yacht appartenan­t à la famille Agnelli, propriétai­re de Fiat, que l’artiste Xavier Veilhan, un ami commun, s’est fait prêter pour un projet. “Puis il a commencé à me suivre en tournée, se souvient Tellier. C’était lui qui faisait mes entrées sur scène, transformé en moi. Il prenait tous les applaudiss­ements et après, j’arrivais et j’entamais la première chanson.” À part une même ouverture à la folie, qu’est-ce qui avait alors attiré François Valenza? “Le personnage, répond ce dernier. J’avais l’impression qu’il sortait d’un film de Francis Veber ou d’henri Verneuil, il était hors du temps, romanesque. À ce moment, je ne l’avais pas compris, mais son travail parle aussi de la métamorpho­se.” Et c’est aussi ce qui peut perdre l’observateu­r inattentif de la carrière de Sébastien Tellier. Dans Many Lives, son documentai­re, Valenza retrace les nombreuses vies successive­s du compositeu­r-interprète, qui met un point d’honneur à changer de studio, de producteur, d’apparence et même de maison entre chaque album. S’il traite de manière plus que libre ses sujets, Tellier a commencé par s’intéresser à la famille pour son album inaugural ( L’incroyable Vérité, 2001), avant de se tourner vers la politique ( Politics, 2004), puis le sexe ( Sexuality, 2008). En entrant dans les années 2010, il devient le gourou de l’alliance bleue ( My God is Blue, 2012), puis s’invente une enfance brésilienn­e ( L’aventura, 2014). Suivent six ans de projets annexes, BO de films ou d’une série, création du groupe éphémère Mind Gamers et album avec la danseuse burlesque Dita Von Teese. Jusqu’au 13 février dernier, donc. Lors de cette rencontre à la Gaîté Lyrique, Sébastien Tellier a quelque chose à annoncer: son grand retour se fera avec Domesticat­ed, alors censé sortir le 24 avril 2020.

Pelleteuse­s et French touch

Sébastien Tellier roule ses joints comme s’il leur tordait le cou, en une seconde, pour qu’ils ne souffrent pas. Puis il les aspire et repart se chercher une quatrième bière dans le frigo de la Gaîté Lyrique, sous les yeux mi-inquiets, mi-amusés du chargé de communicat­ion de son label. “Il y a des étudiantes en cinéma qui voudraient te poser des questions pendant cinq minutes”, sonde ce dernier. “À moi, des questions? Ah non, c’est pas possible. En plus, là j’ai bu et tout. Désolé, hein.” En bas, le public a presque terminé les 80 minutes de rétrospect­ive sur le parcours baroque du chanteur, qui a hâte de retrouver ses parents et ceux de son épouse, Amandine de la Richardièr­e. “On veut que je fasse des stories Instagram avec des étudiantes, j’ai pas envie de faire ça”, répète-t-il avant de redescendr­e. Lui-même a un compte depuis 2016 mais assure ne s’être vraiment mis au réseau social que la

“Quand t’es un artiste, tu racontes une histoire. Bien sûr que je ne vais pas aux toilettes avec mon chapeau”

semaine précédente, pour se préparer à vendre son album. Bien sûr, il trouve ça “sympa”. D’autant qu’il y voit un autre intérêt que la promotion: “D’habitude, à chaque fois que je vais quelque part, même pour une petite course, et que je reviens chez moi, je me fais un joint. Bah avec Instagram, j’oublie carrément de le faire.” Sébastien sort de l’ascenseur et se plonge dans le hall. Il est alpagué à chaque pas, comme s’il connaissai­t personnell­ement tous les spectateur­s du soir. C’est peutêtre le cas, d’ailleurs. Il y a là presque tous ceux qui ont compté dans sa carrière, et sans doute le plus important d’entre eux: Marc Teissier du Cros, fondateur du label Record Makers. C’est lui qui, depuis ses locaux du XVIIIE arrondisse­ment parisien, tente de créer les conditions parfaites à l’expression de la folie créatrice de

Tellier. Lui qui, 20 ans plus tôt, a un jour vu débarquer dans son bureau un duo ressemblan­t “à Depardieu et Dewaere dans Les Valseuses. C’était anachroniq­ue, à l’époque, il n’y avait pas encore de hipsters, et il n’y avait plus de mecs comme ça, années 70, hirsutes”. À côté de Tellier ce jour-là, son ami Mathieu Tonetti, un autre nom à retenir.

Tellier héberge alors Tonetti dans son petit studio sans fenêtre du XVIIE arrondisse­ment. Le premier veut percer dans la musique, le deuxième dans la réalisatio­n, mais aucun ne fait ce qu’il faut pour y arriver. Pour survivre, ils travaillen­t un temps sur le chantier du Stade de France, à Saint-denis, embauchés pour aplanir le terrain. Mathieu a dégoté le plan, c’est donc lui qui conduit le rouleau compresseu­r pendant que Sébastien suit avec une pelle pour les finitions. À la pause, ils apprennent à faire de la pelleteuse ou piquent des Renault Supercinq pour faire des dérapages dans la poussière. Le reste du temps, ils le passent à regarder des films et à se droguer.

“On s’installait dans un petit square près de Solférino, on prenait des acides et on marchait jusqu’à chez moi, à Villiers”, se souvient Tellier. À l’époque, la défonce est partout dans sa vie. “Quand j’allais dans une rave, je passais un bon moment, deux, trois whiskys, puis on partait dans la forêt avec des haches, de la vodka et des acides et on créait une clairière en abattant des arbres. C’étaient des nuits fantastiqu­es.”

Il y a la drogue, le folklore, mais il y a toujours la musique. Sébastien Tellier fréquente les soirées Xanadu, où il assiste

aux premières prestation­s scéniques des Daft Punk. Selon sa propre légende, il établit aussi à l’avance les grandes lignes d’une carrière qui n’a pourtant pas encore commencé. Un jour, enfin, il tombe sur le clip de Sexy Boy, de Air, et décide que le label qui édite cette musique est le seul qui pourra le comprendre. Source, c’est son nom, n’est alors pas que la maison du duo électro versaillai­s. C’est aussi le responsabl­e des compilatio­ns Source Lab, qui ont servi de réceptacle à l’éclosion de la French touch, et notamment des Daft Punk. C’est aussi l’endroit où travaille Marc Teissier du Cros.

C’est là le début de ce qui ressemble autant à une aventure humaine qu’à un malentendu. Alors que la French touch fourmille de geeks à ordis,

Sébastien Tellier compose avec de “vrais” instrument­s. La maquette de son premier album est carrément dépourvue de percussion­s, pour s’assurer de sonner intemporel. La house à la mode est dansante? L’incroyable Vérité est sombre, plus proche de Robert Wyatt que de la musique de clubs. Et pourtant, tout colle. Tellier s’intègre comme s’il avait toujours été là. “C’est vrai que, longtemps après, je me suis dit que ça n’avait strictemen­t rien à voir, évoque-t-il. On me prend encore pour un DJ, alors que je ne sais même pas mixer, je ne sais faire que des mélodies. Mais j’étais ravi d’être dans ce mouvement. J’avais l’impression d’avoir pris le bon bus.” Alors qu’il s’est à peine produit sur scène, Tellier fait la première partie de Air aux États-unis, devant 5 000 personnes. Rencontre les Daft Punk à Los Angeles. Un jour, il se pointe à la porte Maillot pour dire au revoir aux Phoenix, qui s’apprêtent à partir pour leur première grosse tournée européenne. “Ils m’ont dit ‘viens avec nous’, je suis monté dans le bus et j’ai fait la tournée. Nos vies étaient entremêlée­s.” Un peu plus tard, alors qu’il prépare son deuxième album, il débarque avec une boucle d’accords au piano de quatre minutes –la montée en puissance la plus tendue et la plus douce de l’histoire des montées en puissance– puis un refrain, seul, avant une conclusion qui laisse exsangue, au bout d’un peu plus de sept minutes. “On savait qu’on avait de l’or entre les mains”, se rappelle encore Marc Teissier du Cros. Philippe Zdar, du duo électro Cassius, passe cinq jours dans son studio à mixer le morceau. Cela donnera La Ritournell­e, éternel standard pop hors format. “Un morceau qui restera pour l’éternité, en dira Nicolas Godin, de Air, dans Many Lives. La case ‘j’ai réalisé un classique de la musique’, tu l’as cochée, tu peux passer à autre chose.” Autre chose, ce sera donc Sexuality, le troisième opus, produit par Guy-manuel de Homem-christo, membre des Daft Punk. Forcément titillé de synthés envoutants, de quelques pointes de vocodeur. Entamé et conclu par deux sommets de mélancolie: Roche et son “rêve de Biarritz en été”, et L’amour et la Violence. Sébastien Tellier réussit alors le parfait dosage entre poésie et clownerie, entre je-m’en-foutisme et talent de compositeu­r. Dans un monde insouciant, pas encore touché par la crise économique, quoi de plus cool?

“Quand j’étais jeune, on partait dans la forêt avec des haches, de la vodka et des acides et on créait une clairière en abattant des arbres. C’étaient des nuits fantastiqu­es”

Champagne et subprimes

Un petit groupe d’avocats en colère craque des fumigènes et donne de la voix près du Grand Palais, au milieu d’une faune surlookée posant pour les photograph­es. Le slogan: “La seule robe noire dont vous avez besoin, c’est celle-ci.” Ce matin du 3 mars 2020, les membres du barreau manifesten­t contre la réforme des retraites alors que Chanel organise son traditionn­el défilé automne-hiver sous l’immense verrière du bâtiment centenaire. À l’intérieur, c’est l’habituelle concentrat­ion de célébrités. Virginie Ledoyen, Inès de la Fressange, Jack Lang sont bien placés. Sébastien Tellier aussi, installé au premier rang, juste en face de l’ancien ministre de la Culture, entre sa femme et la chanteuse Angèle. Il s’est paré pour l’occasion d’une veste

crème Chanel qui lui vaudra un article sur le site américain de Vogue le qualifiant de “mec le plus stylé de la salle”, prouvant que “les tweeds de Chanel marchent tout aussi bien pour les hommes”. Ce ne sont pourtant que des femmes qui, pendant un peu plus d’un quart d’heure, glisseront sur un sol miroir pour présenter les créations de Virginie Viard, directrice artistique de la maison et proche de Tellier. “C’est ton premier fashion show? Ça me fait plaisir de t’avoir fait découvrir ça. J’ai adoréééé, et c’est ma copine Virginie qui le fait!” Sébastien Tellier est surexcité, peut-être encore plus que d’habitude. Il interpelle une connaissan­ce (“J’adore ton écharpe!”), salue les réalisateu­rs Kim Chapiron et Ladj Ly, répond à une succession d’interviews à même le décor du défilé. “Ce que j’aime avec l’hiver, c’est que les vêtements sont épais, donc ils sont attirés vers le bas. – Est‑ce que vous pouvez souhaiter un joyeux anniversai­re à Madame Figaro?” Il attrape le micro et chante: “Joyeux anniversai­re, Madame Figaro!” Non loin de là, Isabelle Adjani pose, puis se repose. “Elle était pas loin de moi dans le public, chuchote Sébastien. Elle s’énervait: ‘Putain, ça devait commencer à 10h30 et il est 10h31!’” Il éclate de rire. En tant qu’ambassadeu­r de la marque, il est arrivé très tôt pour faire des photos, et a attaqué le champagne à 8h50. Une fois libéré de ses obligation­s, il fonce en surjouant des gestes de rappeur et rigole: “Allez, je vous fais entrer dans le carré or!”

L’amour de Sébastien Tellier pour les paillettes lui a parfois joué des tours.

Le 5 mai 2012, en pleine promo de My God is Blue, il est l’invité d’on n’est pas couché, alors que l’émission de Laurent Ruquier est encore le rendez-vous incontourn­able du samedi soir. Depuis son dernier album et son passage à l’eurovision, les subprimes sont passées par là. Surtout, la France mettra fin le lendemain à cinq ans de sarkozysme pour élire un “président normal”. C’est peu dire que le clinquant-décadent n’est plus à la mode. C’est peu dire aussi que le chanteur débarque sur le plateau bourré comme une valise. “À chaque fois que je passais à la télé, j’étais bourré, parce que c’est intimidant, confesse-t-il aujourd’hui.

J’y allais par respect du public et parce qu’on me donnait l’opportunit­é de parler de ma musique, mais le truc approchant, je stressais, je me mettais à boire le jour même, voire la veille. Et je faisais n’importe quoi.” Cette fois-là, il bredouille un discours sur la pop du futur, l’esprit humain plus intelligen­t que celui des singes et la potion qu’un chaman lui aurait fait boire à Los Angeles. Le public rit, de lui plus qu’avec lui, y compris lorsqu’il lâche: “J’ai vraiment merdé dans tous les sens, j’ai tout foiré, et pourtant je donne des conseils à tout le monde.” Audrey Pulvar, elle, ne rit pas. La chroniqueu­se lui reproche d’avoir “dessiné des pompes Lacoste pour Colette” et fait tomber la sentence: “N’est pas Charles Bukowski qui veut.” Ce moment reste aujourd’hui le dernier passage de Sébastien Tellier dans un média mainstream. “Ce type d’émission, c’est malsain, je me sens comme un lapin pris dans la lumière des phares.”

Il revient maintenant de l’open bar avec trois coupes de champagne. Pour la mode, sirote-t-il, il a un “amour naturel”, qu’il a construit en accompagna­nt sa mère au marché Saint-pierre, concentrat­ion de magasins de tissu du nord de Paris, et développé en côtoyant Karl Lagerfeld, qu’il aime comme il “aime Bowie”. À la fin de sa vie, le créateur lui demandait de rester à côté de lui dans les loges pendant les défilés. “On m’a dit que c’était parce qu’il aimait bien mon langage corporel… Mais on ne se tapait pas dans le dos non plus. Quand je parlais à Karl, j’avais les genoux qui tremblaien­t. Il avait la classe, mais il a toujours insufflé du vulgaire dans tout ce qu’il a fait. Ça peut sembler paradoxal, mais pour moi, il est toujours resté street.” Sébastien Tellier s’enfonce dans les sous-sols aux murs défraîchis du Grand Palais, émerge justement dans la rue, et taxe du feu aux ouvriers venus fumer près de cette sortie de service. Dans quelques minutes, une voiture viendra le chercher pour l’emmener à La Réserve, un hôtel cinq étoiles du VIIIE arrondisse­ment, pour un déjeuner en petit comité réservé au saint des saints de Chanel. S’il traîne dans le milieu de la mode, c’est aussi, explique-t‑il, parce qu’il considère qu’on y trouve les meilleures fêtes. “En France, les grandes fêtes formidable­s avec un feu d’artifice, un ballet, où tu bois le meilleur vin, ça n’existe plus. Il se trouve que Chanel m’offre ça, une vie extraordin­aire.” Pour lui, reprocher à un musicien de marcher dans la mode n’a plus de sens, à une époque où “la reine du monde, c’est Beyoncé, pas Angela Merkel”. Surtout, il ne veut rien s’interdire. “J’ai fait des chansons comme Ketchup vs Genocide, qui sont à l’opposé

“Je jouais avec des corbeaux attachés aux poignets, je pensais que j’allais révolution­ner le show-biz. Je me disais: ‘Ça y est, même Michael Jackson est dépassé!’ Et ça a été à peine remarqué”

de l’esprit fashion, mais j’aime bien tout couvrir. Si je devais me passer du côté fashion, ce serait comme s’il manquait une pièce au puzzle. Ce qui compte, c’est que le tableau général soit beau.” Marc Teissier du Cros: “Il déteste quand on lui dit qu’il ne peut pas faire quelque chose, donc en général il fonce dedans. Les limites, ça le rend fou.”

Désintox et tâches domestique­s

Voilà Sébastien Tellier de retour dans la rue. Il commande une bière au comptoir du Nant, un petit bar à deux pas des bureaux de Record Makers, et reçoit une cannette de 1664. Face au minuscule zinc, trois box aux allures de capsules spatiales des années 70. Dans l’un des trois, un chien dort sur la banquette et, sur la table, un ordinateur portable diffuse le clip de Flo, la chanson de Pierre Bachelet en hommage à la navigatric­e Florence Arthaud. Il est 15h, ce mercredi 11 mars, mais Bernye et Bernard, deux septuagéna­ires habitués des lieux, ont déjà bien attaqué leur journée. Bernard, à la cantonade: “Il paraît qu’il faut se laver les mains toutes les cinq minutes, maintenant. Mais moi, j’ai un vaccin: l’alcool.” Bernye, à Sébastien Tellier: “Oh mais d’où il sort, lui? From the States! Tu ressembles à John

Lennon. T’es royal au bar, toi!” Puis elle attrape la main du chanteur et la couvre de baisers. Six jours plus tard, la France sera entièremen­t confinée, mais pour l’instant, personne ne semble s’émouvoir et Sébastien Tellier se laisse faire. “T’as vu, c’est encore une fête de jour!” se marre-til une semaine après avoir nagé dans les paillettes. Pour lui, les “troquets minables” sont l’autre endroit où on s’amuse à Paris. “Tu peux encore t’éclater de manière ‘pérave’, cradingue, ça c’est cool, estimet-il en fumant une clope sur le trottoir. Pour moi, ça a toujours été important de sortir, faire n’importe quoi. Mon rapport à la société est comme ça: quand je vois des gens, je me soûle. Sinon, je suis tout seul chez moi et je bosse.” À l’intérieur, Bernard l’alpague à son tour: “T’es connu, toi? – Moyennemen­t. Je suis petitement connu un peu partout.” Bernye, elle, a fini par se souvenir du nom du “John Lennon classe” en face d’elle: “Monsieur Tellier,

I love you!”

Comment expliquer que Sébastien Tellier ne soit pas devenu une superstar après les concerts dans le monde entier, La Ritournell­e dans une pub L’oréal, l’eurovision devant 110 millions de téléspecta­teurs? À la suite de Sexuality, il aurait pu continuer à accumuler les morceaux “tubesques” avec la moitié des Daft Punk aux manettes, mais son principe absolu de tout changer entre chaque album le lui interdisai­t. Par ailleurs, ses concepts ne sont pas toujours accessible­s au commun des mortels.

“Je me vois beaucoup plus comme un artiste d’art contempora­in, voire un philosophe –même si ça semble être n’importe quoi– que comme un musicien efficace”, justifie-til. En ressortant s’en griller une, il évoque la Nuit blanche de 2006, lors de laquelle Xavier Veilhan l’avait invité à se produire à l’hôtel de Ville de Paris pour une sorte de concert évolutif. “Je jouais avec des corbeaux attachés aux poignets, je pensais que j’allais révolution­ner le show-biz.

Je me disais: ‘Ça y est, même Michael Jackson est dépassé!’ Et ça a été à peine remarqué.” Le fait d’incarner un gourou de secte qui fait monter ses fidèles sur scène pendant ses concerts pour qu’ils se mettent nus, ou la présence sur L’aventura d’une chanson-odyssée de quatorze minutes sur son désir de “revoir Oursinet”, sa peluche d’enfance, ont aussi pu perdre le grand public. Pour ajouter à la confusion, il sort en 2013, entre les deux albums concepts, un autre opus, Confection, composé à l’origine comme

la BO du film Confession d’un enfant du siècle avant d’être recalé par la réalisatri­ce, Sylvie Verheyde. “On s’est retrouvés à sortir trois albums en deux ans, le timing était pourri”, résume Marc Teissier du Cros. C’est aussi à ce moment que plusieurs changement­s vont commencer à s’opérer dans la vie de Sébastien.

D’abord, une cure de désintoxic­ation. “C’était dans l’ancienne baraque de SaintExupé­ry, très sympa, de très belles pièces, bien décorées, un super service en chambre, énumère-t-il. Il y avait une petite rivière, on faisait de la sophrologi­e, on touchait des feuilles, on sentait la douceur de ses vêtements. J’ai adoré. Il fallait vraiment que j’arrête la drogue, je ne trouvais plus ça trippant.” Une décision d’autant plus sage qu’au même moment, c’est la paternité qui frappe à la porte. Timothy en 2013, Jeanette en 2017. Avec deux enfants à la maison, l’homme doit quelque peu modifier ses habitudes. “Avant, je faisais vraiment n’importe quoi, j’en avais rien à foutre. J’ai souvent bouffé dans des assiettes en carton et avec des couverts en plastique pour ne pas avoir à faire la vaisselle.” Aujourd’hui, plus le choix: “Je ne suis plus maître de ma vie. Je suis l’esclave du fait qu’il faut s’occuper des enfants, qu’il faut qu’ils mangent, qu’ils soient propres, que la maison soit propre. Je me sens soumis à une force supérieure, mais ce n’est pas Dieu, ce sont les tâches domestique­s.” Il leur a d’ailleurs consacré son nouvel album, le bien nommé Domesticat­ed. Dans le titre A Ballet, il joue avec l’homophonie du mot ;

Oui parle du mariage comme “le début de la fin” ; et Domestic Tasks raconte la déception d’extraterre­stres atterrissa­nt sur Terre pour découvrir que les humains sont soumis aux tâches domestique­s. Contrairem­ent aux apparences, Sébastien assure pourtant être bien plus heureux qu’avant. “Quand j’arrive chez mon psy, maintenant, il me dit: ‘Ah, Monsieur Bonheur!’ À force de me droguer, de faire n’importe quoi, j’étais blasé. Au resto, le menu arrivait, ‘ouais, pfff, steak tartare’. En boîte, je me faisais chier. Maintenant, quand je vais au resto, que je bois un verre, ces moments sont devenus merveilleu­x, c’est comme si on m’avait mis la couleur.”

Il n’empêche: fini la vie de patachon, les tournées à l’improviste et l'amitié presque communauta­ire avec les copains de la French touch. “On est toujours super potes mais tout le monde a des enfants. On se voit moins parce que le week-end, au lieu de se dire ‘on se rejoint, on s’amuse’, on doit accompagne­r notre fille au théâtre.” Si la vie les a éloignés, c’est la mort qui va se charger de les rapprocher à nouveau. Le 19 juin 2019, Philippe Zdar, la moitié de Cassius, tombe par la fenêtre de son appartemen­t, au troisième étage. En novembre 2017, Tellier et lui s’étaient retrouvés au studio installé par Xavier Veilhan, encore lui, dans le pavillon français de la biennale de Venise pour enregistre­r ce qui allait devenir le morceau Venezia, présent sur Domesticat­ed. “Peut‑être la meilleure session de toute ma vie. Il était à fond, full energy, le lion. Il faisait chanter le public qui passait, quand on sortait il y avait du bon vin, on s’éclatait dans cette ville magnifique. Pour moi, c’est hyperrassu­rant que la dernière fois qu’on a travaillé ensemble se soit passée comme ça. C’est comme si on se tenait la main pour toujours.” Le 2 juillet, deux semaines après son décès, ils sont tous là, réunis sur la place Marcel-aymé, à écouter Sébastien Tellier lui rendre hommage en rejouant leur Ritournell­e. “Je n’ai même pas réussi à chanter, j’étais un peu trop ému. Mais on a bien ressenti qu’on était un groupe soudé, qu’on était là les uns pour les autres. Et c’était super qu’on puisse le célébrer.

J’ai enterré ma grand‑mère il n’y a pas très longtemps, il n’y avait pas de concert, pas d’hommage, rien. Là, il y avait une forme de beauté.” La beauté: ce qui sauve Sébastien Tellier quand le ciel s’assombrit.

“Le confinemen­t a apporté de l’eau au moulin d’une de mes théories: à Paris, la seule activité consiste à boire de l’alcool. Quand on ne peut pas aller au café, la ville est mégachiant­e”

Ivresse et légèreté

Le monde a désormais basculé, la France est fermée à double tour depuis presque deux semaines. Nous sommes le 30 mars, Bernye et Bernard ont dû rentrer chez eux. Il a beau évoluer dans un “univers de bobos où tout le monde est confiné dans une maison avec vue sur la mer”, Sébastien est lui resté dans la sienne, au fond d’une impasse, près de la porte de Saint-ouen. Malgré l’album repoussé d’un mois et l’annulation d’un concert à La Cigale, malgré le fait que sans les verres et les restos, tout s’apparente désormais “à la vie normale, mais sans les récompense­s”, malgré aussi la situation dehors, qui “ressemble à un film de sciencefic­tion, mais cheap, sans le côté nazi bien organisé”, il n’a pas trop mal vécu le début du confinemen­t. “C’était ipad, mousse au chocolat et piano.” Sans oublier les cours particulie­rs de son fils, en CP. Pas un problème pour cet enfant d’ancienne directrice d’école pour “génies”. Lui‑même a fait l’école à la maison à la fin du lycée parce qu’il avait “trop de problèmes avec l’autorité” chez les jésuites de SaintMarti­n-de-france, à Pontoise, où il croisait dans la cour de récré les “fils de” Guillaume Depardieu et Romain Sardou. Pour Sébastien, faire l’école à ses enfants tous les jours, c’était “comme un long câlin”. Et puis, tout a basculé le jour où il a appris que le chanteur Christophe avait été admis en réanimatio­n. “C’est devenu réel. Ça ne m’atteignait pas vraiment, maintenant ça me fait peur.”

Sébastien Tellier a vécu une épiphanie au début des années 2000 lorsque Rob, un autre représenta­nt de la French touch, lui a fait écouter La dolce vita, une des pépites du chanteur. “On était dans son studio minable, assis côte à côte, et on pleurait tous les deux en écoutant cette chanson.” Dans Sessions, un album de versions acoustique­s de ses propres morceaux sorti en 2006, Tellier en livre une reprise à frissonner. Christophe et Sébastien deviendron­t potes, travailler­ont ensemble, se retrouvero­nt au Sourire de Saigon, un fameux restaurant vietnamien de Montmartre. Les deux ont la même capacité à faire naître des titres qui donnent envie de boire et de pleurer seul(e) chez soi. “Et puis c’était un mec gentil, tout était crémeux avec lui.” Le 16 avril, Christophe décède à Brest, où il avait été acheminé en TGV médicalisé. Un mois plus tard, une fois déconfiné, Sébastien est toujours sous le choc: “J’ai vécu comme une injustice le fait qu’on ne puisse pas lui rendre hommage, organiser un concert, réunir ceux qui l’aimaient. Je l’ai tellement toujours admiré, pour moi ça aurait dû être la tour Eiffel, le feu d’artifice…” Le 30 avril, comme si cela ne suffisait pas, Tellier apprend aussi la mort de Tony Allen, l’immense batteur de Fela Kuti, avec lequel il avait collaboré à de nombreuses reprises, notamment sur La Ritournell­e. “Je le voyais comme un papy cool, un aventurier, et surtout je me disais que si jamais j’avais un problème un jour, je pourrais toujours demander à Tony de jouer de la batterie sur mes morceaux, et tout irait mieux.” La situation a donc fini par devenir pesante, même pour Sébastien Tellier. “Si mes poumons sont touchés, je ne peux plus chanter, donc je suis en mode parano 2000, à tout désinfecte­r.” Une fois le déconfinem­ent acté, il est tout de même allé tourner une vidéo sur le toit du théâtre du Châtelet pour We Are One, un événement en ligne organisé entre autres par les festivals de Cannes et de Tribeca. “C’était un moment magnifique mais après, t’as envie d’aller le célébrer quelque part. Au moins, ça a apporté de l’eau au moulin d’une théorie que j’ai depuis longtemps: à Paris, la seule activité consiste à boire de l’alcool. On se rend bien compte que quand on ne peut pas aller au café, la ville est mégachiant­e.” Alors, lui qui n’est “pourtant pas un mec de randonnée”, est allé se promener en forêt de Montmorenc­y. L’occasion de réfléchir à une des nombreuses questions du moment: comment rester léger et tourné vers la beauté des choses quand le monde qui vous entoure devient si laid? “C’est une sorte de balance, répond-il.

On ne peut pas être que dans la tristesse, il y a toujours des petits moments de plaisir. Une bonne pizza, un épisode de série, les enfants. C’est drôle un enfant, quand même.” Selon lui, son rôle dans une période comme celle d’aujourd’hui consiste justement à divertir. Avec sa musique et ce qu’il appelle ses “facéties”. Après tout: “Je ne suis pas chroniqueu­r sur BFM ou représenta­nt

LREM. Je suis là pour le fun.”

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 ??  ?? Au défilé Chanel, sur une partition géante.
Au défilé Chanel, sur une partition géante.
 ??  ?? Le monde de Sébastien.
Le monde de Sébastien.
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 ??  ?? La hola et le fumigène en même temps, pas évident.
La hola et le fumigène en même temps, pas évident.
 ??  ?? Au Nant, avec sa copine Bernye.
Au Nant, avec sa copine Bernye.
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