La guerre des moutons
Thriller dans la région de Nantes, où on n’avait jamais vu autant de vols de moutons en si peu de temps que ces derniers mois. Mais que se passe-t-il?
Western dans le bocage. Depuis le début de l’année, la périphérie de Nantes connaît une flambée de vols de moutons, avec 350 bêtes disparues. Une drôle d’affaire qui mêle transformation du paysage, flambée des prix de l’immobilier et crise économique post-covid.
CE 11 AVRIL, en parcourant les douze kilomètres qui séparent Trans-sur-erdre, où est située sa bergerie, de Nort-sur-erdre, où elle habite, Léa Verberckmoes fredonne Angela, du rappeur Hatik, à bas volume dans son Opel Astra. En cette saison de naissance des agneaux, la jeune femme de 22 ans termine rarement avant 2h, et il s’agit de ne pas réveiller les fermes alentours. La musique glisse dans la nuit fraîche quand soudain, des boules lumineuses surgissent au bout de la route. “Tout de suite, j’ai su qu’on venait nous voler nos moutons”, rejoue l’éleveuse. Les trois véhicules qu’elle surprend démarrent en trombe, trois brebis ligotées dans le coffre. Arrivés à un stop, les intrus se séparent. Les deux premiers véhicules tournent à gauche, le dernier à droite. Léa les laisse filer et rentre chez elle. Elle a eu le temps de sortir son téléphone et de filmer les plaques d’immatriculation. Quelques kilomètres plus loin, pourtant, elle se ravise et fait subitement demi-tour. “Je me suis dit qu’ils avaient dû laisser la porte de l’enclos ouverte et que les moutons devaient être sur la route.” À l’approche du champ, son Opel Astra tombe de nouveau nez à nez avec les voleurs, qui ont apparemment eu la même idée qu’elle, à savoir retourner sur leurs pas pour terminer le travail. Ce coup-ci, ils privilégient l’intimidation à la fuite. “Une voiture me colle au derrière, l’autre se plaque à côté de moi et tente de me pousser dans le fossé, raconte la bergère.
Je suis tétanisée, j’accélère. Je roule à pleins gaz, à 170 km/h, je tiens le volant d’une main. De l’autre, j’appelle les gendarmes. Au téléphone, une femme me dit: ‘On ne peut rien pour vous. Mais êtes-vous actuellement en sécurité?’ Je réponds: ‘Euh... non. Là, pas vraiment.’” D’un coup de volant, Léa parvient à s’échapper, s’engage sur un chemin de terre, en plein bocage. Elle prévient
son oncle, qui la rejoint. Ensemble, ils constatent la clôture découpée. Léa pense rentrer dormir quand, à 3h49, la gendarmerie la rappelle: “Bonsoir, on a retrouvé vos moutons. Ils sont sur le périphérique de Nantes.”
Depuis le début de l’année, plus de 350 moutons ont été volés en Loireatlantique, soit entre deux et trois fois plus que les années précédentes. En avril et mai, chaque nuit, des animaux ont disparu dans des villages devenus des cités-dortoirs en lointaine banlieue de Nantes, comme Saintmars-du-désert, Bouaye ou Ligné. Cette dernière localité, autoproclamée “capitale ovine du Grand Ouest”, a longtemps compté plus de moutons que d’habitants. Désormais, des pavillons bon marché colonisent les pâturages et les vols finissent d’amaigrir les cheptels. “C’est pas nouveau, cela fait plusieurs années qu’on se fait voler. Mais cette année, c’est pire que tout”, constate tristement Sébastien Héas. Dans la famille Héas, on est éleveurs depuis trois générations. Sébastien dirige l’exploitation avec ses deux frères, Stéphane et François. Ensemble, ils ont créé le Collectif des éleveurs pillés, pour faire entendre le désarroi de la filière. Un groupe Whatsapp a été ouvert, regroupant une quarantaine d’éleveurs et où des notifications signalent chaque nouveau méfait. Les messages pleuvent. L’un des membres a quitté le groupe au bout d’une journée: trop anxiogène. La vie des bergers, autrefois rythmée par le cycle des animaux, est désormais parasitée par une peur qui pointe à la nuit tombée. “Le pire, c’est pendant la pleine lune. Les voleurs voient comme en plein jour. Et si en plus il y a du vent, alors là, grosse méfiance. On ne va rien entendre”, blêmit Sébastien, les yeux noirs et crevassés comme un Rafael Nadal en fin de match.
Ils semblent abattus, ces éleveurs. Impuissants devant la brutale attirance pour leurs bêtes pourtant loin d’être des bestiaux de prestige. De race vendéenne, ces moutons coûtent entre 100 et 150 euros par tête. La convoitise naîtrait donc plutôt de la simplicité du rapt. “Un mouton, c’est de la viande sur pattes facile à voler, rit à moitié Willem Verberckmoes, l’oncle de Léa, propriétaire d’un cheptel de près de 1 000 brebis. Ça pèse 80 kilos, ça se met dans une voiture. Un bovin, un cochon, c’est plus compliqué.” Le profil des cambrioleurs a vite été établi par les gendarmes. “La quasi-totalité appartiennent à la communauté rom, résume un enquêteur. Ils partent à deux ou trois voitures au milieu de la nuit. Ils agissent très vite, attachent les bêtes et les transportent dans leur véhicule de type monospace. Ils roulent à 180 km/h sur des routes départementales
–c’est des vitesses de go fast– avec le coffre bourré de moutons.” Leur agilité et leur connaissance du bétail dépassent de loin leur savoir-faire criminel. Plus garçon boucher qu’arsène Lupin, un voleur a par exemple été repéré par les caméras de vidéosurveillance d’un péage d’autoroute: il a fait trois allers-retours dans la nuit entre le troupeau et son camp pour acheminer les bêtes. Lors de son dernier passage, à court de monnaie, il a négocié une reconnaissance de dette. “Ils laissent régulièrement des vêtements, des vestes, des doudounes avec de L’ADN partout. On n’a pas affaire à un réseau de haut vol”, euphémise un gendarme. Sébastien Héas a même retrouvé un siège de monospace abandonné en plein milieu de son champ. “Ils devaient avoir besoin de place pour prendre plus de bêtes”, suppute l’éleveur. Reste cette question, centrale: que font les voleurs de toute cette barbaque?
“Certains ont dû se débrouiller pour manger”
Le périphérique de Nantes est constellé d’une soixantaine de camps de Roms. Illégaux pour la plupart, montés à l’arrache, implantés là où personne ne va. Comme la route de la Haute-madeleine, une ancienne bretelle d’accès à la rocade en lisière d’une zone industrielle à Sainte-luce-sur-loire. L’emplacement, bruyant et misérable, est couvert de caravanes hors d’âge, renforcées par des palettes de bois et cernées par un halo de détritus. Dernière venue dans ce morne quotidien: la faim. Elle a tenaillé les organismes pendant le confinement. “On a reçu quelques colis alimentaires des Restos du coeur, mais pas assez, témoigne Élena*, mère de trois enfants.
Ils croyaient qu’on était moins nombreux. On n’a pas d’eau sur le terrain, et comme on ne pouvait pas se déplacer, on sortait la nuit remplir des jerricanes de 25 litres pour boire et se laver. Deux hommes ont pris 135 euros d’amende.” D’un sourire forcé, elle appuie:
“Certains ont dû se débrouiller pour manger...” Faudrait-il dès lors voir dans ces vols de bétail un préliminaire muet et délictuel aux émeutes de la faim? “Je le pense, oui, tranche Michelle Dequidt, du Secours populaire. Je n’excuse rien, mais il faut comprendre que ces derniers mois, les enfants ne mangeaient pas à la cantine, les femmes ne pouvaient pas faire la manche, les messieurs, qui d’ordinaire travaillent chez les maraîchers, au muguet ou aux tomates, ont dû s’arrêter.” Assise derrière son bureau de Saint-herblain, commune de la banlieue nantaise, Michelle Dequidt comptabilise 29% de Roms parmi les 1 170 familles qui sollicitent une aide alimentaire. “Comme les Français à une certaine époque, les Roms estiment qu’on ne peut pas grandir sans viande, dit-elle. Ils nous en demandent tout le temps. Steaks hachés, blancs de volaille, jambon...” Ce n’est pas Nicolae et Gigi qui diront le contraire. Ces deux frères tapent un foot au bord du terrain où ils sont installés depuis trois mois, route de La Rabotière, à Saint-herblain. “La viande, c’est la vie”, se marre le premier, 17 ans et le visage recouvert d’un duvet de barbe. “On en prend même au goûter. Au collège, j’apporte des Knacki froides”, complète le second, maillot du Real Madrid sur le dos. Au sommet de la pyramide carnée, le mouton occupe une place de choix dans la culture rom. Des hommes en ont proposé au père de Nicolae et Gigi pendant le confinement. Ils sont entrés dans le camp et ont ouvert leur coffre
“Un jour, il y aura des morts, je vous le dis. J’ai des vraies balles, je suis chasseur”
Sébastien Héas, éleveur
pour montrer les bêtes, vendues 80 euros pièce. “Notre père a dit non parce qu’il ne connaissait pas ces gars”, expliquent les deux garçons. Quelques portes de périphérique plus au sud, sur le chemin du Moulindes-marais, Cristina raconte le même genre d’histoire: “Le mouton? Oui, on nous en a proposé, 80 euros, mais on a refusé. On est évangélistes, on ne mange pas ce qui vient d’un vol.” Pour le prouver, Cristina montre l’église construite au centre du terrain avec des matériaux de récup, du Placo et des palettes. Une confession rare chez les Roms, très majoritairement orthodoxes.
Coup de tonnerre festif pendant le confinement, la Pâque orthodoxe serait la deuxième explication des vols d’ovins. Tombée cette année une semaine après sa jumelle catholique, elle coïncide avec le pic des effractions enregistrées. “C’est la plus grosse fête de l’année, c’est comme Noël. En Roumanie, on mange le drob, une sorte de pâté de mouton. Le vol n’est pas une pratique généralisée, mais je pense que trois ou quatre familles ont compris le filon et appliquent le même modus operandi dans toutes les exploitations”, avance Olivier Peyroux, sociologue reconnu, spécialiste des migrations venues d’europe de l’est. Le scénario est validé par un enquêteur, qui ajoute un maillon à la chaîne des événements précédant les raids nocturnes dans les bergeries: “D’après les écoutes téléphoniques, on sait qu’une petite bande passe dans les camps avant le vol. Elle prend les commandes et, en fonction de la demande, vole cinq, dix ou 20 moutons, qu’elle livre ensuite sur les terrains.” La dernière fois que Fernando a mangé du mouton, c’était effectivement pour la Pâque. Celui que tout le monde appelle “Grandes Oreilles” sur son camp de la route de la Haute-madeleine est connu pour être le maître du rotisor, traduction roumaine de “barbecue”. Il a bricolé un tournebroche à assistance électrique relié à un dérailleur de vélo pour faire griller la viande sans effort. “Le mouton tourne six ou sept heures, et après...” Il embrasse le bout de ses doigts, les yeux fermés d’extase. Ces moutons, où les achète-t-il? “Sur Leboncoin”, réplique-t-il du tac au tac. “On sait qu’il y a des vols. On voit des gars qui font les malins avec des moutons sur Facebook. Mais il y a plein de Roms à Nantes, je les connais pas tous.”
“Les chiens étaient terrorisés”
Parmi les villes les plus dynamiques de France, Nantes voit sa population croître de 7% par an. Entre 2012 et 2017, la préfecture de Loire-atlantique a enregistré 80 000 nouveaux habitants, attirés par un cadre de vie plutôt cool et des opportunités de travail à la pelle. La communauté rom éprouve la même attirance, constate Philippe Barbo. Avec ses sandalettes et son physique de druide, le représentant de l’association Roata arpente les terrains pour assurer le suivi social des familles.
“Les premiers sont arrivés vers 2001 pour fuir la misère, puis ça s’est accéléré avec la fin des visas pour les citoyens roumains en 2002 et l’entrée de la Roumanie dans L’UE en 2007. À Nantes, ils sont bien. Il y a du travail de maraîchage à proximité de la ville et la région manque justement de travailleurs agricoles.” Le département de Loire-atlantique a d’ailleurs été la première collectivité locale de France à verser une aide sociale aux familles roms. À cela s’ajoute une bonne offre médicale et un
“Ces derniers mois, les enfants ne mangeaient pas à la cantine, les femmes ne pouvaient pas faire la manche et les messieurs ont dû s’arrêter de travailler chez les maraîchers”
Michelle Dequidt, du Secours populaire
tissu associatif dense –“la tradition catho de gauche nantaise”, résume Philippe–, qui garantit des aides alimentaires et sociales. Cet écosystème accueillant fait qu’il y aurait aujourd’hui entre 2 500 et 3 000 Roms installés à Nantes, l’un des plus importants contingents de France.
Or, comme tous les néo-nantais, les Roms voient flamber le prix des loyers. Grands ensembles et écoquartiers sont sortis de terre là où, auparavant, des familles avaient l’habitude de garer la caravane. “L’attractivité culturelle et économique, avec les expos, les start-up, ça nous fout dans la merde, grogne Philippe Barbo. On trouve de moins en moins de terrains pour les familles, qui sont de plus en plus nombreuses.” Les Roms n’étant pas français, ils ne peuvent pas occuper les aires de gens du voyage prévues par la seconde loi Besson de 2000. Ils doivent donc se loger où ils peuvent, et les prix s’envolent. “Certains camps adoptent des techniques de marchands de sommeil, faisant payer un droit d’entrée et un loyer pour une caravane. Dans ce contexte de pauvreté et d’économie grise, les moutons peuvent servir de monnaie d’échange”, décortique Alexandre Leclève, de l’association Trajectoires, qui oeuvre à la résorption des bidonvilles. Un mouton pour un service, une brebis contre une semaine de loyer, ce genre de trocs s’instaure sur des terrains où dorénavant, plusieurs familles doivent cohabiter alors que traditionnellement, un camp en réunit une seule.
Dans ce “Far Ouest” où la terre coûte cher et se paie en bétail, les esprits s’échauffent. Inquiets pour l’avenir de leurs bêtes, les frères Héas sont tentés de se faire justice eux-mêmes. “Un jour, il y aura des morts, je vous le dis. J’ai des vraies balles, je suis chasseur”, assure Sébastien. Dans sa grange, une tête de cerf empaillé confirme en silence. Sur le rebord des fenêtres, les médailles agricoles colorées s’empilent comme des remparts. “Ça va devenir de pire en pire, enchaîne son frère Stéphane, 45 ans, les traits tirés par les rondes nocturnes. On est dehors toute la nuit. On ne dort quasiment pas. C’est intenable. Nos chiens? Quand ils sont venus, les voleurs leur ont mis une bonne trempe. Pendant deux mois, ils étaient terrorisés, ils n’aboyaient plus.” Le fils de Sébastien a 7 ans. Il parle des Roms et des vols à toutes les personnes qu’il rencontre. Son pistolet en plastique est devenu son jouet préféré et depuis peu, il souhaite devenir gendarme. Au milieu de ce western nantais, les hommes en képi font figure de cavalerie. Les moyens déployés sont colossaux, avec tests ADN et vols d’hélicoptère au-dessus de la campagne pour détecter les cortèges suspects. Les enquêtes progressent, d’ailleurs. Deux des assaillants de Léa Verberckmoes ont été arrêtés. Coursés par les gendarmes, ils ont abandonné leur véhicule sur le périphérique et ont tenté de prendre la fuite à pied, avant d’être immobilisés par les chiens de la gendarmerie. Pendant ce temps-là, Sébastien Héas a ressorti ses casques et ses jambières de motocross. Il enfourche sa bécane pour se détendre.
“J’en fais de plus en plus, dernièrement”, sourit-il. Mais quand il croise des monospaces sur des petites routes, son corps se raidit.
*Le prénom a été changé.