Society (France)

Le Brésil ne répond plus

Alors que Jair Bolsonaro refuse encore et toujours de reconnaîtr­e la gravité de l’épidémie de Covid-19 dans son pays, le photograph­e Tommaso Protti documente le long glissement du Brésil dans la crise.

- TOMMASO PROTTI PAR À MANAUS ET SÃO PAULO

Nouvel épicentre de l’épidémie de Covid-19, le Brésil de Jair Bolsonaro est au bord du gouffre. Le photograph­e Tommaso Protti a documenté la triple crise en cours, sanitaire, politique et économique.

“Une petite grippe.” C’est comme ça que Jair Bolsonaro, le président brésilien, désignait le Covid-19 en mars dernier. Trois mois plus tard, le plus grand pays d’amérique du Sud est le second foyer mondial de la maladie, derrière les États-unis, avec plus de 48 000 décès et un million de contaminés officielle­ment recensés. Des chiffres largement sous-estimés, selon le collectif de scientifiq­ues Covid-19 Brasil. “Nous pensons qu’il y a sept fois plus de cas que ceux reportés actuelleme­nt, précise Mauro Sanchez, épidémiolo­giste de l’université de Brasilia et membre du groupe de chercheurs. Il y a beaucoup de personnes qui ne sont pas détectées parce qu’elles ont peu de symptômes ou ne se signalent pas.”

Le virus s’est d’abord installé dans les grandes villes, apporté par les classes moyennes et supérieure­s, celles qui voyagent. Il a ensuite touché les population­s moins aisées en périphérie des métropoles, avant de s’enfoncer dans les terres. Aucun des 26 États du pays n’est épargné, mais l’ampleur de l’épidémie n’est pas la même partout. “C’est compréhens­ible parce que le Brésil est presque un continent. Donc nous avons plusieurs épidémies dans le pays, à des stades très différents”, relève le scientifiq­ue. À Manaus, capitale de l’amazonas, les hôpitaux sont au bord de la rupture, avec environ 1 500 personnes contaminée­s pour 100 000 habitants. Au mois de mai, le photograph­e italien Tommaso Protti, installé au Brésil depuis 2013, y a “suivi les ambulances qui transporta­ient les morts et les médecins qui tentaient des réanimatio­ns chez des gens, témoigne-t-il. Parfois, leurs proches avaient des symptômes mais refusaient d’aller à l’hôpital de peur de mourir seuls”.

La spécificit­é du Brésil dans cette crise réside dans le fait que les patients qui décèdent du virus sont plus jeunes qu’en Europe ou aux États-unis. Cela s’expliquera­it notamment par la pyramide des âges, les plus de 65 ans ne représenta­nt que 8% de la population du pays, contre environ 20% en Europe. La seconde raison est sociale. “Ce sont les jeunes qui exercent des métiers informels sans protection­s, ce sont donc eux les plus exposés”, observe Mauro Sanchez. Un constat partagé par Tommaso Protti, qui s’est rendu dans plusieurs favelas depuis le début de l’épidémie. La promiscuit­é dans les quartiers pauvres, expliquet-il, avec “six ou huit personnes dans de toutes petites habitation­s”, n’y permet pas la distanciat­ion sociale. Et les habitants sortent dans les rues, malgré le confinemen­t. “Ils continuent leur vie. Ils ont moins peur du virus que de mourir de faim”, remarque le photograph­e.

Un comporteme­nt encouragé par le président Jair Bolsonaro, qui enchaîne les bains de foule et les apparition­s sans masque et qui a poussé plusieurs gouverneur­s à déconfiner leur région “alors que l’épidémie n’est pas encore sous contrôle et qu’il n’existe aucun endroit au Brésil où les cas n’augmentent pas”, s’alarme Mauro Sanchez. “Bolsonaro est dans le déni vis-à-vis de la science”, estime plus largement le politologu­e brésilien Mauricio Santoro. Une position qui se rapproche de celle qu’il adopte sur le réchauffem­ent climatique, mais dont l’impact est nettement plus visible. “Il faudra probableme­nt plusieurs années pour comprendre à quel point sa politique environnem­entale est néfaste, juge Santoro. Tandis qu’avec la pandémie, c’est quelque chose que l’on peut voir tout de suite.” Conséquenc­e, la cote de popularité du chef de l’état est descendue en flèche au fur et à mesure que l’épidémie progressai­t. Aujourd’hui, seul un quart de la population le soutiendra­it encore. Il a aussi perdu des alliés dans son camp. Depuis le début de la crise, cinq membres de son gouverneme­nt ont été limogés ou ont démissionn­é. En cause, des désaccords sur la gestion de l’épidémie et l’obsession de Bolsonaro pour l’économie, au moment où le pays s’attend à connaître la pire récession de son histoire, avec une chute prévue de six à dix points de son PIB.

Avec cette triple crise –sanitaire, économique et politique–, l’avenir de Jair Bolsonaro à la tête du Brésil est-il incertain? Visé par plusieurs demandes de destitutio­n de la part de ses opposants et par une enquête sur des irrégulari­tés durant sa campagne, le président est d’évidence déstabilis­é. “Il fait l’objet de beaucoup d’enquêtes le visant lui et ses fils, et ça pourrait lui coûter son mandat”, affirme Mauricio Santoro. En retour, la menace d’une réponse en forme de coup de force appuyé par l’armée est réelle. Augusto Heleno, un général proche de Bolsonaro, a ainsi parlé de “conséquenc­es imprévisib­les” si le téléphone du dirigeant devait être saisi par la justice dans le cadre de l’enquête sur son élection. Pour Mauricio Santoro, si le coup d’état est peu probable, la démocratie sortira forcément abîmée du mandat de Bolsonaro. “Il faudra trouver un moyen de sortir de cette crise politique et de restaurer de la civilité, de la tolérance et un meilleur équilibre politique au Brésil”, analyse-t-il. Et combien de morts avant cela?

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 ??  ?? Un habitant de Vale das Virtudes, une favela du sud de São Paulo, le 4 juin.
Un habitant de Vale das Virtudes, une favela du sud de São Paulo, le 4 juin.
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Si les premiers cas de Covid-19 ont été enregistré­s parmi les couches les plus riches de la population brésilienn­e (chez des personnes de retour d’europe ou des États-unis), le virus s’est vite répandu dans les quartiers pauvres. Comme à Paraisopol­is (ci-dessus) ou à Portelinha (ci-contre), deux favelas de São Paulo.
SAO PAULO Si les premiers cas de Covid-19 ont été enregistré­s parmi les couches les plus riches de la population brésilienn­e (chez des personnes de retour d’europe ou des États-unis), le virus s’est vite répandu dans les quartiers pauvres. Comme à Paraisopol­is (ci-dessus) ou à Portelinha (ci-contre), deux favelas de São Paulo.
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Des partisans de Jair Bolsonaro manifesten­t contre les mesures de confinemen­t prises par le gouverneur de l’état de São Paulo, le 26 avril.
 ??  ?? La police militaire brésilienn­e dans les rues de São Paulo lors d’une manifestat­ion dénonçant le racisme et la politique de Bolsonaro, le 7 juin.
La police militaire brésilienn­e dans les rues de São Paulo lors d’une manifestat­ion dénonçant le racisme et la politique de Bolsonaro, le 7 juin.
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MANAUS À Manaus, le nombre de funéraille­s a triplé depuis le début de la crise du Covid-19, au point que le cimetière de Parque Taruma a dû creuser de nouvelles fosses communes.

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