La Fensch Connection
En Moselle, la cokerie de Serémange-erzange a fermé ses portes en pleine pandémie, dans le plus grand silence. Une disparition de plus pour la sidérurgie lorraine.
En Moselle, sur les rives de la Fensch, la pandémie a eu raison de la cokerie de Serémange-erzange, fermée début mai dans le plus grand silence. Une disparition de plus pour la sidérurgie lorraine, qui soulève de nouvelles questions sur le fameux monde d’après dans la “vallée des anges”.
Les paumes bien à plat sur la table d’orientation, une statue de la Vierge dans le dos, Alain laisse son regard se perdre dans l’horizon et lâche: “Ça doit bien faire quatre ans que je ne suis pas monté ici.” Sur cette butte culminant à 287 mètres d’altitude, le sexagénaire se souvient de pique-niques ou de manoeuvres réalisées avec les sapeurs-pompiers. “On enfermait deux gars dans une carcasse et on devait ensuite ouvrir la tôle.” Sabine, elle aussi, est en pèlerinage. Exilée à Montpellier, où elle a écrit une thèse sur l’histoire de la médecine vitaliste, Sabine est remontée dans le Grand Est pour vider la maison familiale, à la suite du décès de ses parents. Si le ciel est aujourd’hui d’un bleu éclatant, elle a encore en tête le souvenir du plafond orangé sous lequel elle a grandi. “Entre le fog qui sortait des cheminées et les flammes des torchères, il y avait un côté sciencefiction qui me fascinait, sourit-elle. À l’école, on se retrouvait souvent à l’infirmerie à cause des cendres dans les yeux.” Le “Corcovado” de la Fensch a toujours offert le meilleur point de vue sur ce qui faisait la fierté et la richesse de la région: le complexe sidérurgique de Florange. Une usine intégrée et indépendante produisant de l’acier créée par la famille Wendel, devenue la Sollac, puis Arcelor, avant d’intégrer le giron de Mittal. Pendant plus d’un siècle, son activité assourdissante, bourdonnante, rougeoyante et fumante a rythmé sans interruption ce “Colorado en plus petit” que chantait Bernard Lavilliers dans Fensch vallée. C’était l’époque où, comme dit Alain, il y avait “autant de cafés que de sorties d’usine”. Mais tout est étrangement calme en ce lundi de Pentecôte.
Ce n’est pas seulement à cause du jour férié ou de la léthargie post-confinement. La cokerie de Serémange-erzange, l’une des activités omniprésentes du coin, s’est éteinte brusquement quelques semaines plus tôt, le 6 mai 2020, à 16h31 précises, heure de son ultime défournement.
“Le matin même, on nous a invités à y assister, mais…” La voix de Yannick Laly se fait hésitante. “Je n’ai pas pu y aller. C’était trop… je ne sais pas… glauque, peutêtre.” Comme ses 170 camarades salariés (sans compter les 80 intérimaires et autres sous-traitants), cet ouvrier de 36 ans, dont quinze de cokerie, a vécu la fin de son outil de travail cloîtré chez lui. Le confinement et les mesures de distanciation n’ont pas aidé à le convaincre de dire adieu au seul et unique
poste qu’il aura occupé après avoir décroché son BTS. Même son de cloche chez son ancien collègue Jean-luc Graetz, à la retraite depuis cinq ans: “J’ai reçu la vidéo du défournement sur mon téléphone et j’en ai eu les larmes aux yeux. De toute ma vie, je n’ai jamais vu une usine fermer comme ça.” Comme ça, à savoir: sans tambour ni trompette.
Condamnée d’avance
Pendant que le pays comptait ses morts et que la région Grand Est apparaissait en rouge sur les cartes du ministère de la Santé, le sort de la cokerie, coincée entre Florange –l’étendard déchiré par les promesses de Sarkozy et Hollande– et Hayange –symbole de cette France désindustrialisée, basculée du côté du RN en 2014–, est passé sous les radars. “Fin février, Le Républicain lorrain a révélé que la crise sanitaire allait tout emporter sur son passage, replace Frédéric
Weber, délégué FO local. La direction a tout de suite nié, mais quinze jours après le début du confinement, elle nous a convoqués pour nous dire qu’en mai, ce serait bien fini.” Un changement de braquet soudain qui a laissé ouvriers et syndicats dans un état de sidération, ces derniers ne pouvant organiser une résistance digne de ce nom pour sauver l’outil produisant le coke, ce combustible indispensable à l’élaboration de la fonte qui sera transformée en acier. “Quand je travaillais au haut-fourneau, on pouvait faire grève pour une bouteille de sirop ou une paire de lacets, bouillonne
Jean-luc Graetz. Aujourd’hui, on fout des gens à la porte sans qu’on ne puisse rien y faire!” La direction a en effet profité du flou “covidien” pour s’épargner la grogne syndicale et mener rondement ses opérations de reclassement. “En temps normal, ils n’auraient jamais fait d’annonce comme ça. Mais le contexte rendait tout conflit impossible. Seuls 40% des effectifs étaient au travail et les gens avaient d’autres priorités, à commencer par leur famille. Ton boulot, c’est important, mais il n’y a pas que ça, continue Weber. Et puis tous les mecs ont eu la garantie qu’ils seraient reclassés et qu’ils ne perdraient rien. Quand on te dit ça, bon, tu n’es pas dans la dynamique d’aller faire la révolution.” Alors à partir de 16h32, en ce fatidique 6 mai, ce sont des émotions contradictoires qui se croisent. “Il y avait des gens qui pleuraient avec leurs affaires dans des cartons, pendant que d’autres en bas se réjouissaient que l’arrêt se fasse correctement, enrage Lionel Burriello, délégué CGT sur le site de Florange. Sur Facebook, j’ai vu des vidéos d’un barbecue organisé par certains salariés de la direction. Ça me fait gerber.”
Ici, ces images n’ont pourtant rien d’inédit. Une flamme soufflée, une machine stoppée, une chaîne bloquée, un dernier tour de clé…
“Quand je travaillais au haut-fourneau, on pouvait faire grève pour une bouteille de sirop ou une paire de lacets. Aujourd’hui, on fout des gens à la porte sans qu’on ne puisse rien y faire!”
Jean-luc Graetz, ancien salarié de la cokerie
Nombreux sont les sidérurgistes lorrains qui ont déjà connu cela. Avec ses 33 postes en 38 ans de carrière, Thierry Murer en fait partie. “J’ai commencé au train à froid, j’ai fermé le train à froid. Je suis allé au haut-fourneau, j’ai fermé le haut-fourneau. Je suis allé au service énergie, j’ai fermé le service énergie. Je suis allé à l’aciérie, j’ai fermé l’aciérie. Et là, je me suis retrouvé à la cokerie”, égrène-t-il dans le salon de son petit appartement de Fameck. Du haut de cette funeste expérience, ce néo-retraité sait pertinemment ce qui a conduit à cette mort prématurée: “Depuis que la direction a décidé de remplacer le gaz de coke, que l’on produisait gratuitement, par du gaz naturel (moins polluant mais plus cher, ndlr), on s’est retrouvés avec des excédents et, en deux ans, près de cinq millions d’euros sont partis en fumée.” De fait, le coke qui sortait dernièrement des fours de Serémangeerzange était acheminé à Dunkerque, avant de revenir ensuite en Lorraine sous forme d’acier, afin d’être transformé pour le secteur automobile (60%), le packaging (25%) ou l’industrie (15%). En ajoutant à cela l’acheminement du charbon par cargos de l’autre bout du monde, on obtient un nonsens logistique engendrant des coûts fixes faramineux alors qu’en parallèle, le carnet de commandes ne faisait que s’alléger. Au point d’en faire l’un des cokes les plus chers d’europe, avec une tonne estimée à treize euros de plus que le prix moyen du marché. “L’origine de tout ça, c’est 2012, avec la fermeture des hauts-fourneaux et de toute la filière liquide sur Florange, pose Lionel Burriello. On a l’intime conviction que si Mittal avait pu mettre dans le panier cette cokerie dès le départ, il l’aurait fait. Au lieu de ça, elle a été complètement isolée et tributaire d’une activité qui n’était plus locale.” Même constat chez son pendant FO, Frédéric Weber: “Les seuls investissements concernaient la maintenance. C’est comme si on changeait les plaquettes de frein de ta voiture, mais pas le moteur.” Condamnée d’avance, la cokerie, inaugurée en 1978, avait pourtant obtenu de la direction un sursis jusqu’en 2032. Mais c’était avant que la saison 2019-20 ne vienne livrer ses quatre vérités.
En octobre dernier, bien avant l’épidémie de Covid-19, l’épée de Damoclès était déjà descendue d’un cran quand la CGT ellemême avait pointé la dangerosité de la cokerie en rapportant le déversement de 400 litres d’acide sulfurique dans les eaux de la Fensch. “Cela s’est produit dans une pauvre petite station de décantation, qui a été laissée à l’abandon et qui a débordé, chauffe Lionel Burriello. La direction a reconnu deux rejets sur la quinzaine d’épisodes de pollution recensés au cours de l’année. Les dénoncer, c’était pour nous une manière d’exiger des investissements qui n’étaient plus faits.”
Problème, l’effet fut inverse, poussant Arcelormittal à avancer l’échéance à 2022. Une décision vécue comme une punition par certains salariés. “Ils en veulent à Monsieur Burriello parce qu’il s’est affiché à la télé et qu’il a ouvertement critiqué le fonctionnement de la batterie. Je connais même des gars qu’il n’a pas intérêt à croiser s’il traîne dans les parages, grince Thierry Murer. En général, ce genre d’affaire, on le règle en interne.” Le regard se perd dans le vague. Et puis, cette question: “Sur le fond, est-ce que Burriello n’avait pas raison?” Même si ce dernier reconnaît “une maladresse sur la forme”, il assume le fond: “La loi nous autorise à polluer, mais dans une certaine limite, qui ici a été dépassée. L’opinion publique était satisfaite que notre syndicat dénonce la pollution parce que tout le monde en avait plein le cul que la rivière soit polluée. Les gens, ça les fait chier que leur Fensch pue la merde, que les poissons aient disparu et que leur chien risque de choper une saloperie en s’y baignant.”
Le chaud et le froid
C’est là tout le paradoxe de la relation d’amour-haine entretenue par les locaux avec la sidérurgie. Occupé à enchaîner les allers-retours entre les tables du Temps qui passe, une cantine serémangeoise, et la cuisine qui vient de rouvrir après
dix semaines de confinement, Monsieur Pereira a vu la différence après la fermeture de la cokerie: “La terrasse est toute propre! Avant, il y avait de la suie en permanence sur le barnum.” En contrebas, au niveau de la barrière verte marquant l’entrée du site, Madame Zoulika, voisine directe de la cokerie et de ses odeurs d’oeuf pourri depuis un quart de siècle, se sent carrément “revivre”: “Chaque année, je devais passer trois ou quatre fois le Kärcher. Les volets étaient dégoûtants et ça n’aurait servi à rien de les changer, ils seraient immédiatement redevenus sales. Aujourd’hui, c’est comme si ma maison avait doublé de valeur!” Cette fille d’ouvrier de Florange sait pourtant que son bonheur n’est pas sans conséquence pour ses cokiers de voisins. “Quand ils faisaient grève, je les soutenais à ma manière en leur apportant du café à la barrière. Les pauvres, c’est dur pour eux…” Mais ce qui prime désormais, c’est la disparition des bronchites à répétition, la possibilité d’étendre son linge à l’extérieur et la fin de l’odeur de soufre dont elle ne parvenait
pas à se défaire pendant ses deux mois d’été en Tunisie. Dans une rue parallèle, Yves Albert, ancien de l’industrie automobile, aujourd’hui membre du comité environnement et sécurité de la mairie de Serémange, se rappelle aussi
“le parc à ferraille qui faisait trembler la maison jusqu’à en fissurer le carrelage, les explosions qui faisaient vibrer les carreaux ou les alarmes qui retentissaient pendant 24 heures. Je ne sais pas si c’est la conséquence du confinement ou de l’arrêt de l’installation, mais je dois dire que je n’ai jamais autant entendu les oiseaux chanter que ces temps-ci”.
Malgré le chant des moineaux, ce que retiennent les cokiers, c’est pourtant que leur métier s’enfonce un peu plus dans l’oubli. Depuis la fermeture de Serémange –où ne subsiste qu’une équipe de maintenance réduite au strict minimum jusqu’à la fin de l’été, le temps de fermer proprement l’installation–, seules les cokeries de Dunkerque et de Fos-sur-mer survivent en France, en attendant le coup de grâce. “Il y a un siècle, il devait y en avoir une cinquantaine rien qu’à Paris! C’était grâce à elles que l’on produisait le gaz de ville”, remet Yannick Laly. Elles étaient même un véritable “État dans l’état”, selon Frédéric Weber. “Cokier, ce n’est pas pour les ‘nareux’ (expression de l’est de la France, qui désigne une personne délicate, ndlr), il faut du courage. C’est un boulot pénible, ça a toujours été les installations les plus éprouvantes physiquement”, explique cet infirmier de métier. C’est aussi un travail dangereux. Si le vétéran Jean-luc Graetz s’en est sorti avec un bon bilan de santé, il évoque avec des trémolos dans la voix le cas de son copain Patrick, victime d’un cancer du sang causé par une trop longue exposition au benzol.
Pourtant, la cokerie n’a jamais manqué de bras. Probablement parce que contrairement au monde du froid (toute la partie consistant à travailler et transformer l’acier), qui nécessite de plus en plus de qualifications, celui du chaud entretient l’image du mythe de Vulcain, où les aptitudes physiques priment sur les diplômes et où la camaraderie n’est pas une légende. “Je ne vais pas dire que de nombreux cokiers ne savaient pas écrire, mais il y en avait, dit Weber. Ça permettait à des gens qui n’avaient pas un cursus scolaire incroyable d’avoir un emploi et une place dans une société de plus en plus standardisée.”
Cette différence, Jean-luc Graetz la résume sans détour: “Au froid, s’ils prenaient une pause café, le contremaître pouvait leur débrancher la cafetière. Au chaud, tu touches à la cafetière, on te casse la tête!” Thierry Murer évoque aussi le temps passé “à faire à manger ou à partager une petite tarte” entre collègues. Une manière de faire corps et de tenir le coup avec le discret aval de la direction qui, pour acheter la paix sociale, fermait les yeux en espérant que les quotas soient remplis. “Quand on a commencé à imposer le port de masques FFP2, les anciens les portaient relevés sur leur casque parce que ça les gênait, développe Yannick Laly. Quand un chef débarquait, ils le replaçaient à la hâte mais à cause de la température, on voyait qu’il était tout fondu!” Le trentenaire, désormais reclassé à la galvanisation de l’acier –donc au froid–, a déjà compris qu’il avait changé d’univers et de mentalité:
“On est sous la pression du client, c’est complètement nouveau pour moi. Quand les ouvriers travaillent à la chaîne pendant huit heures, ils n’ont que 20 à 30 minutes de pause. Ça ne laisse pas le temps de fraterniser avec les autres.”
“J’ai commencé au train à froid, j’ai fermé le train à froid. Je suis allé au haut-fourneau, j’ai fermé le haut-fourneau. Je suis allé au service énergie, j’ai fermé le service énergie. Je suis allé à l’aciérie, j’ai fermé l’aciérie. Et là, la cokerie” Thierry Murer,
33 postes en 38 ans de carrière
La vallée, qui s’est fait dicter sa météo par la cokerie quatre décennies durant, s’est désormais transformée en une gigantesque cité-dortoir pour ceux qui travaillent au Luxembourg. Autant dire le jour et la nuit. Or, “beaucoup d’habitants semblent oublier que c’est grâce aux usines que l’on peut assurer la vie d’une ville, déplore Serge Jurczak, maire communiste de Serémange-erzange. Certains disent: ‘J’ai droit à ça parce que je paye ma taxe foncière.’ Mais quand on avait fait le calcul en 1999, c’était la taxe professionnelle qui rapportait 2,8 millions d’euros par an et finançait l’ensemble des services. On a quand même 1 100 adhérents aux clubs sportifs de Serémange!” Sans oublier un théâtre, un cinéma, une piscine, une bibliothèque, des écoles… pour 4 300 habitants. Un peu plus en amont, à Nilvange, Mauro Albanese ne peut que partager le ressenti de l’édile: “Quand j’ai quitté l’italie avec ma famille, en 1973, tout tournait autour de la sidérurgie par ici. Ce que les gens avaient en commun, c’était de travailler main dans la main. Ils allaient tous dans le même sens et profitaient ensemble de leur temps libre.” Le Gueulard Plus, café-concert dont il est le coordinateur, est l’un des derniers lieux permettant de tisser un maigre lien social. À l’instar des riverains de la cokerie qui se réjouissent de l’arrêt des nuisances, Mauro parle de ce voisin qui apprécierait grandement que son rade mette la clé sous la porte pour enfin passer des nuits tranquilles. “Ils ont réussi ce qu’ils voulaient faire après la guerre: créer une société de consommation”, lâche Yannick, désabusé. Peu de voix issues de la société civile viendront en effet pleurer la disparition de la cokerie. Parce que l’époque est différente et que Arcelormittal, encore fort de 2 200 salariés à Florange, perpétue une tradition désormais réduite à la transformation d’un or argenté, jadis véritable raison de vivre aux abords de la Fensch. Dans le fouillis de sa maison remplie d’archives familiales, Sabine philosophe sur le sort de sa région, qu’elle met en parallèle avec le vitalisme, son sujet d’étude dans le Midi. De sa voix rauque, elle récite: “Quand on est face à un mort, on ne voit qu’un cadavre ou des os. Mais c’est oublier que la mort appartient aux principes de la vie et de l’univers. La mort, c’est le tribut que nous devons à la nature.” Comme d’autres usines lorraines avant elle, la cokerie de Serémange vient d’en faire l’expérience.