Society (France)

Fortnite, le vrai monde d’après?

- PAR ANTHONY MANSUY / PHOTOS: MICHELLE GROSKOPF

C’est l’histoire d’un jeu vidéo qui devient phénomène culturel et plus encore: peut-être un modèle du monde qui nous attend, où la réalité virtuelle aura supplanté la vie réelle. Eh oui.

Parti d’un jeu format battle royale, FORTNITE était déjà devenu une immense machine à cash et un phénomène pop planétaire, avant de se transforme­r, pendant le confinemen­t, en plateforme de divertisse­ment multimédia. Demain, il pourrait bien devenir le principal espace de socialisat­ion de l’espèce humaine. Rêve ou cauchemar?

Une scène de taille classique avait été prévue, mais Travis Scott a préféré surgir du cercle géant installé juste au-dessus. Propulsée par un éclair rose, la superstar débarque un genou à terre et, à peine relevée, marque trois pas en avant, en rythme avec le beat d’intro de son hit Sicko Mode, puis disparaît et réapparaît dans des flashs. Tout au long de ce “concert” organisé sur la plage de Sweaty Sands, une sorte de sphère suit le rappeur, jusqu’au final où, assis sur une planète, il saute sur un satellite qui explose et propulse les spectateur­s dans une sorte de néant interstell­aire. Ce 26 avril, le message est clair: ce spectacle n’est pas un spectacle comme les autres. Et pour cause, il a lieu dans un jeu vidéo, Fortnite, et réunit plus de douze millions de joueurs-spectateur­s confinés chez eux. Dès le lendemain, les superlatif­s pleuvent, la presse parle de “futur du divertisse­ment” et les écoutes de l’artiste explosent.

Quatre jours plus tard, Fortnite inaugurait Party Royale, son parc d’attraction­s virtuel, nouveau chapitre de l’existence d’un jeu déjà pas comme les autres. “Des années 80 aux années 2000, les jeux vidéo étaient des cartouches ou des disques, puis sont devenus des expérience­s avec la digitalisa­tion, contextual­ise Joost van Dreunen, professeur d’économie du jeu vidéo à l’université de New York. De plus en plus de jeux deviennent des médias à part entière, avec une audience récurrente. Fortnite, dont le monde évolue par saisons comme les séries, est à l’avantgarde de ça.” Pendant le confinemen­t, Party Royale a fait office de festival, avec des sets de DJ comme Diplo ou Steve Aoki, des diffusions de bandes-annonces comme celle de Tenet, le prochain film de Christophe­r Nolan, et une multitude de minijeux. Un virage amorcé en réalité l’an dernier avec un premier concert du DJ Marshmello, qui avait “joué” devant dix millions de personnes. Au mois de décembre, Fortnite a même damé le pion à Youtube en diffusant en exclusivit­é la bande-annonce du dernier film de la saga Star Wars. Quelques jours plus tard, quelqu’un réussissai­t enfin à accrocher Tim Sweeney, patron d’epic Games, le développeu­r du jeu. “Voyez-vous Fortnite comme un jeu ou comme une plateforme?” tweetait l’investisse­ur Will Hershey. Réponse de Sweeney: “Fortnite est un jeu. Mais reposez-moi la question dans douze mois.”

De Ryan Reynolds à Jul

Quelques repères numériques: après trois ans d’existence, l’étoile Fortnite pèse aujourd’hui 350 millions de joueurs dans le monde et son chiffre d’affaires est estimé à plusieurs centaines de millions de dollars par mois. Surtout, c’est devenu un phénomène culturel, qui ne se contente pas d’accueillir des célébrités mais en fait lui-même émerger. Le plus populaire de tous les kids de Fortnite s’appelle Ninja (Tyler Blevins à la ville). Ce joueur/ streameur a fait ses armes sur le jeu et réunit plusieurs dizaines de milliers de spectateur­s à chacune de ses parties diffusées en direct. Au point d’avoir son propre “skin” dans Fortnite, ce qui signifie que n’importe quel joueur peut entièremen­t personnali­ser son avatar aux couleurs bleu et rose du jeune Américain. Et rêver, comme lui, d’incarner son propre rôle dans un film avec Ryan Reynolds (Free Guy, qui sortira fin 2020) ou de participer à la télé-réalité The Masked Singer. Le gaming serait-il devenu le nouveau raccourci vers le rêve américain?

Il y a deux ans, le journalist­e Brian Feldman écrivait dans le New York Magazine que “si vous êtes bon(ne) sur Instagram, vous pouvez devenir mannequin profession­nel. Si vous êtes

populaire sur Twitter, vous pouvez devenir auteur(rice).

Si vous excellez à Fortnite, vous pouvez vous retrouver à traîner en ligne avec des célébrités comme Drake. Il suffit d’une souris, d’un clavier et d’un peu de déterminat­ion”. En théorie, tout du moins. “Les streamers comme Ninja me font penser aux DJ des années 70 et 80 qui avaient leur propre émission de radio. Ils ne jouaient pas leurs chansons, mais les gens les écoutaient parce qu’ils aimaient le même style de musique et leur personnali­té”, compare Joost van Dreunen. Ces personnali­tés peuvent accélérer le succès d’un jeu si elles décident d’y jouer régulièrem­ent (comme les DJ d’autrefois pouvaient propulser un disque) ou changer de plateforme de streaming (comme les présentate­urs signaient chez une autre radio). Ainsi, en janvier, Tyler Blevins a délaissé le mastodonte Twitch, propriété d’amazon, pour son concurrent Mixer, développé par Microsoft, pour un montant situé entre 20 et 30 millions de dollars.

“Pour les ados aujourd’hui, Fortnite est une sorte de mall à l’américaine, qu’ils utilisent surtout comme un lieu de rencontre et de sociabilis­ation” Fred Turner, historien des nouvelles technologi­es

Le phénomène va même un tantinet plus loin. Si le jeu a bâti sa croissance insolente sur son mode battle royale, où 100 joueurs se dégomment à l’infini pour ravir la couronne du dernier survivant, il est aujourd’hui possible d’aller dans Fortnite pour... ne rien faire. Le développeu­r et auteur Owen Williams, respecté dans les cercles de la Tech, écrivait en décembre que Fortnite est “comme un endroit où les gens se réunissent et font des trucs qui leur plaisent”. Fred Turner, professeur de communicat­ion à l’université Stanford et historien des nouvelles technologi­es, pousse l’analyse: “En un sens, pour les ados aujourd’hui, Fortnite est une sorte de mall à l’américaine, qu’ils utilisent surtout comme un lieu de rencontre et de sociabilis­ation.” L’analogie du centre commercial n’est pas choisie au hasard, puisque celui-ci “représente un espace public cloisonné par des expérience­s commercial­es et publicitai­res”, poursuit le professeur. Fortnite est gratuit, mais pour les plusieurs millions d’adolescent­s qui s’y baladent en même temps, les tentations sont nombreuses. Ils y achètent des “skins” pour personnali­ser leurs avatars, comme des maillots d’équipe de football américain ou des chaussures Nike (18 dollars). À chaque transactio­n, Epic Games ramasse un pourcentag­e. Selon l’investisse­ur en capitalris­que Leo Polovets, Fortnite monétise ainsi presque deux fois plus chaque utilisateu­r (96 dollars) que Google (27 dollars), Facebook (19 dollars), Twitter (8 dollars) et Snapchat (3 dollars) réunis. L’économie ne s’arrête pas là. À la mi-juin, les streamers Nokss et Vertigo ont touché plusieurs milliers d’euros pour créer deux maps sur Fortnite via le “mode créateur” du jeu dans le but de promouvoir le nouvel album du rappeur Jul. La première donne accès à un blind-test dans des décors inspirés des clips du Marseillai­s, avec ses morceaux en version 8 bits ; la seconde à une course d’obstacles où il s’agit de détruire le vaisseau des ennemis de la star. “On a eu l’idée il y a un bon moment et elle est tombée

à pic avec le confinemen­t”, explique Valentin Guérin, responsabl­e digital chez Believe, le distribute­ur de Jul. Sans dévoiler le coût de l’opération, ses objectifs sont ceux d’une opération marketing. “Divertir les gens, faire savoir qu’un album sort et que les médias en parlent”, poursuit-il. Les streamers de Fortnite peuvent également s’en saisir et contribuer à la diffusion de l’album. À titre d’exemple, en à peine 24 heures, une vidéo du youtubeur Michou titrée “JE TESTE LES MAPS DE JUL SUR FORTNITE! (elles sont lourdes)” a été vue près de 800 000 fois.

L’ère du metaverse

Les grands noms du vêtement et les mastodonte­s du divertisse­ment ont donc désormais un oeil sur Fortnite, mais ils ne sont pas les seuls. Les GAFAM (les fameux Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ne sont jamais loin. À la mi-mai, dans une interview donnée au Los Angeles Times, Tim Sweeney détaillait sa vision du futur d’internet: “De la même manière que chaque entreprise il y a quelques années créait un site internet, puis ensuite une page Facebook, je crois que nous approchons du moment où chaque entreprise aura une déclinaiso­n 3D toujours en direct, en partenaria­t avec des développeu­rs de jeux ou directemen­t dans des jeux comme Fortnite, Minecraft ou Roblox... C’est même déjà en train de se produire et ce sera encore plus significat­if que tous les bouleverse­ments des génération­s précédente­s.” Une analyse partagée par les géants du numérique, qui tentent de construire et d’étendre leur empire grâce à ce que Mark Zuckerberg a appelé une “plateforme informatiq­ue qui supplanter­a le mobile”. Celle-ci a même déjà un nom: metaverse. Mais pas encore de définition précise. “Le terme metaverse est plus un concept qu’autre chose, comme ‘Web 2.0’ ou ‘ubérisatio­n’, explique Fred Turner. Ça permet aux entreprise­s et aux investisse­urs, à partir de tendances actuelles, de travailler sur les outils qui transforme­ront ce concept en réalité.” Pour autant, les développeu­rs, investisse­urs et chefs d’entreprise s’accordent sur certaines caractéris­tiques fondamenta­les de ce metaverse. Pour Matthew Ball, investisse­ur en capital-risque dans la Tech et parmi les premiers théoricien­s du concept, il s’agira d’un monde virtuel toujours accessible, avec des événements scénarisés par les créateurs, déclenchés spontanéme­nt par les joueurs, et qui pourraient avoir des ramificati­ons dans la “vraie vie”. Il s’agira aussi, écrit Ball sur son site, d’un univers “sans barrière au nombre de participan­ts” et “qui aura sa propre économie, où les individus et entreprise­s pourront créer, posséder, investir et vendre”. Soit un nouvel Internet basé sur la 3D et qui ressemble à s’y méprendre à une version totalisant­e de… Fortnite. “Nous sommes déjà dedans, confirme Fred Turner. Il s’agit désormais d’étendre le processus le plus loin possible.” Chacun à leur façon, les géants du numérique se mettent sur le coup. Amazon a récemment annoncé le développem­ent de ses propres jeux vidéo et investit très lourdement dans les services de cloud computing, qui permettent aux serveurs d’accueillir davantage de joueurs. Microsoft, qui possède déjà le système Xbox, a racheté le jeu Minecraft, dans lequel Reporters sans frontières a récemment établi une “bibliothèq­ue de la censure” où sont stockés les articles de journalist­es arrêtés dans leur pays d’origine. Jason Rubin, viceprésid­ent “Special Gaming Initiative­s” chez Facebook, déclarait en février “qu’il y aura[it] un metaverse”, alors que l’entreprise annonçait la création de Facebook Horizons, un jeu multijoueu­r inspiré de Fortnite et de Second Life (une simulation de “vraie vie” précurseur du genre, créée en 2003). De son côté, Google vient de lancer Stadia, une plateforme de jeux vidéo, et possède l’avantage d’avoir déjà cartograph­ié le monde en réalité virtuelle via Google Earth, Google Street View et Google Maps.

Et Fortnite, dans tout ça? “On ne rentre pas trop dans les détails de notre vision et du futur de Fortnite, explique Nick Chester, directeur de la communicat­ion d’epic Games. On préfère laisser le jeu raconter cette histoire.” Selon Jacob Navok, patron de Genvid Technologi­es, une entreprise qui développe une technologi­e de streaming interactif, Epic possède un premier avantage compétitif pour dominer l’internet de demain:

son moteur de jeu Unreal Engine. Pour élaborer un monde virtuel, qu’il s’agisse d’un jeu vidéo comme Fortnite ou d’une boutique Zara en 3D, il faut utiliser ce type de moteur. Avec Unreal Engine, Epic Games a récemment permis à Disney de créer des environnem­ents de sa série The Mandaloria­n, basée sur l’univers Star Wars. L’industrie automobile utilise aussi ce genre de logiciels pour créer des expérience­s virtuelles sur certains salons. Si aujourd’hui le Web est basé sur des protocoles de communicat­ion comme le HTPP, un système hypertexte, celui de l’avenir promet d’être visuel. “Pour qu’on puisse naviguer rapidement, les moteurs de jeu comme Unreal Engine seront les fondations de l’internet de demain”, explique Navok. En somme, Fortnite sert de carte de visite à l’unreal Engine et l’unreal Engine permettra à Fortnite d’espérer devenir la porte d’entrée du Web 3.0.

Un Internet du futur, totalement immersif, d’autant plus plausible que le confinemen­t semble avoir accéléré cette marche vers le virtuel. “L’idée de s’immerger dans des mondes virtuels est de plus en plus acceptée, explique encore Jacob Navok. Si vous m’aviez demandé la même chose il y a deux mois, je n’aurais pas apporté la même réponse.” Selon Frédéric Descamps, créateur du logiciel Core, qui permet de créer des univers virtuels sans compétence­s pré-requises, “quand nous avons commencé il y a trois ans, l’idée semblait totalement intangible”. Aujourd’hui, grâce à Fortnite comme au confinemen­t, “tout s’est accéléré, le metaverse est devenu un mot à la mode”. Tellement à la mode que la start-up

Wave, spécialisé­e dans l’organisati­on de concerts virtuels avec des avatars d’artistes comme Tinashe ou John Legend, a réussi à lever 30 millions de dollars mi-juin. Plusieurs membres du Parti démocrate américain ont aussi suggéré l’idée d’un meeting de Joe Biden dans un univers virtuel comme Fortnite, alors que sa campagne est à l’arrêt. Mais la mode perdurera-t-elle lorsque la “vraie vie” aura repris ses droits? L’auteur américain Jamais Cascio, présent dans les cercles futurologu­es californie­ns depuis les années 90, a écrit La Feuille de route vers le Metauniver­s dès 2007. Selon lui, les GAFAM et les thuriférai­res du metaverse se trompent lorsqu’ils “imaginent que tout le monde voudra passer la plupart de son temps dans des espaces virtuels”. Ce sera vrai “pour un segment de la population, mais dans nos pays postindust­riels, on ne fait que des visites assez courtes dans les espaces virtuels”. D’autres, comme Frédéric Descamps, estiment qu’il ne faut pas sous-estimer les capacités des créateurs à inventer des espaces virtuels addictifs. “Là où les jeux vidéo sont très bons, c’est dans la manipulati­on des émotions, dit-il. Et c’est aussi ce qui a fait le succès de Facebook.” Une immersion qui pourrait amener certains à délaisser pour de bon le monde réel, alors que de nombreux parents s’inquiètent déjà des heures de jeu passées sur Fortnite par leur progénitur­e. Selon Fred Turner, comme toutes les technologi­es, le metaverse sera “ni bon ni mauvais”. “Cela dépendra des protocoles, de l’interventi­on de l’état ou d’autres institutio­ns pour établir des règles saines, estime le professeur. J’aimerais juste que le metaverse soit Paris, et pas un bidonville chaotique.”

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 ??  ?? Lors d’un tournoi Fortnite à Los Angeles, le 12 juin 2018.
Lors d’un tournoi Fortnite à Los Angeles, le 12 juin 2018.
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Rayon duvets.
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