Society (France)

Cuba, la diplomatie du Covid

- PAR LÉO RUIZ

Durant la pandémie, Cuba a envoyé des brigades de médecins aider des pays comme l’italie, Andorre ou le Qatar. Une manière de sauver le monde? Ou de faire de la politique?

Depuis le début de la pandémie de Covid-19, plus d’une vingtaine de pays, dont l’italie, Andorre ou le Qatar, se sont tournés vers Cuba pour solliciter l’aide de ses médecins. Un coup de projecteur bienvenu pour le régime castriste, qui a fait de ces brigades médicales sa meilleure arme financière et diplomatiq­ue.

L’attaque, passée quasiment inaperçue en France, a eu lieu dans la nuit du 29 au 30 avril derniers. Vers 2h, Alexander Alazo, un Cubain de 42 ans nationalis­é américain, s’est posté devant l’ambassade cubaine à Washington muni de son AK-47 et a tiré 32 fois sur l’entrée de l’édifice, sans faire de blessé. Avant d’être arrêté, il a tenté en vain de mettre le feu à un drapeau cubain, sur lequel il avait écrit: “Stop lying to people. Respect. Trump 2020. USA, land and family”. Un fait divers a priori banal au pays des armes à feu, mais derrière lequel se cache le signe d’un net regain de tensions entre les États-unis et leur voisin ennemi depuis le début de la pandémie de Covid-19 et le retour de l’île sur le devant de la scène internatio­nale. Les images ont fait le tour du monde: des hommes en blouse blanche, posant autour d’un portrait de Fidel Castro et brandissan­t côte à côte des petits drapeaux cubains et italiens. Fin mars, une première de ces “brigades Henry Reeve”, spécialisé­es dans la lutte contre les grandes épidémies et les désastres sanitaires liés aux catastroph­es naturelles, était appelée en renfort en Lombardie pour faire face à l’urgence médicale. Puis une deuxième quelques semaines plus tard, à Turin cette fois, et une troisième dans la principaut­é d’andorre, entre l’espagne et la France, les autres nations européenne­s les plus touchées par le virus, elles-mêmes tentées par le secours de Cuba dans certains de leurs territoire­s en tension. En tout, ce sont plus d’une vingtaine de pays en difficulté qui ont sollicité cette aide médicale cubaine, dont quelques alliés traditionn­els des États-unis comme le Qatar ou l’afrique du Sud. Un affront pour l’administra­tion Trump, qui redouble d’efforts pour isoler son voisin ; et une victoire diplomatiq­ue pour Cuba, dont le président, Miguel Diaz-canel, clamait le 4 mai dernier lors du sommet virtuel du Mouvement des non-alignés (MNOAL): “Si nous avions mondialisé la solidarité comme le marché l’a été, l’histoire serait différente.”

“Une vitrine en Amérique latine”

Voici donc qu’une petite île peuplée d’à peine onze millions d’habitants, en grande difficulté économique, vole au secours d’une des régions les plus riches d’europe, d’un paradis fiscal et d’une puissante monarchie du Golfe. Pour le régime cubain, l’occasion était trop belle de rappeler au reste du monde deux des piliers sur lesquels il a fondé sa politique: santé pour tous et internatio­nalisme. Avant la pandémie de Covid-19, son armée de médecins était déjà présente dans plus de 60 pays, principale­ment en Amérique latine et en Afrique, et avait fait ses preuves dans plusieurs des grandes crises sanitaires de ce siècle: le séisme de 2005 au Pakistan ; le tremblemen­t

de terre de 2010 en Haïti ; ou encore le virus Ebola en Afrique de l’ouest en 2014. “Ces initiative­s correspond­ent à une vieille tradition de Cuba, en particulie­r depuis la révolution, contextual­ise Stéphane Witkowski, président du conseil de gestion de l’institut des hautes études de l’amérique latine (IHEAL). L’île possède un pôle de biotechnol­ogie extrêmemen­t performant et le plus grand nombre de médecins par habitant au monde

(8,4/1 000, contre 3,3/1 000 en France, ndlr). Cette diplomatie médicale est pour le régime un moyen de renforcer la popularité de Cuba dans le monde, notamment dans les pays pauvres.” Pour comprendre ce particular­isme cubain, il faut remonter à la révolution de 1959. Sous l’impulsion de Fidel Castro et de Che Guevara, formé en médecine, la santé est érigée en priorité du modèle social en constructi­on. Grâce au soutien de L’URSS, pendant trois décennies, le pays se dote d’un système de santé publique qui n’a rien à envier aux grandes puissances industriel­les. Formés par milliers, les médecins généralist­es s’installent partout sur le territoire, tandis qu’en parallèle de grands hôpitaux sont construits. “Cuba devient dès lors une vitrine en Amérique latine sur les questions de santé. L’avortement y est autorisé, légal et gratuit, la chirurgie esthétique également. Cela en devient presque excessif. J’ai notamment une amie qui était partie à Cuba se faire refaire le nez”, sourit Janette Habel, politologu­e, enseignant­e à L’IHEAL et spécialist­e de Cuba, où elle se rend régulièrem­ent depuis les années 60. Dans les années 90, après la chute de son principal soutien soviétique, de grandes difficulté­s économique­s s’abattent sur l’île, d’autant que l’embargo américain reste en place. Fidel Castro trouve alors un nouvel allié: Hugo Chavez, élu président du Venezuela en 1998. C’est le début d’une deuxième période de gloire pour la médecine cubaine. “Chavez aide alors Cuba sur un domaine crucial: le pétrole, poursuit Janette Habel. Pour compenser ces livraisons, Castro propose de mandater des dizaines de milliers de médecins cubains au Venezuela.” Déjà initiés en Afrique, ces envois de soignants à l’étranger se généralise­nt, avec un double bénéfice. Financier, d’abord, puisque la Bolivie d’evo Morales, l’équateur de Rafael Correa, le Brésil de Dilma Rousseff et des dizaines d’autres gouverneme­nts du “Sud” rémunèrent l’état cubain pour ses services via l’organisati­on panamérica­ine de la santé (OPS). Et diplomatiq­ue, ensuite, ces brigades permettant à Cuba de “normaliser” ses relations avec nombre de pays. “En 2014, L’OMS avait salué publiqueme­nt le rôle de ces brigades pour éradiquer Ebola”, précise ainsi Stéphane Witkowski. Encore plus inattendu: John Kerry, vice-président des États-unis, s’était à l’époque lui-même fendu d’un communiqué officiel pour rendre hommage au travail des médecins cubains. Au point que l’on peut affirmer que “c’est aussi par le biais de la santé que les relations entre Cuba et les États-unis s’étaient renouées” à l’époque d’obama, reprend Stéphane Witkowski.

Depuis, c’est peu dire que le vent a tourné. Le virage conservate­ur des Amériques a eu de lourdes conséquenc­es pour l’île. Au Brésil, Jair Bolsonaro a ainsi renvoyé les 8 300 médecins cubains du programme “Mais médicos”, qui oeuvraient essentiell­ement en Amazonie, aujourd’hui en état de catastroph­e sanitaire. La Bolivie et l’équateur, où Evo Morales et Rafael Correa ont quitté le pouvoir, ont suivi. Et puis est arrivé le Covid-19. Déjà fragilisé par la sécheresse, les pénuries énergétiqu­es et le ralentisse­ment du tourisme, Cuba a saisi l’occasion et proposé ses services au monde entier, avec force beaux discours sur la solidarité internatio­nale. En face, l’administra­tion Trump a décidé de jouer sur deux tableaux. D’abord en renforçant l’embargo, via des pressions financière­s accrues sur les entreprise­s, y compris celles qui livrent du matériel de santé nécessaire à la lutte contre le virus. Exemple avec IMT Medical AG et Acutronic Medical Systems AG, deux entreprise­s suisses rachetées par la société américaine Vyaire Medical, qui ont soudaineme­nt refusé de livrer leurs ventilateu­rs à Cuba. Ou encore avec cette cargaison médicale en provenance de Chine et du fondateur d’alibaba, qui n’a jamais pu arriver à La Havane. Puis en délégitima­nt les brigades de médecins cubains et menaçant les pays y ayant recours. Ainsi, Mike Pompeo, le chef de la diplomatie américaine, après avoir félicité les leaders “du Brésil, de l’équateur et de la Bolivie” pour les avoir renvoyées et “noté comment le régime de La Havane profite de la pandémie du Covid-19 pour continuer à exploiter ses médecins”, s’en est pris aux États qui, “en payant le régime, aident le gouverneme­nt cubain à obtenir des bénéfices de la traite humaine”.

“Espions et gardes du corps”

Ces accusation­s se basent sur une plainte déposée en mai 2019 à la Cour internatio­nale de justice de La Haye par un certain Javier Larrondo,

“chef d’entreprise, ingénieur, musicien, humaniste” espagnol. Il est aussi président de L’ONG Prisoners Defenders,

“Si nous avions mondialisé la solidarité comme le marché l’a été, l’histoire serait différente”

Miguel Diaz-canel, le président cubain

dont le but officiel est de “combattre la répression politique et démocratiq­ue dans le monde” mais qui, dans les faits, ne se concentre que sur le cas cubain. Dans son rapport de 350 pages, appuyé par les témoignage­s de “110 profession­nels ayant participé à ces missions cubaines dans dix pays différents”, Larrondo dénonce les conditions dans lesquelles exerceraie­nt les médecins des brigades: obligation de les rejoindre, “entre 75 et 90%” du salaire retenu par l’état, surcharge de travail et privation de liberté (passeport confisqué, interdicti­on de recevoir sa famille, de sortir, de conduire et de nouer des relations sentimenta­les avec la population locale). “Tout est fait pour que les médecins ne s’échappent pas, car ils sont dans l’esclavage”, dit-il, citant l’article 135 du code pénal cubain, selon lequel le fonctionna­ire abandonnan­t sa mission ou ne rentrant pas au pays à la fin de celleci encourt “une sanction de privation de liberté de trois à huit ans”. Le Madrilène, pour qui “les membres du gouverneme­nt cubain sont des dictateurs plus proches du IIIE Reich que d’autre chose”, assure également que des “espions et gardes du corps” sont dissimulés dans ces brigades pour surveiller les médecins et infiltrer les pays d’accueil.

Eldys Rodriguez Borroto fait partie des médecins déserteurs contactés par Javier Larrondo pour témoigner. Diplômé en médecine générale en 1992, il avait intégré une brigade au moment d’ebola, avec laquelle il était parti six mois en Sierra Leone. Quelques mois plus tard, il reprenait la route, direction cette fois l’arabie saoudite. “J’aurais pu très bien y gagner ma vie, mais sur les

16 000 dollars que versaient les Saoudiens pour mon travail, je n’en touchais que

1 000. Je ne voulais plus être un esclave du communisme cubain. Nos chaînes ne sont pas aux pieds, mais au cerveau. Alors, j’ai déserté”, dit-il depuis Syracuse, dans l’état de New York, où il a atterri en 2017. Dans son nouveau pays, où sa femme et ses trois enfants l’ont rejoint, il a travaillé à Walmart, puis dans une blanchisse­rie. Désormais, il s’occupe de personnes âgées. “Je touche le salaire minimum, mais je vis mieux qu’à Cuba, où il fallait choisir entre manger et s’habiller, déclare-t-il. En 2015, je gagnais 65 dollars par mois à La Havane. Tu ne peux pas nourrir ta famille avec ça, c’est pour cette raison que l’on accepte ces missions internatio­nales. Certains médecins font ça toute leur vie. Le vrai impérialis­me, ce n’est pas celui des États-unis, mais celui de Cuba, qui profite de notre misère pour nous envoyer travailler dans n’importe quel pays du monde.”

Ce discours, Janette Habel, militante de gauche passée par la LCR, et Stéphane Witkowski, ancien chef du service Amériques de MEDEF Internatio­nal, le connaissen­t bien. Pour ces deux fins spécialist­es de l’île, parler d’esclavage reste “inadmissib­le”. “Bien sûr que des médecins quittent les missions ou ne rentrent pas. Certains participen­t à ces brigades dans ce but-là. Mais cela représente un pourcentag­e très faible, défend la première. L’administra­tion Trump cherche à pousser les médecins à la désertion et à présenter ces brigades comme purement mercantile­s. Or, il y a bien les deux dimensions, humanitair­e et économique. En revanche, ne pas préciser clairement la part de ces revenus qui revient à l’état et celle qui revient aux médecins est à mon avis une erreur de Cuba.” La politologu­e pointe là l’une des brèches dans laquelle s’engouffren­t Javier Larrondo, Mike Pompeo et tous les opposants au régime cubain: l’opacité qui règne autour de ces brigades. Hormis pour la presse officielle, les approcher ressemble à une mission impossible, y compris pour celles présentes en Italie ou en Andorre, cette dernière ayant la particular­ité d’être intégralem­ent financée par le fils d’un entreprene­ur finlandais qui a fait fortune dans les bijoux et les diamants, avant de s’installer dans la principaut­é pour bénéficier de ses conditions fiscales avantageus­es. En guise d’informatio­n, il faut donc se contenter de la communicat­ion des autorités cubaines, très actives sur les réseaux sociaux derrière le hashtag #Cubasalvav­idas. Dans un communiqué du ministère des Relations extérieure­s datant du 16 avril dernier et dénonçant les attaques américaine­s, le gouverneme­nt assurait n’avoir fait que “répondre à des demandes de coopératio­n sans penser un instant à des coïncidenc­es politiques ou à des avantages économique­s”. Un nouveau combat des discours entre défenseurs et opposants du régime, dans lequel Gaspard Estrada, directeur exécutif de l’observatoi­re politique de l’amérique latine et des Caraïbes (OPALC), voit le signe que les brigades de médecins sont devenues aujourd’hui un enjeu majeur de la diplomatie cubaine.

Blocages politiques en France

En France aussi, l’idée de faire venir des médecins cubains a été abordée, à l’initiative du groupe d’amitié Francecuba à l’assemblée nationale, composé de 70 députés de gauche et de droite et présidé par François-michel Lambert. Soutien d’emmanuel Macron en 2017, cet élu des Bouches-du-rhône, natif de La Havane, a quitté LREM

en octobre 2018 pour le nouveau groupe Libertés et territoire­s. Aujourd’hui, il en veut au président d’avoir fait “effondrer toute relation avec l’amérique latine, et encore plus avec Cuba”. Alors que François Hollande avait été le premier chef d’état occidental à retourner en visite officielle sur l’île, Emmanuel Macron n’a pas encore mis les pieds en Amérique latine depuis sa prise de fonction, hormis pour le G20 de Buenos Aires. “Encore heureux, la France continue de demander la levée de l’embargo, mais pour le reste il n’y a plus du tout de diplomatie équilibrée sur la question des relations américanoc­ubaines. Donc pour les médecins, ça bloque politiquem­ent”, continue François-michel Lambert, qui accuse le président français d’aligner sa politique sud-américaine sur celle des États-unis. Refusée en France métropolit­aine, alors qu’une demande avait été faite pour soulager le Grand Est, cette aide médicale cubaine est plus favorablem­ent reçue en Outre-mer, où l’on n’a pas attendu le Covid-19 pour faire appel à elle.

“Le vrai impérialis­me, ce n’est pas celui des Étatsunis, mais celui de Cuba, qui profite de notre misère pour nous envoyer travailler dans n’importe quel pays du monde” Eldys Rodriguez Borroto, médecin cubain déserteur

Conseiller territoria­l en Guyane, le socialiste Gauthier Horth s’était déplacé à Paris début 2019 pour y rencontrer l’ambassadeu­r cubain et sa vice-ministre de la Santé, en escale dans la capitale française. “La Guyane est, dans son ensemble, en situation de désert médical, pose-t-il. On avait identifié nos besoins par spécialité, la vice-ministre nous proposait l’envoi de 300 médecins début 2020, auxquels ils auraient appris le français entre-temps. Pour eux, c’est un modèle économique. La France vend des armes, Cuba vend de la santé.” Rentré optimiste à Cayenne, Gauthier Horth a vite déchanté. “On s’est heurtés à un problème politique. Du fait de la complexité des intérêts économique­s français et du prestige de la France dans le monde, le gouverneme­nt n’assume pas d’avoir besoin de faire appel à un pays tiers, qui plus est Cuba, pour assurer la santé de ses concitoyen­s. Pendant ce tempslà, en Guyane, on continue à mourir du manque de médecins.” Fin mars, en pleine pandémie, le gouverneme­nt français finissait tout de même par accepter par décret d’accueillir des médecins cubains en Martinique, en Guadeloupe, en Guyane et à Saint-pierre-et-miquelon. Problème: ces médecins doivent candidater de manière individuel­le, processus long et compliqué, et un moyen pour contourner le recours direct au régime cubain.

De ces jeux politiques et diplomatiq­ues, les médecins cubains sont, comme souvent, les principale­s victimes. À Paramaribo, capitale du Suriname, la docteure Shiara Maria Rodríguez Sosa, 35 ans, sort d’un mois de travail intensif pour soigner des patients atteints du Covid-19. Originaire d’holguín, à l’est de Cuba, elle a servi déjà deux fois dans les missions internatio­nales au Venezuela. “Personne ne m’a obligée, j’y suis allée parce que je le voulais”, tranche-t-elle. Elle ne s’en cache pourtant pas: ces brigades sont aussi un moyen de mieux vivre de son travail. “C’est triste, mais c’est une réalité. Mes conditions sur place étaient bonnes, même si le règlement était strict. Je ne pouvais pas sortir après 18h, et pour recevoir les amies que je m’étais faites sur place, il y avait tout un protocole.” C’est aussi pour ces raisons qu’après être rentrée à Cuba, elle a décidé de suivre son mari au Suriname et d’y chercher un travail de façon indépendan­te. Valider son diplôme a été coûteux, en temps et en argent. “Amoureuse de la langue française”, qu’elle maîtrise parfaiteme­nt, elle souhaitera­it désormais faire valoir son expérience dans la lutte contre le coronaviru­s et rejoindre l’outremer. Au risque de devoir recommence­r toutes les démarches administra­tives. “Comme beaucoup, je suis dans l’attente, glisse-t-elle. On a appris à être patients.”

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Un médecin cubain à Crema, en Italie, le 15 mai dernier.
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Des patients attendent d’être testés par des médecins cubains à Caracas, au Venezuela, le 10 avril dernier.

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