Riches, mode d’emploi
L’observatoire des inégalités vient de publier Rapport sur les riches en France, l’une des rares études sur cette catégorie de population. Et la première à définir un “seuil de richesse”. Explications d’anne Brunner, qui a dirigé l’ouvrage.
Vous fixez le seuil de richesse à 3500 euros net mensuels pour une personne seule et sans enfant. Pourquoi? Dans les statistiques, il n’existe pas de réponse officielle à la question ‘à partir de combien on est riche?’ L’insee, qui dépend du ministère de l’économie, publie très peu de données à ce sujet. Considérant cette absence de définition, notre proposition est donc de prendre le niveau médian et de le multiplier par deux, ce qui ne nous semble pas plus absurde ou critiquable que de fixer un seuil de pauvreté à la moitié du niveau de vie médian, comme c’est le cas aujourd’hui. Si l’on regarde combien de personnes vivent au-dessus de ce seuil de richesse, le chiffre atteint cinq millions de personnes, soit environ 8% de la population, qui est ellemême très hétérogène. On fait partie des 5% les plus riches à partir de 3 950 euros net mensuels pour un(e) célibataire, et du 1% le plus riche dès 6 650 euros.
En quoi est-ce essentiel de disposer de cet outil? C’est une question méthodologique. Si on n’a pas de seuil de richesse, on ne peut pas dire combien de riches vivent en France, comment évoluent leurs revenus et leur patrimoine ni faire leur portraitrobot. Notre intérêt pour ces questions est d’abord d’ordre scientifique, mais il y a aussi l’idée que ça fournirait des données plus complètes pour débattre de la solidarité et des politiques de redistribution.
L’une des révélations de votre rapport, c’est qu’en France, le 1% des plus riches a le niveau de vie le plus élevé d’europe continentale, derrière la Suisse... Il y a plusieurs éléments peu connus qui viennent comme ceci invalider deux thèses fréquemment utilisées par les personnes hostiles à une fiscalité plus lourde. Comme celle selon laquelle la pression fiscale serait telle en
France que les plus riches quitteraient le pays. En réalité, plusieurs villes françaises proches de la frontière suisse comptent parmi celles qui ont le plus grand nombre de personnes redevables de L’IFI (l’impôt sur la fortune immobilière, ndlr), comme par exemple Divonne-les-bains. Ces personnes n’auraient que quelques kilomètres à faire pour franchir la frontière, mais elles préfèrent vivre en France.
Et l’autre thèse? C’est la théorie du ruissellement, qui explique qu’il faut avoir quelques très riches pour qu’ils contribuent à l’activité, aux impôts et à la consommation et ainsi en faire profiter les autres. Sauf qu’on voit que le nombre de personnes aisées, soit celles gagnant 1,8 fois le niveau de vie médian selon le barème de l’insee, n’a pas évolué entre 1996 et 2014. Les revenus des plus pauvres, eux, ont décroché. Et les grandes fortunes redevables de L’ISF ont été multipliées par 2,8 entre 1999 et 2010. Ces chiffres montrent que l’enrichissement des classes favorisées ne bénéficie pas au reste de la société –même si cela ne veut pas dire que le patrimoine de certains très riches n’est pas réinvesti dans l’économie, la création d’entreprises et l’emploi.
L’autre argument évoqué, c’est que les riches reversent une part de leur fortune aux oeuvres de charité ou à la culture... La philanthropie est un phénomène très présent aux Étatsunis mais qui existe aussi en France, on l’a vu notamment l’an dernier au moment de l’incendie de Notre-dame de Paris. Il faut prendre garde à ne pas emprunter cette direction parce que aux États-unis, la philanthropie a pris une telle ampleur que les personnes qui la soutiennent en arrivent à la justifier en disant qu’avec leur réussite, elles sont les mieux à même de décider comment financer l’éducation, le social, la culture, les bibliothèques et les universités. Ce qui a pour effet de sortir des pans entiers de ces secteurs du débat démocratique, des décisions parlementaires et de l’impôt.
Votre rapport montre aussi que le véritable coeur des inégalités, là où elles sont le plus marquées, se situe au niveau du patrimoine. Il y a eu une grande rupture en 2011, quand le seuil d’imposition de L’ISF est passé de 800 000 à 1,3 million d’euros. On peut aussi noter l’augmentation des rémunérations des personnes très bien payées, et celle des prix de l’immobilier, qui a à la fois valorisé le patrimoine de ceux qui possèdent et gonflé les revenus des propriétaires bailleurs. Et enfin, il y a la financiarisation de l’économie et la bonne tenue de la bourse. Quand le CAC 40 augmente, les actifs et les actions, qui constituent une part de plus en plus importante du patrimoine, augmentent aussi et participent à l’enrichissement des plus aisés.
Quel effet la crise économique post-covid-19 pourrait-elle avoir sur les inégalités? Si la crise va toucher les entrepreneurs et un certain nombre de professions libérales, elle a pour le moment largement épargné les cadres des entreprises privées, les fonctionnaires gradés et les retraités, qui constituent une grande partie des plus riches. Et les plus affectés seront à n’en pas douter les plus précaires, les chômeurs pré-crise et ceux qui le sont devenus depuis le confinement. C’est pourquoi il nous semble que c’est le moment de s’inquiéter des minima sociaux et du soutien aux revenus, notamment des plus jeunes, vu qu’ils n’ont pas accès au RSA. On soutient l’idée de l’étendre aux moins de 25 ans et de revaloriser son montant.