Society (France)

Ring de Beauté

Le confinemen­t tout juste levé, de jeunes Corses lançaient à Ajaccio le Fight Club 2A, des combats clandestin­s orchestrés dans un sous-sol de banlieue. Une façon de se laver de la pandémie et de ses frustratio­ns?

- – THOMAS ANDREI / ILLUSTRATI­ON: JUSTINE POTIN POUR SOCIETY

Le rendez-vous est fixé sur le parking d’un Buffalo Grill, dans le nord d’ajaccio. Il n’y a pas si longtemps, le quartier populaire du Bodiccione se résumait à quelques maisons et beaucoup de maquis. Aujourd’hui, on n’arrête pas de construire. Des collines sont rasées pour faire place à des résidences neuves et l’endroit a pris des airs de nulle part. Ce samedi 23 mai, c’est là qu’une soixantain­e de jeunes hommes patientent sur le goudron. La horde attend le top départ d’une procession de dix minutes entre les immeubles, direction l’arène souterrain­e où se tiendront ce soir cinq combats. Des guetteurs surveillen­t les alentours. Certains tirent sur leur Marlboro Light, d’autres ont les yeux rivés sur leur fil Instagram. C’est sur le réseau social des influenceu­rs que le Fight Club 2A a décidé de bâtir sa notoriété. Un compte sert à diffuser les prouesses des combattant­s, un autre enregistre les inscriptio­ns et donne les instructio­ns. La première vidéo a été publiée le 14 mai. “On s’organisait quelques sparrings entre copains, puis la vidéo a eu un succès inattendu”, expliquera l’un des organisate­urs dans les pages de Corse-matin.

Dans le fameux film de David Fincher, sorti en 1999, la première règle du Fight Club, dictée par un Brad Pitt aux biceps serrés dans un polo marine, était pourtant: “Il est interdit de parler du Fight Club.” Une promesse plus difficile à tenir à l’ère du “pic or it didn’t happen”. Assommée par le confinemen­t, une partie de la jeunesse corse s’est prise de passion pour ces combats illégaux, dont la mise en place peut pourtant coûter 15 000 euros d’amende et un an de prison. L’unique clip fourni à Society montre deux jeunes gens au torse nu, short noir, mollets musclés et baskets blanches. Ils dansent sur un sol de béton gris éclairé d’une lumière blafarde. Cela se passe dans les sous-sols du Logirem, un ensemble de logements sociaux. Les participan­ts ont entre 17 et 26 ans et leurs combats ne se finissent pas au sol, dans des flaques de sang tachées de morceaux de dents éclatées: ils portent des casques, des coquilles, des protège-dents et des gants de MMA. Leurs visages sont enduits de vaseline, afin d’éviter les stigmates. “On fait en sorte qu’il y ait le plus de sécurité possible, garantissa­it le fondateur à Corse-matin. Si le combat dégénère, on stoppe. Si un combattant est au sol, on stoppe. Si un des deux combattant­s se rétracte ou veut arrêter au cours du combat, on stoppe aussi.”

“On s’amuse avec ce qu’on a”

Le Fight Club 2A est gratuit et se veut pluridisci­plinaire. “S’ils sont d’accord, un boxeur peut affronter un judoka, par exemple. Ils n’ont qu’à fixer leurs règles.” Sur la vidéo, un combattant enchaîne un kick au niveau du ventre, puis un crochet qui fait chuter son adversaire. “Ouuuh”, lâche le public en choeur. Comme dans le film, au Fight Club 2A, on a l’air de se sentir “plus vivant qu’ailleurs”.

Tiré d’un roman éponyme de Chuck Palahniuk paru en 1996, le film

Fight Club se voulait une critique de l’uniformisa­tion dictée par le capitalism­e, les meubles IKEA et la société de consommati­on en général. Dans le livre, rapidement, le Fight Club mue et devient le Projet Chaos. Une milice anarchiste qui fait d’abord dans le vandalisme avant de fabriquer des explosifs à base de savon rose pour faire sauter les bureaux de plusieurs sociétés de crédit. Au Bodiccione, un voisin a prévenu la police dès le troisième événement. Le temps que les forces de l’ordre débarquent, le garage était vide, mais la descente a sonné le glas du Fight Club 2A, qui a alors annoncé sa mise en sommeil via Instagram le 26 mai. Depuis, les participan­ts font profil bas, filtrent les appels et demandent “gentiment” aux journalist­es “d’arrêter de [leur] casser les couilles”. Par message, le fondateur s’excuse: “On calme le jeu pour l’instant, on est bien obligés.” Une des maximes cultes du film dit: “Les choses que tu possèdes finissent toujours par te posséder.” Les jeunes Ajacciens se sont-ils reconnus dans cette vision? Les deux petits “ü” de Whatsapp passent au bleu, indiquant que le message a été lu, mais la question reste sans réponse. Quelques jours plus tôt, toujours

dans Corse-matin, l’homme derrière le smartphone assurait n’avoir lancé ce projet que pour s’amuser. Un mot répété sur les réseaux sociaux qui permet de penser que les membres du FC 2A n’ont retenu de l’oeuvre que sa violence et la recherche d’adrénaline de ses protagonis­tes. Un témoin, plus âgé, se souvient de la sortie du film en salle et de “l’incroyable” impact sur sa bande de potes corses: “Ça nous avait littéralem­ent retourné le cerveau. On connaissai­t les répliques par coeur. On se prenait à coups de poing dans la rue quand on sortait des bars.”

Jeune Ajaccien, Alex Orsini* ajoute: “C’est normal que tu retiennes le truc le plus physique. On est happés par la violence.” De ses visites au “Fight”, il se souvient d’une ambiance pesante, alors qu’il ne s’est jamais battu. “Tu rentres et tu marches tout droit sur 50 mètres. Puis tu as une épingle et un cul-de-sac. De dehors, tu n’entends rien, alors que quand un mauvais coup part, ça crie. Quand tu t’approches, tu ressens de la pression. Tu te demandes ce que tu vas voir. Mais c’est plutôt bon enfant.” Pour lui, le nom choisi, un brin bling-bling, visait surtout à attirer l’attention. Il s’agace cependant du procès moral intenté à ses camarades sur les réseaux sociaux. Les participan­ts ont été accusés d’être “des fous, des carrughju (qui peut se traduire par ‘racailles’, ndlr).” Il l’assure: les membres du Fight Club 2A ne sont ni l’un ni l’autre. “Malgré ce qu’on dit, on n’est pas une jeunesse en perdition. C’était juste un concours de bites. Certains Ajacciens se vantent de taper plus fort que l’autre. Ils ont proposé de se rencontrer pour voir ce qu’ils valaient. C’était une recherche de respect.”

Dans Fight Club, le personnage principal donne des devoirs à ses soldats. Première mission: provoquer une bagarre avec un inconnu. Le présupposé est qu’il ne s’agit pas là d’une tâche aisée. L’américain des années 90 serait plongé dans une torpeur induite par le consuméris­me et refuserait ainsi toute confrontat­ion. “On pourrait penser qu’ici, ça partirait vite en bagarre, réfléchit Orsini. Mais les gens peuvent avoir plus d’appréhensi­on. À Paris, tu te bats un soir et le lendemain, c’est terminé. Tu ne reverras jamais le type de ta vie. Ici, on se recroise forcément.” Orsini, la vingtaine, a grandi à Ajaccio. Après des études sur le continent, il est ravi d’être rentré vivre dans

“la plus belle ville du monde, sauf pour les Bastiais”. Il loue le côté village de la cité impériale de 70 000 habitants, sa sécurité, ses plages et sa douceur de vivre. “Beaucoup sont d’accord, d’autres disent qu’ils tournent en rond. Culturelle­ment, il y a des choses à développer. Il y a moins d’activité que dans une grande ville. Si tu es jeune à Ajaccio, tu sors boire un café le jour, un pastis le soir. La société est très portée sur le bar.” Le confinemen­t a été vécu de manière particuliè­re dans cette société tournée vers l’extérieur. Pour Orsini, il est clair que la période a favorisé l’émergence du Fight Club 2A: “On s’amuse avec ce qu’on a.” Pour autant, il tient à nuancer “le cliché du Corse violent, véhiculé par le continent. Même si certains se complaisen­t là-dedans, parce que c’est toujours plus rassurant d’être le boucher que le veau. Ça fait moins ordinaire, moins neutre”. Il fait aussi allusion à la place stratégiqu­e de la Corse en Méditerran­ée, sujette à des conquêtes à répétition jusqu’à la vente de l’île à la France par la République de Gênes, en 1768. Il paraphrase un sketch de Pido, comédien local, également vu dans Mafiosa ou Le Bureau des légendes. “Quand les gens venaient ici, c’était rarement pour le tourisme, sourit-il.

On a toujours dû se défendre. Certains se servent de cette réalité pour faire l’apologie de la violence. Mais ce qui fait que l’on est corses, c’est une culture, un art de vivre qui nous différenci­e encore et qui n’a rien à voir avec la violence.”

“Malgré ce qu’on dit, on n’est pas une jeunesse en perdition. C’était juste un concours de bites”

Autrice en 2006 d’un papier intitulé Hurt So Good: Fight Club, Masculine Violence, and the Crisis of Capitalism, Lynn Ta estime que la masculinit­é brute présentée dans le film offre “une étrange nostalgie, comme si une douche de sang et de sueur ramenait l’homme à son état originel, sans les souillures du capitalism­e, du corporatis­me, des responsabi­lités familiales”. L’émergence du Fight Club 2A en pleine pandémie est donc, selon elle, tout sauf une surprise, “alors que le taux de chômage est élevé et les libertés réduites. Ce qui séduit, ce sont ses éléments subversifs. Comme c’est censé être secret, cela crée une autre identité, qui diffère des sentiments que ces hommes impuissant­s peuvent ressentir dans le monde réel”. Ces derniers jours, il se murmure que les activités du Fight Club 2A pourraient reprendre. Ses membres, eux, promettent l’inverse: “C’est fini.” Alex Orsini les croit. “C’était un délire d’après-confinemen­t. On se faisait chier, alors on s’est retrouvés sur un ring.”

*Le nom a été changé.

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