Society (France)

“J’ai grandi avec des craintes”

Svet Chassol, 31 ans, consultant

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“Je suis resté en Martinique jusqu’au collège. Le programme scolaire est le même qu’en métropole, donc tu apprends une histoire et un passé qui, techniquem­ent, ne sont pas les tiens. Petit, mes ancêtres étaient Clovis et Astérix. Je lisais un Astérix et je me disais: ‘On les a bien niqués.’ C’est très complexe, en termes d’identité. En Martinique, il y avait le ‘colorisme’: le noir foncé est considéré comme pauvre, c’est celui qui était dans les champs, et le noir clair, c’est le noir de maison, qui a plus de proximité avec le maître, peut-être aussi avec sa femme. Moi, je suis clair de peau, et dès l’école, j’ai eu conscience de mon privilège.

Ma première rencontre avec le racisme frontal, c’est quand on arrive en métropole. Ma mère cherche un appart’, on en visite un dans une petite résidence et la gardienne de l’immeuble, une Portugaise, nous dit: ‘Habituelle­ment, on ne prend pas les gens basanés mais vous semblez assez nobles, donc peut-être que ça sera possible.’ Ma mère est prof, c’est une intellectu­elle. On sort et, les larmes aux yeux, elle m’explique: les basanés, ce sont les Africains, les Chinois, les Arabes, c’est nous. Je capte qu’on part avec un poids à chaque main et à chaque pied.

Ensuite, je grandis entre deux cités de Chevilly-larue, dans le Val-demarne, mais je suis scolarisé dans un établissem­ent privé de Bourg-lareine parce que ma mère veut que j’aie accès à une éducation privilégié­e. En 4e, un Blanc essaie de vendre des médicament­s à l’école. La direction me convoque avec un autre Noir, on nous soupçonne. Sur le moment, je vis ça en mode ‘c’est relou’, mais il y a d’autres choses: je redouble ma 4e alors que j’ai de meilleures notes que d’autres ; mon meilleur pote est skateur, il a les cheveux longs, personne ne lui dit rien, et moi, dès que j’ai un début de coupe afro, on me pète les couilles ; on m’envoie dans une voie de garage au lycée… Après le bac, je décide de partir faire mes études au Japon, je découvre les écoles d’art, de mode, et je me dis: ‘C’est ouf, ils ont carrément des écoles d’art là-bas!’ Je ne savais même pas que ça existait en France. On ne te parle pas des Beaux-arts, de Duperré quand t’es en banlieue et d’une certaine origine. J’avais 22 ans quand j’ai découvert ça, et je me suis senti trahi.

Ce que je réalise aussi rétrospect­ivement, c’est que j’ai grandi avec des craintes, qui ont conditionn­é ma life. Je suis noir, j’ai des dreads, dès que je me faisais contrôler en scooter, je tremblais. Je n’ai jamais fumé de weed, et l’une des raisons, c’est la crainte de ressembler à un stéréotype. Pendant le confinemen­t, je ne me suis autorisé que des achats de stricte nécessité. J’ai des potes blancs qui allaient acheter des fleurs ou des trucs comme ça, mais moi, je ne voulais pas me faire emmerder pour je ne sais quel problème sur mon attestatio­n, alors je restais chez moi. Je ne veux pas être un cobaye, pour savoir si vraiment la police est violente ou raciste.

J’ai plutôt eu de la chance avec mes copines et leurs parents, mais ça s’est parfois mal passé aussi. C’est très réel, la crainte d’aller chez les beauxparen­ts. Les questions malaises, comment répondre? Tu ne sais jamais si on te tend un piège. C’est épuisant de jouer un rôle, de changer sa manière de se comporter, de penser à ne pas brusquer les autres, de mener sa vie en se disant: ‘Putain, qui je suis?’ J’aimerais parfois ne pas avoir à me questionne­r sur mon identité.”

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