Society (France)

“Là, mon innocence est partie”

Fik’s Niavo, 41 ans, artiste

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“Mes parents sont originaire­s du Zaïre, ils sont tous les deux venus en France dans les années 70 et se sont rencontrés ici. Mon père était intellectu­el, ce n’était pas une immigratio­n de main-d’oeuvre, le but était de prendre un bagage de diplômes pour retourner en Afrique et être un acteur du changement. J’en sais plus sur lui depuis qu’il s’est confié à mon épouse, je crois qu’il a été documental­iste dans une banque, mais il a été longtemps au chômage. On a beaucoup de papas congolais intellos qui se sont retrouvés vigiles ou pompistes. Ça crée des troubles de confiance en soi, de leadership dans la famille. Mon père a retenté sa chance en Afrique, on pouvait ne pas le voir pendant un ou deux ans, il donnait de l’argent quand il pouvait. On vivait essentiell­ement avec notre mère, aide-soignante ; il y a eu des hauts et des bas mais elle a tenu le pavé.

À la base, on venait de Massy, du Grand Ensemble, on est ensuite allés à Palaiseau et, en 1987, quand j’avais 8 ans, on est partis aux Ulis, où les loyers étaient moins chers. Le quartier des Amonts. Il y avait pas mal de familles portugaise­s et françaises issues de la classe ouvrière, des gens du Nord, de Normandie, de Bretagne. Avant, pour moi, les Blancs, c’étaient des gens qui vivaient en maison, qui avaient des moyens. Là, j’ai vu des familles avec quatre, cinq, six enfants, je me suis dit ‘OK, on est dans la réalité de la France d’en bas’. C’était la fin des années 80, les looks de blousons noirs, Renaud, les BD de Margerin. Il y avait quelques familles noires, mais plus de maghrébine­s. Chacun assumait sa communauté. Les Portugais faisaient un peu chicanos avec leur musique, les mamans maghrébine­s descendaie­nt le couscous, les vieux gars écoutaient Johnny, réparaient leur Harley. C’était: ‘On est obligés d’habiter ensemble, faisons en sorte que ça se passe bien.’ Attention, faut pas tout enjoliver, il y avait aussi les toxicomane­s, les motos volées, brûlées, la misère, les femmes battues, les maris bourrés. Des mecs qui sont morts d’overdose, des gens qui étaient pour moi des super-héros et que j’ai revus plus tard SDF sur Paris. On a grandi dans ça, mais on ne calculait pas si c’était noir, blanc ou arabe.

Du racisme aux Ulis, je n’ai pas l’impression d’en avoir vécu à cette époque. J’ai entendu parfois: ‘La famille Machin, vous êtes dix, ah les allocation­s!’ Quand le chômage a commencé à s’installer, il y a eu un basculemen­t. Beaucoup travaillai­ent chez Renault, à Boulogne-billancour­t. Ça a fermé. Et la police, au début, c’était Jacques Tati, mais très tôt on m’a contraint à être dans l’opposition. J’ai su qu’on avait un petit commissari­at aux Ulis quand il a été brûlé par les grands en 89 ou 90, ça avait fait une histoire de fou. Avant ça, je n’avais aucune idée de la police, sauf quand on allait à Orsay ou Bures-sur-yvette, où on nous faisait comprendre qu’on était indésirabl­es dans les zones pavillonna­ires. Et puis, à 11 ou 12 ans, avec un pote, on va au centre commercial en passant par une petite résidence et la police nous arrête. ‘Mains sur le capot.’

Je ne comprends pas. Un flic me met une gifle, mon pote réagit verbalemen­t, s’en prend une. ‘Un de vous a volé le sac d’une grand-mère.’ Je suis apeuré, ‘Monsieur, c’est pas vrai’, une autre gifle. Ils nous fouillent et nous disent de dégager. C’était il y a

30 ans et je m’en souviens encore. Moi, la police, je respectais, ils avaient un écusson, une arme. Mon pote avait déjà fait deux ou trois conneries, il m’a dit: ‘C’est bon, tu vas pas chialer, c’est la France, la police est raciste, tu veux faire quoi?’ Pour lui, c’était une anecdote. Pour moi, double fracture: d’un, la police allait me considérer selon ma couleur de peau ; de deux, mon pote me disait qu’on n’avait pas le droit de se plaindre. Là, mon innocence est partie.

En 86, quand Malik Oussekine meurt, je comprends qu’il se passe un truc, mais le moment déterminan­t, c’est la mort de Makomé (M’bowolé, un adolescent tué d’une balle dans la tête par un inspecteur en 1993, ndlr). Derrière, il y a des émeutes, on parle de crime policier. Et le fait qu’il soit zaïrois, de ma communauté… Quand ça passe à la télé, j’ai une image de ma mère qui s’effondre et pleure sans s’arrêter. Elle nous attrape avec mes frères et nous dit: ‘Quand vous croisez la police, vous lâchez ce que vous avez dans les mains et vous les levez pour montrer que vous n’allez pas faire de connerie.’ Si elle m’envoyait déposer un sac chez mon oncle à l’autre bout du RER B, elle regardait comment je m’habillais –‘On va te confondre avec un voyou’–, puis vérifiait que rien ne puisse être considéré comme une arme dans mes poches. Après Makomé,

je me dis ‘mon corps est une cible’.

Ça intervient après l’affaire Rodney King. Je suis à fond dans 2Pac, Public Enemy, NWA. On a les chaînes câblées américaine­s, on entre dans une mentalité américaine: les Noirs urbanisés et occidental­isés les plus proches de nos problémati­ques sont les Noirs américains. Les gens se demandaien­t: ‘Pourquoi ils jouent les Américains?’ Bah pour ça. Dans le rap qu’on écoute, les mecs t’envoient vers Angela Davis, les Black Panthers, Toni Morrison ou James Baldwin. Ce qui n’enlève rien à ma réalité française, mon groupe de potes où il y a des Noirs, des Arabes, des Blancs, je ne rentre pas dans un truc communauta­riste. On connaît bien Diam’s, on forme des mecs comme Sinik, on sait que le rap va être une protection, un moyen de combattre l’ennui et de ne pas tomber dans le vice dehors. J’ai eu la chance que des profs me valorisent dans les matières littéraire­s, ça nourrit la confiance en soi. Ils m’ont compliment­é sans jamais avoir ce côté ‘tu es bon pour un Noir’. Non, c’était ‘t’es un bon élève’. Je rêvais beaucoup.

Un soir, il y a eu des émeutes aux Ulis, on ne le savait pas. On était dehors en train de discuter. C’était en 97, le soir où NTM et le Wu-tang étaient au Parc des Princes. Ça passait sur Canal mais personne ne l’avait, donc on en parlait, quoi. D’un coup, une armée de policiers casqués arrive et nous tabasse. Quand ma soeur hurle par la fenêtre ‘laissez mes frères’, je lui crie ‘jette nos cartes d’identité’, comme si c’était le problème. Ma mère descend, elle se fait braquer, elle dit ‘laissez mon fils’, un flic répond ‘ferme ta gueule la guenon’. Je deviens fou, un flic m’étrangle, je lutte pour ne pas entrer dans le fourgon. Ma mère parvient jusqu’à moi, me prend la tête dans ses mains, me fait un bisou et me dit: ‘Mon fils, je te demande de les suivre, je te promets qu’ils ne vont pas te tuer comme Makomé.’ Tu imagines? J’ai dit ‘OK, j’y vais’. Il n’y a eu aucune poursuite.

Beaucoup plus tard, en octobre 2001, on va se balader à Châtelet. En passant les portiques, cinq contrôleur­s et dix keufs arrivent, une flic prend le ticket de mon pote et le déchire. ‘Qu’est-ce que vous faites?’ On se fait tabasser, un truc de fou. Notre pote va en GAV, nous on lâche pas, on demande à voir un supérieur, les Robocop nous disent ‘arrêtez de faire les malins ou on en rajoute une couche’. On leur dit que c’est à cause de ça qu’il y a des gens violents contre eux, on nous répond avec des propos racistes. Un gradé en chemise arrive: ‘Vous inquiétez pas, votre pote va sortir.’ Il nous dit qu’il n’y aura pas de poursuite, que c’est le contexte actuel. Mon pote était barbu, arabe, il venait d’y avoir le 11-Septembre. De retour aux Ulis, un gars nous dit d’aller voir le MIB (Mouvement de l’immigratio­n et des banlieues, ndlr). Il nous parle de plainte, de saisir L’IGPN. On se dit ‘on va essayer une fois de croire dans la justice de ce pays’. C’est la première fois que je vois Tarek, Nordine, Christelle, Nadia et Samir, qui est dans le comité Adama. Dans l’enceinte du MIB, le mur est tapissé de gens morts de violences policières. On veut partir, Samir nous dit: ‘Ça va les petits frères? –Bah on s’est fait tabasser, mais on a honte de venir se plaindre. –Justement, on va s’occuper aussi de ceux qui ne sont pas morts, sinon ils nous répondent que c’est marginal. Il faut des plaintes pour montrer aussi que certains sont touchés psychologi­quement.’

L’aspect psychologi­que, c’est un sujet tabou dans les quartiers, il ne faut jamais montrer quand t’as peur. On est allés voir un avocat et on s’est rendu compte que le plus important n’était pas de gagner. On avait gagné en rencontran­t le MIB. Quand il y a eu Zyed et Bouna, les émeutes, on a vu qu’on avait raison de militer pour ce sujet et qu’il était brûlant. On a fait le FSQP (Forum social des quartiers populaires, ndlr), où on abordait toutes les thématique­s. On ne pratique pas le corporatis­me, on pratique l’amour et la solidarité, et on dit les choses. On dit qu’il n’y a pas que des anges, on sait qu’une minorité de voyous portent préjudice à l’ensemble du quartier. Alors que la police, ça se couvre avec la hiérarchie, les syndicats. Il n’y a pas D’IGPN dans le quartier, mais il y a énormément d’autocritiq­ue.

Les réseaux sociaux prouvent ce que l’on cherche à démontrer depuis des décennies: que toute la police n’est pas républicai­ne et que ce n’est pas antirépubl­icain de le dire et de le penser. Ça a mis en lumière un débat qu’on évite depuis les années 80. Le 2 juin, c’était magnifique parce que c’était la France d’une finale de Coupe du monde: Noirs, Blancs, Arabes, athées, musulmans, juifs, tous niveaux sociaux confondus. Des LGBT, des gens contre le réchauffem­ent climatique, des Gilets jaunes, des syndicats, plein de luttes qui se rejoignent pour dire ‘stop à l’impunité, soyons ensemble’. Après toutes les histoires où on s’est sentis seuls, vivre ça à 40 piges, c’était beau. Mais c’est le long terme qui dira si tout ça est un écran de fumée ou si ça va changer les mentalités.”

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