SOS PRÉFET
Deux semaines avant le reste de la France, début mars, Patrice Faure confinait une partie de son département, le Morbihan. Avant d’interdire la vente d’alcool sur le territoire. Gros buzz et question: mais qui est ce préfet, ancien militaire dans les forces spéciales, titulaire d’un CAP pâtisserie et désormais surnommé “SOS Préfet” par les élus locaux?
Ne pas se fier à l’uniforme. Les broderies arborées pendant cette cérémonie un peu morne d’anciens combattants à la mémoire des soldats d’indochine sont impeccables. Le cheveu est ras comme il se doit. Mais sitôt enlevée la veste de costume pour rejoindre au pas de course une visioconférence, Patrice
Faure, pressé de voir la France retrouver le chemin du travail, lâche les chevaux: “Dès qu’il y a du chômage, il y a des emmerdes.” Installé dans le très cossu “salon du Chouan”, il écoute désormais avec attention le président de l’association des maires du Morbihan défendre “l’usine invisible” montée par des couturières bretonnes pendant la crise du Covid-19 afin d’approvisionner le territoire en masques. Son avis, là encore pressé:
“Il faut arrêter de faire de l’administration pour l’administration.”
Presque un leitmotiv, en réalité. Pendant que nombre de ses collègues préfets et autres représentants de l’état ont semblé, ces derniers mois, hésiter sur la marche à suivre, Patrice Faure, lui, a tranché, tranché et encore tranché. L’arrêté antialcool en Bretagne qui a tant fait parler? C’est lui. Le confinement d’une partie de la population du Morbihan, décrété deux semaines avant le reste de la France? Lui aussi. Provoquer des réunions avec tous les maires de son département et leur offrir ensuite un service de réponse sur mesure via une boucle Whatsapp? Lui encore. À tel point que Patrick Strzoda, son ancien supérieur à la préfecture de Rennes, actuellement directeur de cabinet d’emmanuel Macron, s’enflamme sans hésiter quand il entend son nom: “Je le dis actuellement à mon patron: Patrice Faure est l’un des meilleurs préfets qu’ait connu la République!”
Comme dans les vieux contes bretons, l’histoire commence de nuit et à un moment inopportun. “C’était le dimanche 1er mars, vers 22h, raconte Olivier Lepick, maire de Carnac. Je vois écrit “PRÉFECTURE” sur mon portable, ce qui n’est jamais bon signe. Et là, je suis en caleçon sous la couette et on m’annonce que j’ai un cluster dans ma commune!” Effectivement, trois cas de Covid-19 viennent alors d’être répertoriés dans
la cité réputée pour ses alignements de menhirs. À moins de dix kilomètres, la commune de Crac’h est elle aussi contaminée: six habitants sur 3 500. Un autre cluster. “J’ai fait un post Facebook pour informer la population, mais à ce moment-là, on ne savait même pas ce que c’était, ce coronavirus!” se rappelle Ronan Le Délézir, adjoint au maire de Crac’h. Patrice Faure, lui, est déjà sur le pont. Depuis le début de l’après-midi, ce 1er mars, les services de la préfecture se mettent en ordre de bataille. En cellule de crise, on décide très vite de confiner. “Comme dans le cas d’une pandémie animale, il fallait gérer le troupeau, autrement dit empêcher que l’épidémie ne s’étende et que nos hôpitaux soient débordés”, assène Véronique Solère, vétérinaire de formation et bras droit de Patrice Faure, en charge des questions sanitaires durant toute la durée de la crise. Dans la soirée, le préfet convoque l’agence régionale de santé (ARS) et le rectorat: tous les établissements scolaires, de la crèche jusqu’aux classes de terminale, doivent fermer leurs portes dans les trois communes contaminées, Auray s’étant ajoutée à la liste. Plus de 5 700 élèves sont concernés. Le lendemain, dès 6h30, les maires destinataires du SMS préfectoral convoquent leurs services pour informer les populations. À 10h, rendez-vous est donné aux élus en préfecture de Vannes par celui que l’on surnommera bientôt “SOS Préfet”, pour leur expliquer l’ordre de bataille des prochaines semaines. Sur place, les questions fusent: quid de la piscine? Comment vont se passer les entraînements de football? Va-t-on fermer le casino de Carnac? “Il a fallu faire des arbitrages, répondre à des cas très concrets sans aucun précédent”, explique Stéphane Mulliez, directeur de L’ARS Bretagne. Une heure plus tard, face aux journalistes dépêchés de Paris, Patrice Faure entame sa conférence de presse d’un ton ferme, entouré des maires concernés. Visiblement, il en faudrait plus pour l’impressionner. “Quand vous revenez de Guyane, vous en avez fait beaucoup, des conférences de presse…” dit-il rétrospectivement, comme si cela expliquait tout.
Aventures en Guyane
La Guyane. Ce fut, d’août 2017 à août 2019, la précédente affectation de Patrice Faure. Il en a gardé une certaine nostalgie: ses quatre poules, qu’il nourrit lui-même au petit jour, dans le jardin de la préfecture du Morbihan, sont chacune baptisée du nom d’un fleuve ou d’un fruit de la collectivité d’outre-mer. Et surtout, il en a rapporté une légende: celle d’un homme d’action, à l’aise dans les situations compliquées. La Guyane –“un territoire aussi grand que le Portugal”– fait d’ordinaire partie de ces destinations qui ne sont pas courues des autres préfets, vante-t-il. “Personne ne veut y aller.”
À son arrivée, en août 2017, le chômage est à 22%, le taux d’homicides alarmant (49 pour 250 000 habitants sur les douze mois précédents). Mais Patrice Faure laisse sa marque: “Tout de suite, il a voulu prendre la température, explique Marielaure Phinera-horth, maire de Cayenne depuis 2010. Ce n’était pas le patriarche débarqué de Paris avec un air hautain.
Il a été le premier préfet à instaurer des déjeuners avec les maires. Et il aimait à raconter que sa femme est martiniquaise –même si ses parents sont métropolitains– et qu’il sait danser le zouk! (sic)” Faure accompagne, de nuit, madame la maire dans les quartiers “chauds”. Il en ressort avec un surnom: “Préfet Majò”, celui qui n’a pas froid aux yeux, en créole.
Le reste de son CV est à l’avenant. À 17 ans, rien ne prédestine aux moulures dorées de la haute fonction publique le jeune Patrice Faure, dont le père travaillait dans le bâtiment. Adolescent, il suit les conseils de son grand-père pâtissier et opte pour un CAP pâtisserie, car “un métier de bouche nourrit son homme”. Puis, diplôme en poche, il intègre l’armée en tant que soldat de deuxième classe. Avant de passer sous-officier, puis officier, et d’intégrer la DGSE comme agent opérationnel. Pas un Malotru, mais plutôt “l’un des hommes en kaki, là, à l’arrière-plan, venu prêter main-forte aux civils du bureau des missions, explique-t-il. Ils avaient besoin à ce moment-là d’un type comme moi, formé au terrain, capable d’être mobilisé à n’importe quel moment.” Patrice Faure passe du temps dans les Balkans et aux Comores, avant d’être nommé sous-préfet de Mayotte, autre territoire volontiers délaissé par les préfets de carrière et autre témoin de ses exploits. En 2008, alors qu’il doit rentrer définitivement le lendemain à Paris, le futur préfet du Morbihan est chargé d’une dernière mission délicate. “J’étais sous la douche, je m’apprêtais à prendre mon dernier repas avec ma femme, quand le préfet m’appelle: ‘Mohamed Bacar vient de débarquer sur l’île, il faut que tu l’arrêtes.’ Sympa, la dernière soirée!” Mohamed Bacar? À la tête des Comores depuis un coup d’état en 2001, l’homme, détesté dans l’archipel, vient d’être renversé par l’armée. Il est en fuite. Quand Patrice Faure le localise, il est accompagné d’une vingtaine de mercenaires. “Tous en treillis, avec des pétoires soudées à la rouille, remet-il. C’était assez marrant, il a fallu organiser leur exfiltration avec trois scénarios. Parce qu’il fallait éviter à tout prix que les Mahorais lui fassent la peau!” Plusieurs convois prennent la route, avec tout le monde dans le coffre des voitures. Celui de Mohamed Bacar parvient à bon port. Le lendemain, grosse manifestation sur l’île principale de Mayotte. Trop tard: la préfecture bloque les voies maritimes entre Grande-terre et Petite-terre, cellelà même où est enfermé le fugitif, avant d’être envoyé à La Réunion. Patrice Faure, lui, rejoint Paris.
“Je voulais marquer les esprits”
Bavard sur les lenteurs de l’administration et ses exploits (même quand ils consistent à protéger un chef d’état apparemment peu respectueux des droits humains), Patrice Faure sait aussi se faire évasif. Pas question d’évoquer ses missions et ses médailles du temps de la DGSE. Pas question non plus de détailler l’épineuse question des masques, qui ont manqué en Bretagne comme ailleurs, ni les difficultés du Morbihan à obtenir des tests PCR (quelques centaines dans son département contre plus d’un millier dans le voisin, l’ille-et-vilaine). En revanche, le préfet reconnaît sans mal qu’il lui arrive de se montrer autoritaire. “Quand je suis arrivé à Vannes, il y avait des gens qui faisaient des petites bêtises, annonce-t-il. Donc je leur ai dit: ‘Vous avez le choix: soit vous vous améliorez et je mets les pendules à zéro, soit vous ne vous améliorez pas, il y aura un écrit dans votre dossier et je vous mute.’” Selon plusieurs élus anonymes, plus d’une fois, pendant la crise du Covid-19, les rapports se sont aussi tendus avec l’agence régionale de santé. Cordons sanitaires, arrivée des patients d’île-de-france, le préfet a fait jouer ses réseaux par quelques coups de fil pour que, par exemple, le train sanitaire s’arrête à Vannes, où quatre patients ont été pris en charge. Sa décision unilatérale d’interdire la vente d’alcool au-dessus
de 18 degrés, prise le 16 avril dernier, a fait parler également. Les associations et les addictologues ont trouvé la mesure contreproductive et dangereuse, les habitants lui ont reproché de jeter l’opprobre sur la consommation d’alcool des Bretons. “Je voulais marquer les esprits vis-à-vis des violences conjugales, en hausse de 60% durant le confinement”, justifie-t-il a posteriori, même s’il a retiré l’arrêté au bout de onze jours.
D’autres interlocuteurs disent apprécier son franc-parler: l’agriculteur qui veut en découdre avec le choucas, cet oiseau qui torpille les semis de maïs ; l’ostréiculteur dont la saison n’a toujours pas démarré ; les patrons régionaux de Michelin ou d’eiffage… Patrice Faure tend volontiers l’oreille et n’oublie pas de citer ses collaborateurs. Tout comme il n’oublie pas de se faire de la pub. À chaque action forte de ses services, qu’il s’agisse du scanner autoroutier ou d’opérations antidrogues, la presse quotidienne régionale est conviée. Parfois aussi, Patrice Faure s’adresse directement au grand public. Récemment, son appel façon “18 juin” pour reprendre le travail a ainsi été diffusé dans la presse quotidienne régionale, avec ce message: “C’est à l’arrière que se gagnent les guerres.” Avant cela, il avait expliqué les différentes étapes du confinement via des directs sur Facebook, une initiative dont il est très fier. Et si d’autres l’ont fait aussi, c’est “qu’ils ont copié”, dit-il, sourire aux lèvres.
“Il y a une certaine désinhibition dans la manière dont il tient son rôle sur le terrain, par rapport aux autres préfets de la région”, témoigne la reporter Annecécile Juillet, du Télégramme. En tout cas un style proche du “préfet manager”, prêt à réformer jusqu’au dernier kilomètre départemental, et qui tombe à pic au moment où Emmanuel Macron l’a juré, cette fois, il va falloir s’appuyer sur “les territoires”. Pour Christian Le Bart, enseignant-chercheur en sciences politiques à L’IEP de Rennes, le profil de Patrice Faure correspond à une évolution “timide” de la fonction préfectorale vers une “plus grande médiatisation et personnalisation du pouvoir” qu’elle confère, “avec un souci d’opinion publique. Traditionnellement, parce qu’ils ne sont pas élus, les préfets sont censés s’en foutre un peu de ce qu’on pense d’eux”. Aujourd’hui la préfecture, demain la politique? Pour David Robo, maire de Vannes, Patrice Faure, en tout cas, “se comporte comme un élu”. Reste à savoir dans quel sens du terme.
“Quand je suis arrivé à Vannes, des gens faisaient des petites bêtises. Je leur ai dit: ‘Soit vous vous améliorez et je mets les pendules à zéro, soit il y aura un écrit dans votre dossier et je vous mute’ ”