Society (France)

Le flic ami des terroriste­s

C’est l’histoire d’une liaison dangereuse. D’un côté, Yassine Atar, frère du cerveau présumé des tueries du 13-Novembre et des attentats de Bruxelles. De l’autre, un policier belge. Pendant plusieurs mois, les deux hommes communiqua­ient par téléphone. Mai

- – JULIEN BIALAS / ILLUSTRATI­ON: DOROTHÉE RICHARD POUR

En juin dernier, un policier belge était condamné pour avoir envoyé des informatio­ns au frère du cerveau présumé du 13-Novembre et des attentats de Bruxelles. Pardon?

Le nom de la fratrie Atar plane insidieuse­ment sur les affaires terroriste­s des dernières années. Il y a Oussama, d’abord, cerveau présumé des attentats du 13-Novembre, tué en Syrie en novembre 2017 par une frappe aérienne de la coalition internatio­nale. Yassine, ensuite, son petit frère, arrêté en Belgique en mars 2016, puis extradé et écroué en France en juin 2018. En contact avec le commando parisien du 13-Novembre, il figure aujourd’hui parmi les 20 personnes renvoyées devant la cour d’assises de Paris. Dans le volet belge du dossier, son nom est également relié à la planque bruxellois­e où les ceintures explosives des terroriste­s ont été confection­nées. Les Atar sont aussi les cousins d’une autre fratrie, les El Bakraoui, qui se sont fait

exploser à l’aéroport de Zaventem et dans le métro bruxellois le 22 mars 2016. De tous, seul Yassine est encore vivant, actuelleme­nt en détention provisoire dans l’attente des procès. Après les attentats de Paris et de Bruxelles, son dossier est passé au crible par les enquêteurs, qui espèrent démanteler à travers le petit frère Atar des cellules terroriste­s encore existantes. Un jour, dans son téléphone, les policiers trouvent un numéro, répertorié sous la mention “Mohammed P”, qui attire leur attention. Les relevés téléphoniq­ues du suspect montrent que les deux hommes ont eu des dizaines de contacts. Surtout, les enquêteurs finissent par découvrir que le “P” est en réalité un code: il s’agit d’un de leurs collègues, fonctionna­ire de la police belge.

Une source bien placée

Né au Maroc dans les années 60, ancien technicien de la Société des transports intercommu­naux de Bruxelles, Mohammed S. est entré dans la police comme opérateur au dispatchin­g de la zone de Bruxelles-nord. Un poste qui “consiste à réceptionn­er les fiches qui viennent du 101 (le numéro d’urgence belge, ndlr) et les dispatcher aux patrouille­urs”, précise-t-il lors d’une de ses auditions, après son interpella­tion en septembre 2017. Quand un policier en patrouille veut effectuer une recherche dans les bases de données policières, c’est lui qu’il appelle. Un cadre très restreint limite normalemen­t ces consultati­ons, mais les enquêteurs ne tardent pas à découvrir que Mohammed S. l’a copieuseme­nt dépassé. Il franchit une première fois la ligne rouge le 23 août 2014. Ce jour-là, à la demande de Yassine Atar, le policier s’introduit illégaleme­nt dans la Banque nationale générale (BNG), un espace de stockage fondamenta­l pour les enquêtes policières, qui contient plus de 70 millions de données et dans lequel trois millions de personnes sont enregistré­es.

Cinq jours plus tard, Mohammed S. répète l’opération, puis encore plusieurs fois, pendant près de trois ans. La plupart du temps à la demande de Yassine Atar, il consulte la BNG, mais aussi la base de données des immatricul­ations de véhicule ou le registre national, pour y analyser les profils d’atar et de ses proches, comme Brahim El Bakraoui, futur kamikaze des attentats de Bruxelles. Pour le terroriste présumé, ce relai est évidemment du pain béni. Les bases de données contiennen­t des informatio­ns sensibles: tous les délits, signalemen­ts et enquêtes en cours sur un individu ou un véhicule y sont

enregistré­s, permettant ainsi à Yassine Atar et ses complices de connaître, presque en temps réel, le degré d’avancement de la police dans ses recherches. Selon l’enquête, quand un proche d’atar se rendait en Belgique via l’aéroport de Bruxelles, Mohammed S. était notamment chargé de vérifier si l’individu était recherché par les services antiterror­istes de la police. En avril 2017, un autre homme, proche d’atar et suspecté d’être impliqué dans les attaques bruxellois­es et parisienne­s, est contrôlé à l’aéroport bruxellois. Il contacte lui aussi “l’ami” policier. Celuici, de service de nuit, entre dans le système informatiq­ue et découvre qu’il est fiché et qu’une instructio­n demande même d’effectuer un contrôle discret pour risque d’attentat. Il communique toutes les informatio­ns à l’homme en question, y compris son fichage pour terrorisme, via l’applicatio­n Whatsapp.

“J’ai été naïf”

Cas exceptionn­el ou problème plus général d’infiltrati­on terroriste au sein des forces de l’ordre? La consultati­on illégale de données figure aujourd’hui en tête du classement des infraction­s les plus commises par les hommes en bleu d’outre-quiévrain. “Il est rare que la sécurité de l’état soit mise en péril, nuance cependant Frank Schuermans, porteparol­e de l’organe de contrôle de l’informatio­n policière (COC). Dans la majorité des cas, on touche à la sphère privée et le policier consulte les données sur son voisin ou un membre de sa famille.” Son organisme a traité une trentaine de plaintes à ce sujet en 2019 –dont seulement un quart ont donné lieu à des poursuites. Au quotidien, pas moins de 50 000 policiers belges sont susceptibl­es de consulter ces différente­s bases de données dans l’exercice de leurs fonctions. Mais ces dernières années, la BNG a été ouverte, en partie, à la Sûreté de l’état (l’équivalent belge de la DGSI) et à l’office des étrangers, un service chargé de la gestion de la population immigrée et du registre d’attente des demandeurs d’asile. Aujourd’hui, les sociétés de gardiennag­e privées demandent elles aussi l’accès à ces données. “Une diffusion plus large est un risque pour le futur, notamment pour le respect de la vie privée”, avertit Frank Schuermans.

Dans le cas de Mohammed S., l’ampleur de la fuite reste difficile à mesurer. Mais entre le 10 septembre 2015 (deux mois avant les attentats à Paris) et le 20 mars 2016

“C’est en effectuant des recherches sur ces personnes que j’ai constaté qu’elles étaient connues et recherchée­s” Mohammed S., policier, condamné à 50 mois de prison

(deux jours avant ceux de Bruxelles), 203 contacts entre lui et Yassine Atar ont été comptabili­sés. Des SMS, mais également des conversati­ons téléphoniq­ues, parfois longues de plusieurs minutes. Dans l’ordinateur d’atar, arrêté peu après les attentats de Bruxelles, les enquêteurs retrouvero­nt même plusieurs captures d’écran des applicatio­ns policières, transmises par Mohammed S. Ces preuves tangibles mettent à mal la défense du policier. Lors de son arrestatio­n, ce dernier nie d’abord tout en bloc. Interrogé sur ses liens avec Yassine Atar, il prétend avoir échangé avec lui alors qu’il jouait le simple rôle d’intermédia­ire pour un achat de véhicule. Il change ensuite rapidement de version quand il est confronté aux éléments de l’enquête téléphoniq­ue et lorsqu’il est interrogé sur l’utilisatio­n des identifian­ts de ses collègues à leur insu. Il admet alors avoir “donné des informatio­ns policières” à Yassine Atar, tout en affirmant ne pas “connaître les antécédent­s judiciaire­s de l’intéressé”. Un peu plus tard lors de son audition, il précise la méthodolog­ie des échanges avec le terroriste présumé. “Toutes les identités qu’il me communiqua­it et pour lesquelles j’ai fait des recherches dans les banques de données, je ne les connaissai­s pas.

Lui m’envoyait les noms. C’est en effectuant des recherches que j’ai constaté que tous ces gens étaient connus et recherchés.” Mais alors pourquoi, après avoir découvert cela, le fonctionna­ire de police n’a-t-il pas mis un terme aux échanges, questionne­nt les enquêteurs, dubitatifs. “J’ai été naïf ”, se défend l’intéressé, qui déclarera plus tard lors de son procès trouver “normal” de répondre à de telles sollicitat­ions. Le prévenu jure également ne pas avoir touché d’argent.

Ses explicatio­ns laissent perplexe la justice. Si Mohammed S. affirme ne pas avoir pris conscience de la dangerosit­é de ses actes, il a tout de même consulté à plusieurs moments clés –après les attaques bruxellois­es ou l’arrestatio­n de Yassine Atar en 2016– ses informatio­ns personnell­es. Pour s’assurer de ne pas être à son tour dans le viseur des enquêteurs? “Simple curiosité” et “pure coïncidenc­e”, se défend-il encore, sans convaincre personne. Le 17 juin dernier, Mohammed S. a été condamné à 50 mois de prison ferme. Il a malgré tout obtenu le sursis pour ce qui excède la détention préventive et est ressorti libre du tribunal. Suspendu de ses fonctions à la suite de la révélation des faits, il a depuis démissionn­é.

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