Society (France)

Quand Harry rencontre Twitter

“Harry Potter a été un refuge, un ami, une échappatoi­re pour des milliers de lecteurs… Il a eu une vraie influence sur leur vision du monde. Certains qualifient même Rowling de déesse!”

- PAR HÉLÈNE COUTARD

Depuis quelques semaines, JK Rowling, l’auteure de Harry Potter, est l’objet de vives critiques pour ses propos sur les personnes transgenre­s. Une polémique qui fait vaciller le plus grand phénomène pop du xxie siècle, et un cas d’école du débat autour de la cancel culture.

Pendant 20 ans, JK Rowling a été une idole. Elle a donné naissance à Harry Potter alors qu’elle vivait des minima sociaux, a fait lire les enfants et enchanté les adultes (ou l’inverse) et, encore l’année dernière, sa saga était élue “roman préféré” des lecteurs du Monde.

Et puis soudain, la voici dépassée: par son personnage, sur lequel elle voudrait garder à tout prix le contrôle, et par l’époque, après ses prises de position récentes et controvers­ées sur les personnes transgenre­s. Au point de faire vaciller son oeuvre et sa statue?

Il n’y a rien de surprenant à ce que des livres ne se vendent plus, sauf quand il s’agit de ceux de JK Rowling. À l’approche des vacances, l’industrie de l’édition voit traditionn­ellement ses chiffres faire un bond et, malgré tout, l’année 2020 ne fait pas exception: selon NPD Bookscan, analyste spécialisé, la vente de livres de fiction a augmenté de 31,4% en juin par rapport à mai aux Étatsunis. En France aussi le déconfinem­ent et la réouvertur­e des librairies ont provoqué une hausse des ventes de 6,8% par rapport à la même période en 2019. Les livres Harry Potter, eux, restent scotchés sur les étalages. En cause: les prises de position de leur créatrice, JK Rowling donc. Fin 2019, l’auteure préférée des Anglais, devenue plus riche que la reine, portée aux nues lors de la cérémonie d’ouverture des JO de Londres, pourrait bien avoir détruit son empire en quelques caractères, postés sur Twitter pour apporter son soutien à une chercheuse anglaise renvoyée parce qu’elle avait exprimé des idées transphobe­s (“les hommes ne peuvent pas se transforme­r en femmes”). Son tweet: “Habillez-vous comme vous voulez, appelez-vous comme vous voulez, couchez avec n’importe quel adulte consentant, […] mais virer une femme pour avoir dit que le sexe est une réalité?” Cette saillie a fait trembler ses éditeurs –dans leurs bureaux confinés de Londres, ceux qui publient ses polars sous le pseudonyme de Robert Galbraith craignent même le pire pour la sortie de son prochain tome, prévue le 29 septembre– mais elle secoue surtout la communauté des fans d’harry Potter. C’est-à-dire des millions de personnes, c’est-à-dire la société tout entière.

Les mots de l’auteure transcrive­nt-ils une opinion, protégée par la liberté d’expression, ou représente­nt-ils la résistance d’un pouvoir dominant (blanc, riche, hétérosexu­el) à une évolution historique? Le monde des sorciers s’entredéchi­re aujourd’hui autour de cette question et du sort qui devrait être réservé à Rowling, comme l’explique Alix, 27 ans et rédactrice en chef de La Gazette du sorcier, un site dédié aux fans ouvert en 2000. “Il y a ceux qui la soutiennen­t quoi qu’elle dise et n’hésitent pas à insulter les autres fans qui soulignent le problème, présente-t-elle. Il y a ceux qui reconnaiss­ent que son comporteme­nt est problémati­que mais continuent de vivre leur passion pour Harry Potter indépendam­ment de son auteure. Et enfin, ceux qui cherchent à se couper de tout.”

Ou un résumé parfait du débat actuel autour de ce que l’on appelle parfois la cancel culture, un positionne­ment consistant à faire taire les voix estimées rétrograde­s pour laisser la parole aux minorités moins entendues. Une “justice sociale” qui se rend souvent avec l’appui des réseaux sociaux et amène parfois à “l’annulation” d’une personne, d’un livre, d’un film, d’une opinion (voir encadré). Après sa sortie controvers­ée, JK Rowling est ainsi vilipendée (et harcelée) sur les réseaux sociaux, des fans appellent au boycott: ils n’iront plus voir les films ni la pièce de théâtre adaptée, et ils n’achèteront pas non plus le prochain livre signé Robert Galbraith. Le 10 juin dernier, elle publie en réponse un long essai sur son blog retraçant sa pensée, dans les grandes lignes: elle assure ne pas condamner les femmes trans mais réaffirme sa croyance en “l’existence biologique du sexe” et exprime ses inquiétude­s quant à “l’activisme trans” qui, selon elle, pousserait des jeunes gens à transition­ner au risque de le regretter plus tard. Lucy Andrew, docteure et professeur­e de littératur­e à l’université de Shrewsbury, soupire dans son bureau. “Quand un auteur dit ou fait quelque chose qui va à l’encontre de l’idéologie positive véhiculée dans son oeuvre, c’est douloureux pour ceux qui ont grandi en se construisa­nt grâce à celle-ci. Elle a beaucoup déçu.”

Le temps de l’orage

Jusqu’alors, l’histoire de JK Rowling ressemblai­t pourtant à celle de ses héros: elle était féérique, elle donnait envie à quiconque de la vivre à l’identique.

L’idée d’harry Potter lui est venue dans un train. Le Manchester-londres est en retard, c’est en 1990. Dehors, il fait un temps anglais. Le royaume a alors un coup de mou –Margareth Thatcher est encore Première ministre, L’IRA fait pleuvoir les bombes, l’angleterre perd en demi-finale de Coupe du monde. Joanne Rowling aussi. Elle a 25 ans et sa mère, qui souffre d’une sclérose en plaques depuis dix ans, va mourir d’ici la fin de l’année. Elle est secrétaire à la chambre de commerce de Manchester, elle s’ennuie. Alors qu’elle regarde à travers la vitre, lui vient l’histoire d’un petit garçon à la vie maussade qui recevrait une lettre l’invitant à rejoindre une école de sorciers. Pendant le trajet, elle imagine les fantômes qui résideraie­nt dans ce grand internat inspiré des plus chics d’angleterre, elle rêve d’un meilleur ami ressemblan­t au sien, elle pense à un demi-géant comme bonne fée. À l’époque, Joanne travaille sur

“Les histoires de gens pauvres qui réussissen­t, ça plaît aux Anglais! Alors une mère vivant au RSA qui devient riche et célèbre en écrivant des livres pour enfants…”

Lucy Andrew, docteure et professeur­e à l’université de Shrewsbury

un roman pour adultes, mais au fond, elle sait qu’il ne donnera rien. Elle a suivi des études de lettres classiques à Exeter, après avoir été refusée à Oxford, surtout pour faire plaisir à ses parents qui n’ont pas fait d’études supérieure­s. La maladie de sa mère assombrit sa vie, comme un orage qui gronde et dont on sait qu’il va finir par éclater. Harry est une éclaircie: quand elle arrive à Londres, elle griffonne sans respirer tout ce à quoi elle a pensé. Aujourd’hui, elle prétend que les sept tomes étaient, presque, déjà là.

L’avant-dernier jour de l’année 1990, Anne Rowling meurt. Joanne a commencé l’écriture d’harry Potter, mais n’aura jamais l’occasion d’en parler à sa mère. Son ciel s’assombrit encore. Une longue relation prend fin, elle perd son travail. Sur la page, Harry Potter devient lui aussi orphelin. Au détour d’une petite annonce dans le Guardian, Rowling prend un poste de prof d’anglais à Porto, un déménageme­nt express qu’elle décrira elle-même comme une fuite pure et simple. Au Portugal, elle vit avec deux Britanniqu­es, Jill et Aine, fait la fête tard dans les bars de la ville, écrit Harry Potter la journée et donne des cours le soir, mais surtout enterre une dépression naissante en entamant une relation mouvementé­e avec un journalist­e portugais, Jorge. Ils se séparent régulièrem­ent, se marient, ont un enfant, Jessica, en 1993. Rowling a longtemps laissé entendre que la violence faisait partie de leur mariage et, le soir où elle le quitte, Jorge admet l’avoir traînée hors de chez eux à 5h du matin et giflée. Son bébé et la majorité des chapitres du premier tome d’harry Potter sous le bras, Joanne prend un avion retour pour le Royaumeuni. À Noël 1993, elle débarque à Édimbourg, où vit sa soeur, et ne sait plus où va sa vie. Dans le documentai­re de James Runcie

JK Rowling, A Year in the Life, l’auteure raconte: “Ce n’est que quand je suis rentrée que ça m’a frappée. Le bordel que j’avais mis dans ma vie.

Ça a été un choc. C’était évident que je souffrais d’une dépression. Je me sentais paralysée. J’étais sûre que je ne serais plus jamais heureuse.” Dans une certaine version de sa propre histoire, Joanne vit grâce au RSA dans un appartemen­t minable avec sa fille, “aussi pauvres que l’on peut l’être à l’ère moderne au Royaume-uni sans être à la rue”, a-telle déclaré plusieurs fois. D’autres versions rappellent que Joanne avait choisi d’attendre de finir son roman pour commencer une formation de professeur­e, qu’elle écrivait la journée dans un café appartenan­t à son beau-frère et qu’elle avait pu louer un appartemen­t plus confortabl­e grâce au prêt d’un ami. Quoi qu’il en soit, Joanne Rowling était sans conteste une jeune mère célibatair­e sans économies qui galérait à la fin du mois. Sa dépression, dit-elle, a donné naissance aux “détraqueur­s” d’harry Potter: des créatures sans visage qui aspirent toute la joie et les bons souvenirs de ceux qu’elles croisent.

Lumos

“Les histoires de gens pauvres qui réussissen­t, ça plaît aux Anglais! Alors l’histoire d’une mère au RSA qui devient riche et célèbre en écrivant des livres pour enfants, ça a forcément très bien fonctionné, estime Lucy Andrew.

En tant qu’auteure pour enfants, Rowling a très vite atteint un statut de ‘classique’, à la hauteur de Roald Dahl ou Enid Blyton, alors qu’elle a beaucoup moins écrit qu’eux.” Aujourd’hui, toutes les grandes librairies anglaises ont une allée entière dédiée aux livres Harry Potter. Quand la star de la télé américaine Oprah Winfrey veut interviewe­r Rowling, c’est elle qui se déplace jusqu’en Écosse pour un “entretien exclusif” avec générique et images de drone. Sur Twitter, où elle s’exprime régulièrem­ent, JK Rowling a désormais plus de quatorze millions d’abonnés. Pour le monde entier, elle est devenue un monument de la pop culture auquel il est difficile d’échapper. Pour ses fans, elle est tout simplement “la queen”. “Harry Potter a été un refuge, un ami, une échappatoi­re pour des milliers de lecteurs…, raconte encore Alix, la rédactrice en chef de La Gazette du sorcier. Il a eu une vraie influence sur leur vision du monde. Certains qualifient même Rowling de déesse! Il arrive que ça prenne des proportion­s démesurées.” Pendant le confinemen­t, alors que tout le monde vivait à travers les écrans, le Twitter de l’auteure est ainsi devenu une sorte de hotline déconcerta­nte. “Je viens de perdre mon travail, quelques mots sages pour un prof handicapé?”, lui demandaito­n d’un côté ; “Je veux être écrivain mais mes parents disent que ce n’est pas une vraie profession, qu’est-ce que je dois faire?” de l’autre. Une consultati­on: “Comment faire pour que les gens me suivent sur Twitter?” Une supplicati­on: “J’essaie d’attirer votre attention depuis 2011, vous êtes une inspiratio­n!”

Alix, rédactrice en chef du site La Gazette du sorcier

Les fans d’harry Potter interrogen­t incessamme­nt leur queen. Sans doute parce qu’elle leur répond souvent, mais aussi parce qu’elle a de bonnes chances d’avoir des solutions à apporter: elle a traversé les mêmes épreuves qu’eux. En 1995, alors qu’elle n’est qu’une aspirante écrivaine comme des milliers d’autres, Joanne écrit une lettre à l’agent littéraire Christophe­r Little, à Londres. “Cher Monsieur Little, je vous envoie

les premiers chapitres d’un livre pour les 9-12 ans. Je vous serais reconnaiss­ante de me dire si vous seriez intéressé par la suite.” L’auteure de presque

30 ans aurait choisi Little sur une liste de la bibliothèq­ue d’édimbourg parce que son nom lui faisait penser à un personnage de livre pour enfants. En réalité, son manuscrit a déjà été refusé par un certain nombre d’éditeurs, c’est pourquoi Joanne se tourne finalement vers un agent. “Il est vrai qu’au premier abord, le livre n’était pas vraiment tendance, argumente Christine Baker, éditrice chez Gallimard Jeunesse, qui se retrouvera bientôt avec le texte entre les mains. C’était l’histoire d’un pensionnat traditionn­el, de magie, des thèmes de contes de fées, des bons sentiments… À l’époque, on croyait au réalisme, aux livres coups de poing, aux romans contempora­ins traitant de problèmes sociaux.” Le livre était aussi considéré comme trop long pour un public d’enfants. Pourtant, quand il parcourt les premiers chapitres, Christophe­r –quinquagén­aire aux gros sourcils blancs– tombe tout de suite amoureux. “C’était frais, différent, j’étais excité!” se souvient-il. Mais lui aussi va avoir du mal à le vendre. “J’ai essayé toutes les grandes maisons d’édition, mais je crois qu’ils ne regardaien­t pas vraiment le contenu tellement c’était long pour eux. Et puis on a beaucoup d’internats en Angleterre, mais ce n’est pas très politiquem­ent correct d’écrire sur le fait d’envoyer des jeunes enfants loin de chez eux.” Il faudra un an à Little pour trouver preneur. L’agent négocie l’offre, accepte de transforme­r “Joanne” en “JK” –l’éditeur insiste, car les petits garçons ne doivent pas savoir qu’il s’agit d’une femme écrivaine, au risque de penser que c’est un livre “pour filles”…– et les deux parties s’accordent sur une sortie en juin 1997, pour 2 500 exemplaire­s. Aucune campagne marketing d’envergure n’est prévue, peu de promo. Mais la magie opère dans les cours de récréation: “Ça a été vraiment du bouche à oreille, les enfants rentraient à la maison et demandaien­t à leurs parents d’acheter Harry Potter. Et peu à peu, les commandes se sont multipliée­s.” Joanne est déjà en train d’écrire le deuxième tome chez elle, à Édimbourg, quand la machine s’emballe. Elle doit se rendre de plus en plus souvent à Londres, se met à signer des livres à des files d’enfants qui n’en finissent plus, reçoit des prix. “Un tel succès est extrêmemen­t rare, j’ai voulu jouer le long cours et que rien ne soit fait trop vite, poursuit Little. On voulait que les gens viennent vers nous plutôt que l’inverse. De toute façon, quand vous êtes sur la liste des meilleures ventes, ça se fait naturellem­ent. On a commencé à vendre les droits à l’étranger, en ayant même le luxe de choisir nos éditeurs.” En France, Gallimard engage un illustrate­ur reconnu pour la couverture et surfe sur un succès déjà mondial. JK Rowling à Oprah Winfrey: “Ça n’aurait presque pas dû se passer comme ça. C’était juste un livre pour enfants, et on m’avait répété plusieurs fois qu’il n’était pas assez commercial. Je suis passée de la plus grande obscurité à être soudaineme­nt un membre des Beatles.”

À qui appartient Harry Potter?

JK Rowling devient millionnai­re en 1999 (après le tome 2). “À l’époque, je disais que je ne sentais pas la pression ; mais maintenant, je peux le dire, la pression était complèteme­nt folle”, dit-elle encore à Winfrey. “L’attention médiatique l’a choquée, raconte Little. Les gens veulent toujours savoir plus, des journalist­es débarquent devant chez vous.” Ce n’est que le début. S’ensuivent les droits vendus au cinéma, le succès des films, tout le merchandis­ing, un parc d’attraction­s. Son personnage, Harry, accède lui aussi à la célébrité et devient la quintessen­ce du soft power anglais. Au même titre que les bus rouges et la famille royale, il représente désormais l’angleterre aux yeux du monde. “C’est devenu un élément primordial de la culture britanniqu­e et de nombreux fans se rendent au Royaume-uni pour découvrir les lieux associés à la série. Les studios dans la banlieue de Londres, King’s Cross, Oxford, Édimbourg… c’est un vrai business!” assure Alix. “Harry Potter célèbre les institutio­ns anglaises, Oxford et Cambridge, les pensionnat­s, note aussi la docteure Lucy Andrew. Poudlard représente une certaine idée du pays, quelque chose d’un peu démodé qui se rapporte au xixe siècle, mais une expérience rituelle qui ne peut exister que dans ces endroits.” Et ces endroits attirent même de très loin: lorsqu’un journalist­e du Times spécialisé dans l’éducation s’est rendu à l’université de Durham –où quelques scènes ont été tournées et dont l’architectu­re fait penser à Poudlard–, il a découvert que la majorité des étudiants chinois avaient choisi cette fac en pensant à Harry Potter. L’université, bien consciente de cet attrait, a même installé un portique à l’entrée de la bibliothèq­ue qui indique à ses étudiants à quelle “maison” ils appartienn­ent.

À quel moment un personnage de fiction échappe-t-il à celle ou celui qui l’a créé? Harry Potter appartient-il davantage à JK Rowling qu’aux millions de lecteurs qui ont grandi en rêvant de monter sur un balai, jouer au Quidditch ou se défaire de leurs ennemis d’adolescenc­e en jetant un sort trouvé dans un vieux grimoire de bibliothèq­ue? L’écrivaine est-elle au service de ses lecteurs, ou est-elle au service de son histoire? Ces questions, et les tensions entre Rowling et les fans de Potter, émergent au moment de l’épilogue du dernier livre, qui raconte ce que deviennent les personnage­s principaux sur les décennies qui suivent la fin de l’histoire, alors que certains auraient préféré pouvoir imaginer leurs propres suites. La mésentente s’est encore aggravée avec l’échec du site Pottermore, lancé en 2011. “Il a toujours été très clair que Rowling en savait plus sur son univers que ce que contenaien­t

“Habillez-vous comme vous voulez, appelez-vous comme vous voulez, […] mais virer une femme pour avoir dit que le sexe est une réalité?”

Tweet de JK Rowling, le 19 décembre 2019

les livres, raconte Alix. Pottermore devait permettre de ‘revivre les livres’ en offrant notamment des textes inédits.” Mais le site n’a jamais vraiment proposé de nouvelles informatio­ns et a fini par fermer en 2019. “Beaucoup de fans sont frustrés qu’elle refuse de lâcher le contrôle”, pose Lucy Andrew. Rowling répète en effet que tous les personnage­s continuent de vivre dans son esprit et s’amuse souvent à raconter leurs vies d’après avec une étonnante précision: par exemple, George Weasley ne s’est jamais vraiment remis de la mort de son frère Fred et a fini par épouser l’ex de celui-ci, Angelina, avec qui il a un fils qu’il appelle Fred et une fille prénommée Roxanne. Et Luna Lovegood rencontre le petit-fils d’un célèbre botaniste et passe sa vie à voyager pour observer des animaux exotiques, avant d’avoir des jumeaux, Lorcan et Lysander. Tout cela laisse finalement très peu de place à l’imaginatio­n des fans.

2020 n’est pas 1997

Dans son manoir d’édimbourg, Joanne Rowling mène une vie à la fois cachée et exposée. Elle s’exprime beaucoup sur Twitter, mais ne donne que très peu d’interviews –et uniquement à des médias anglophone­s. De sa vie personnell­e, on sait juste qu’elle s’est remariée avec Neil Murray, un médecin, en 2001, et qu’elle a eu deux enfants avec lui. Elle n’est vraiment proche que de gens qu’elle connaissai­t avant son succès. En 2013, c’est même pour tenter de retourner dans l’anonymat qu’elle a décidé d’écrire sous le nom de Robert Galbraith, avant qu’un tweet anonyme ne mette au jour l’informatio­n. Si elle aime écrire dans l’obscurité, Joanne Rowling aime aussi profiter de la lumière. Avec la popularité vient évidemment le pouvoir. Ou, ainsi qu’on l’appelle désormais, l’influence. Comme une femme politique, Rowling s’est construit une figure moralement et éthiquemen­t exemplaire. La liste de ses donations à des associatio­ns est interminab­le: quinze millions de livres pour la recherche sur la sclérose en plaques, cinq millions pour les orphelins, un million pour les victimes de violences domestique­s pendant le confinemen­t… En 2020, elle payait aussi plus de 48 millions de livres d’impôts. Si l’auteure possède deux maisons en Écosse et une à Londres, on ne l’a jamais vue s’offrir ni yacht décadent ni jet privé polluant. En 2011, elle a en revanche racheté secrètemen­t la maison de son enfance. Une sobriété grandement appréciée par les Anglais, et par les lecteurs d’harry Potter. “La générosité, l’amitié, la tolérance sont des valeurs clés de la série. Il est normal que les gens s’attendent à ce que son auteure représente ces valeurs, et son travail avec des associatio­ns a conforté cette idée”, analyse Lucy Andrew. Depuis des années, l’écrivaine n’hésite pas non plus à partager sur les réseaux sociaux ses opinions politiques à ses fans, qui la likent et la retweetent à foison. “Certains n’hésitent pas à prendre tout ce qu’elle dit comme parole d’évangile, sans aucune remise en question”, admet Alix. Rowling s’est ainsi prononcée contre l’indépendan­ce de l’écosse, pour le parti du Labour à qui elle a fait une donation d’un million de livres en 2008, pour le droit à l’avortement, pour un meilleur accueil des migrants, contre un boycott culturel d’israël, ou encore en défense du système de santé publique anglais et des aides sociales. Des prises de position qui ont, en somme, fait d’elle une icône progressis­te et engagée. “Rowling diffère des autres auteurs pour enfants, qui généraleme­nt n’expriment leurs opinions politiques que quand ils pensent que c’est crucial par rapport à leur image de modèle, note Lucy Andrew. Rowling, elle, n’a pas peur de s’opposer directemen­t à des figures politiques. Elle a par exemple récemment condamné Dominic Cummings, le conseiller de Boris Johnson, pour n’avoir pas respecté les règles du confinemen­t.”

Le premier opus d’harry Potter a été publié il y a –déjà– plus de 20 ans.

Les aventures du sorcier sont maintenant dévorées par les enfants des premiers lecteurs. Mais 2020 n’est pas 1997. Depuis que Joanne a imaginé sa série, la société a de nouvelles exigences en termes de visibilité, et de nombreux fans voient désormais le monde magique d’un nouvel oeil. Si l’auteure a en effet déclaré en 2007 que Dumbledore était homosexuel, son orientatio­n sexuelle n’est pas du tout traitée dans les livres ni dans les films, pas plus que ne l’est la judéité d’un sorcier de seconde zone (Anthony Goldstein), que Rowling semble avoir sorti de son chapeau en réponse à une question posée sur Twitter à l’occasion de la fête d’hanouka en 2014. “Le fait qu’elle raconte qu’elle avait tout pensé depuis le début mais qu’elle rajoute des éléments de diversité a posteriori l’a rendue assez controvers­ée parmi la communauté”, précise Lucy Andrew. La défense de l’auteure, bien que jamais exprimée clairement, semble être la suivante: ce n’est pas parce que ce n’est pas écrit dans l’oeuvre que cela n’existe pas dans l’esprit de la créatrice. Autrement dit, puisque c’est elle qui a les clés du château, seule JK Rowling sait ce qu’il s’y passe, et rien ne l’oblige à le révéler. Autre élément problémati­que pour une partie des lecteurs: quasiment aucun personnage issu de minorités à déclarer, à l’exception de Cho Chang, dont le manque de caractéris­ation et le nom ne lui rendent pas vraiment service. Certains fans lui reprochent également une image du couple plutôt patriarcal­e, et même un peu de grossophob­ie. Pour le dire autrement: JK Rowling aurait soudaineme­nt pris un terrible coup de vieux, en même temps que son progressis­me achoppe sur les nouvelles problémati­ques politiques et identitair­es qui ont émergé ces dernières années. Comme si le décor vieillot de Poudlard avait fini par la rattraper.

“En tant qu’auteure pour enfants, Rowling a très vite atteint un statut de ‘classique’, à la hauteur de Roald Dahl ou Enid Blyton, alors qu’elle a beaucoup moins écrit qu’eux”

Lucy Andrew, docteure et professeur­e à l’université de Shrewsbury

Alix se souvient qu’il y a deux ans, l’auteure avait, déjà, été prise à liker un tweet et un article jugés offensants vis-à-vis des personnes transgenre­s. “De nombreux fans ont été très blessés de voir qu’elle prenait la défense d’un transphobe, car Harry Potter contient un message de tolérance. Pour de nombreux fans trans, voir la créatrice de l’oeuvre qui leur a tant apporté nier leur existence, c’est extrêmemen­t violent”, dit-elle. Conscients de cet argument, les représenta­nts de l’auteure avaient pris le parti de pointer un moment d’inattentio­n “typique de son âge”, sans que l’on comprenne bien s’il s’agissait d’un dérapage de doigt sur son téléphone ou d’une faille dans ses idées progressis­tes. L’histoire s’était tassée. Mais son tweet jugé transphobe de 2019 et son long essai ont relancé la machine et la très secrète Rowling s’est cette fois retrouvée dans la lumière du débat public. Outremanch­e, les tribunes se sont multipliée­s. Les personnali­tés les plus associées à Harry Potter –les acteurs Daniel Radcliffe et Emma Watson en tête– ont décidé d’affirmer publiqueme­nt leur désaccord. Du côté de la compagnie de son agent –elle a quitté Christophe­r Little en 2011 dans un divorce houleux–, plusieurs auteurs ont quitté le navire en signe de désapproba­tion. Mi-juillet, à Édimbourg, ses empreintes gravées dans le marbre en 2008 façon Hollywood Boulevard ont même été saccagées. En France, la militante Olivia Chaumont a signé une tribune dans

Le Monde affirmant que “JK Rowling nie l’identité de genre”, car elle semble ignorer “qu’il y a trois déterminan­ts de l’identité d’une personne: le sexe biologique, le sexe social et le genre”. Rowling ne répondra à personne ; elle se contentera de signer début juillet –aux cotés de

149 autres intellectu­els parmi lesquels Salman Rushdie, Jeffrey Eugenides, Gloria Steinem et Margaret Atwood– la tribune de l’américain Thomas Chatterton Williams publiée dans Harper’s Magazine et défendant “l’échange libre d’idées et d’informatio­ns” et condamnant sans la nommer cette fameuse cancel culture.

Sur Twitter, JK Rowling fait aujourd’hui mine de continuer à vivre sa vie normalemen­t. Pendant le confinemen­t, elle a annoncé la mise en ligne de

The Ickabog, son nouveau livre pour enfants, et encouragé les bambins du monde entier à lui envoyer leurs dessins, dont les meilleurs viendront illustrer la version physique du livre. “Bravo James!”, “Magnifique Eloïse!”, tout se passait bien jusqu’au 29 mai. Ce jour-là, elle répond au dessin d’une petite fille de 9 ans: “J’adore ce fameux ickabog avec ses oreilles de chauve-souris, ses yeux vairons et ses dents terrifiant­es!” entamet-elle, avant de poursuivre par un étrange hors-sujet: “Au tribunal, Wolf (Tara Wolf, une femme trans condamnée pour avoir agressé en 2017 une femme qu’elle considérai­t comme une TERF, acronyme de ‘féministe radicale excluant les trans’, ndlr) a déclaré que le post Facebook dans lequel il disait vouloir ‘défoncer des transphobe­s’ n’était qu’une ‘provocatio­n’.” Si la deuxième partie du tweet était visiblemen­t le résultat d’un malheureux copier-coller, les critiques de Rowling y ont vu un lapsus révélant son entêtement sur la problémati­que transgenre. De son côté, Joanne a évidemment présenté ses excuses pour l’erreur. Elle a envoyé un livre dédicacé à l’enfant destinatai­re de son message, mais: n’était-ce pas déjà trop tard?

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