Society (France)

Le lanceur dell'arte

- PAR ANTHONY MANSUY PHOTOS: JULIEN MIGNOT POUR SOCIETY

Grâce à Christophe­r Wylie, les députés américains ont pu demander des comptes à Mark Zuckerberg et le grand public ouvrir les yeux sur la protection des données. Mais le lanceur d’alerte du scandale Cambridge Analytica, impliquant Donald Trump, la campagne du Brexit et la Russie, a aussi accumulé les arrangemen­ts avec la réalité et les exagératio­ns, sur fond de mise en scène bien huilée.

Quand Christophe­r Wylie disparaît des radars, à l’été 2016, certains de ses proches s’inquiètent pour lui depuis déjà plusieurs mois. “Avec le temps, j’ai compris qu’avec Chris, il y avait à boire et à manger”, admet un ancien ami souhaitant rester anonyme, qui ne peut à l’époque s’empêcher de trouver cela “superbizar­re” lorsque son pote coupe les ponts. Wylie, né en 1989, était pourtant le genre de mec qui pouvait lui assurer, lors d’une fête début 2016, travailler “à la fois pour Hillary Clinton, Donald Trump et Bernie Sanders”, ou, en 2013, être le “gay vegan canadien qui a détourné le parti républicai­n”. Capable aussi de lui détailler sur Facebook le grand projet de sa vie: “combiner toutes les sources de données sur les gens de manière à créer un supermodèl­e de comporteme­nt” pour “les manipuler et leur faire acheter des trucs”. Ou encore de se vanter de travailler pour des “Russes fous et malfaisant­s” et d’avoir participé à une expédition de chasse à l’ours financée par un oligarque. L’ami anonyme repense aussi à cette nuit, fin 2013, où avant d’entrer dans une boîte de nuit londonienn­e, Wylie l’avait briefé: “On va leur dire que tu es l’un de nos clients russes pour qu’ils nous déroulent le tapis rouge, ne dis pas un mot en anglais.”

Il y repense d’autant plus lorsque Paul Manafort, ancien directeur de campagne de Donald Trump, et son associé

Rick Gates se rendent à la justice le 30 octobre 2017, accusés de liens supposés avec le Kremlin. Wylie avait participé à la création de Cambridge Analytica, firme spécialisé­e dans la science des données et le marketing électoral et qui capitalise sur son rôle prétendume­nt crucial dans la victoire de Donald Trump. Des connexions se font et une question éclôt: “Et si Chris était un agent russe?”

Au même moment, toujours à l’automne 2017, Carole Cadwalladr, journalist­e freelance pour The Observer, l’édition week-end du Guardian, vient de mettre le point final à une enquête explosive. Elle y décrit comment SCL (Strategic Communicat­ion Laboratori­es), une entreprise anglaise spécialisé­e dans la propagande militaire, a créé une succursale aux États-unis –Cambridge Analytica– dirigée par l’homme d’affaires Steve Bannon et financée par le milliardai­re libertarie­n Robert

Mercer dans le but de provoquer le Brexit et l’élection de Trump, avec l’aide de proches du Kremlin. Elle explique également comment SCL a acquis les données Facebook de plusieurs dizaines de millions d’utilisateu­rs sans leur consenteme­nt, et comment la campagne pro-brexit aurait dépassé le plafond de dépenses autorisé en faisant passer de l’argent par plusieurs filiales de Cambridge Analytica. Le 17 mars 2018, le New York Times sort l’enquête en titrant “Comment des consultant­s de Trump ont exploité les données de millions de personnes”. De l’autre côté de l’atlantique, le Guardian choisit un autre angle, sous la forme d’une confession à la première personne: “J’ai fabriqué l’instrument de guerre psychologi­que de Steve Bannon.” Source parmi d’autres dans le New York Times, le jeune homme qui lance ce pavé dans la mare s’affiche en Angleterre comme un lanceur d’alerte. Avec ses cheveux roses, sa mine maussade, son piercing dans le nez et sa veste camouflage, il ressemble à une caricature de hacker tirée d’un blockbuste­r américain. Dès le lendemain, l’action de Facebook plonge de 24% et l’activité sur la plateforme de 20%. Ce qu’il faut désormais décrire comme un “scandale” portera le nom de la succursale en cause dans l’affaire, Cambridge Analytica, et un visage, celui du lanceur d’alerte en question. Son nom: Christophe­r Wylie.

Des héros et des méchants

Deux ans plus tard, le 9 mars 2020, Christophe­r Wylie débarque dans le salon d’un hôtel parisien avec une chaîne en or et des cheveux peroxydés coupés ras le billard. Il ressemble plus à Eminem période Without Me qu’aux lanceurs d’alerte normcore de ces dernières années, Edward Snowden, Chelsea Manning ou John Tye. Sur 300 pages, le livre qu’il est venu promouvoir,

Mindfuck: Le complot Cambridge Analytica pour s’emparer de nos cerveaux, étoffe l’histoire sortie en 2018, décrit son parcours, ses cas de conscience et les obstacles rencontrés depuis qu’il a décidé de rendre l’affaire publique. Si son style est pensé et calibré pour l’époque, la différence avec ses prédécesse­urs n’est pas qu’esthétique. Wylie, lui, n’a pas seulement assisté au vol des données Facebook et à la création de Cambridge Analytica, il en fut le théoricien enthousias­te et l’architecte zélé. “Je ne veux pas faire croire que je suis un petit ange parfait car, oui, j’ai travaillé pour une entreprise qui a créé des campagnes de désinforma­tion, répond-il. Une chose que j’ai apprise sur moi-même et sur les autres, c’est que les gens ne sont pas infaillibl­es...” Sans être un mea culpa, le livre de Christophe­r Wylie n’en est pas moins une tentative de rachat. Sa version: il aurait d’abord abîmé le monde puis, tant par embarras que par sentiment de revanche, aurait décidé d’aider à le réparer. Et mine de rien, sa croisade a forcé Mark Zuckerberg à venir se justifier auprès des parlementa­ires américains, ouvert les yeux du grand public sur la question de la protection des données et entamé le délitement du consensus autour de la Silicon Valley. Mais il serait un peu simpliste de s’arrêter là. En interrogea­nt ses anciens amis, ainsi que les employés, managers et clients de la firme au coeur du scandale, on découvre de nombreuses exagératio­ns et contrevéri­tés dans le récit de Wylie. Alors qu’il plaide aujourd’hui la naïveté, on apprend aussi qu’il savait parfaiteme­nt ce qu’il faisait, suffisamme­nt pour remettre en cause quelques certitudes sur le statut de lanceur d’alerte. “Nous avons besoin de belles histoires, avec des héros et des méchants, philosophe Peter Jukes, fondateur du site d’informatio­n britanniqu­e Byline Times et dramaturge, qui a présenté Wylie à plusieurs bienfaiteu­rs, dont l’acteur Hugh Grant, durant les longs mois qui ont précédé ses révélation­s. Et toute histoire a des faiblesses. Le problème avec celle de Christophe­r, c’est qu’il a offert ses services à la campagne de Trump et qu’il ne pouvait pas ne pas être au courant que Bannon, sur son site Breitbart, publiait des papiers de suprémacis­tes blancs et islamophob­es.”

Banni de Facebook et de ses filiales Instagram et Whatsapp, c’est aujourd’hui sur Twitter que Christophe­r Wylie donne ses vues sur le monde. Il allume quotidienn­ement l’ogre de Zuckerberg, Trump, les pro-brexit et la propagande russe derrière le pseudonyme @chrisinsil­ico. In silico est une expression qui, à la manière de in vitro, désigne les expérience­s menées dans des simulation­s informatiq­ues. C’est de cette manière que, dès son plus jeune âge, Christophe­r a décidé d’étudier la société et qu’il présente son projet de thèse en novembre 2012 à l’université de Cambridge. À 23 ans, il vient d’obtenir son diplôme de droit à la London School of Economics et a travaillé deux ans auprès des Liberal Democrats en Angleterre. L’objectif de sa thèse: acquérir assez de données sur la personnali­té des électeurs pour savoir s’il est possible de prédire, in silico, les résultats d’une élection avant le jour du vote. Un chapitre, en fin de document, évoque même les enjeux éthiques d’un tel projet: “Cette étude collectera des informatio­ns sensibles […] qui pourraient porter un sérieux préjudice aux participan­ts […] sur leur emploi, socialisat­ion, capacité à se marier, au niveau financier ou sur leur vie privée en général.” Sa lettre décrit ni plus ni moins que ce que deviendra Cambridge Analytica à peine un an plus tard. Autour de lui gravitent alors une douzaine de psychologu­es, scientifiq­ues des données et spécialist­es du marketing, presque tous issus de l’université de Cambridge et ensuite impliqués dans le futur scandale. “Chris n’avait pas de compétence­s en modélisati­on ni dans la tech, donc il s’entourait de gens comme moi, explique Alfredas Chmieliaus­kas, développeu­r lituanien passé par Palantir, l’entreprise de Big Data financée par la CIA.

On se retrouvait dans des bars, on buvait un peu trop et on parlait de la manière de développer ces idées.” Son projet refusé par Cambridge, Wylie décide de sauter l’étape académique et de transforme­r son idée en start-up. Dans des messages, il parle de “créer le rêve érotique de la NSA” et d’en faire “une entreprise extrêmemen­t profitable” pour ensuite “laver notre âme en travaillan­t sur d’autres projets, utiliser les données pour faire le bien”. Cela dit, “les méchants paient mieux” et “peuvent être plus sexy :p”, écrit-il alors. La petite communauté organisée autour de Wylie bouillonne pour trouver comment construire ces modèles de données. D’après Chmieliaus­kas, les idées qui en ressortent pourraient carrément constituer “une toute nouvelle discipline scientifiq­ue” à même de “prédire le comporteme­nt futur des gens”. Selon le développeu­r, il y a malgré tout un hic: pour prouver la viabilité de tels modèles, de longues années d’expériment­ation seront nécessaire­s. Or, Christophe­r Wylie est un homme pressé.

Un petit goût de “allez vous faire foutre”

Un homme pressé qui va être recruté par un autre qui l’est encore plus. Alexander Nix, alias “Bertie”, est un condensé d’aristocrat­e anglais. Quadragéna­ire, passé par le très élitiste collège britanniqu­e d’eton, il possède sa propre équipe de polo et est alors le dirigeant de la branche élection de Strategic Communicat­ion Laboratori­es. Pour chacun de ses contrats, SCL envoie des psychologu­es et des consultant­s dans le but de comprendre la population, ses besoins, et met en place une stratégie taillée sur mesure pour ses clients. Si SCL Defence travaille pour le Pentagone en Irak ou en Afghanista­n afin de “conquérir les coeurs et les esprits” avec des techniques de contre-propagande, SCL Elections est un aréopage de mercenaire­s de campagnes électorale­s vendant leurs services aux politiques les plus offrants, surtout dans les anciennes colonies britanniqu­es d’afrique et des Caraïbes. Derrière ses costumes Savile Row et son accent posh, Alexander

Nix cache en effet une personnali­té de tête brûlée. “Une confiance en lui inébranlab­le, l’idée que tout lui est dû et des couilles de la taille de la planète Terre”, résume Scherzando Karasu, un ancien

Dans des messages, Wylie parle de “créer le rêve érotique de la NSA” et d’en faire “une entreprise extrêmemen­t profitable” pour ensuite

“laver notre âme, utiliser les données pour faire le bien”

de la boîte, alors qu’un ex-vice-président assure que l’un des psychologu­es maison avait diagnostiq­ué Nix comme “psychopath­e, cliniqueme­nt”. Le boss n’hésite pas à survendre les capacités de son entreprise et à laisser ensuite ses hommes se débrouille­r sur le terrain, en proposant des “services” ressemblan­t à de simples coups fourrés électoraux. Sven Hughes, un ancien des Forces spéciales du Royaume-uni, raconte par exemple comment il a été payé par SCL en 2010 pour amplifier des allégation­s de viol contre le Premier ministre de Saintvince­nt-et-les-grenadines, puis pour organiser un coup monté en proposant des pots-de-vin, en caméra cachée, au leader de l’opposition à Saint-kittset-nevis. Au printemps 2013, Marcus Beltran, en poste à SCL Elections, recrute Christophe­r Wylie pour développer le ciblage psychograp­hique d’électeurs. “Quand je poste une offre d’emploi, j’aime bien qu'elle ait un petit goût de ‘allez vous faire foutre’, explique Beltran. La réponse de Chris était parfaite, et disait en gros: ‘Allez vous faire foutre aussi.’” Le jeune candidat se vante dans son CV d’avoir, à 18 ans, “coordonné le développem­ent et le déploiemen­t d’un système sophistiqu­é de traçage national des électeurs

(le premier de son genre au Canada)” pour le Parti libéral du Canada. Il se dit aussi proche des équipes digitales de Barack Obama, pionnières dans l’utilisatio­n des données en politique. Banco. Depuis toujours, Nix rêve de mettre un pied dans l’eldorado de la politique américaine, un marché à dix milliards de dollars. À partir de maintenant, Wylie sera le scientifiq­ue fou 2.0 et Nix le génie de la vente capable de transforme­r une idée en produit. Nous sommes en juin 2013 et il ne manque au duo qu’un client, un investisse­ur ou un pigeon, selon les points de vue, pour passer à l’étape supérieure. C’est à ce moment-là qu’alexander Nix rencontre le milliardai­re Robert Mercer. Mercer a investi une dizaine de millions de dollars dans Breitbart, dirigé par Steve Bannon, et a contribué aux campagnes liées à la ligne dure du parti républicai­n. Nix et Wylie se rendent alors plusieurs fois à New York pour lui présenter le concept des psychograp­hiques, qui peuvent non seulement prédire le vote d’un individu, avancent-ils, mais aussi permettre de s’adresser à chacun sur les réseaux sociaux en fonction de sa personnali­té. Mercer, intéressé mais prudent, décide de financer un projet pilote pour tester ces théories. À l’automne, Wylie s’établit en Virginie avec trois amis, le psychologu­e Brent Clickard, le communican­t Mark Gettleson et le data-scientist Tadas Jucikas. Aucun des quatre n’est américain, trois d’entre eux sont homosexuel­s, et les voilà chargés de se plonger dans la psyché des soutiens potentiels de Ken Cuccinelli, en course pour devenir gouverneur de cet État de l’est et qui propose ni plus ni moins que d’interdire la sodomie et la fellation, considéran­t l’homosexual­ité comme “contre-nature”. Leur trouvaille principale: même les hommes hétéros très à droite sont rebutés par ce discours, et Cuccinelli ferait mieux de se concentrer sur un message de type: “Vous n’êtes peut-être pas d’accord, mais au moins vous savez quelle est ma position.” Dans son rapport, Wylie écrit: “Nous pensons pouvoir commencer à catalyser le changement au sein du mouvement conservate­ur américain, mais nous devons commencer dès maintenant et aller vite. Si le Parti républicai­n ne comprend pas cela, il abandonner­a une génération entière d’électeurs aux Démocrates.” Mercer mord à l’hameçon et décide d’investir une quinzaine de millions de dollars dans le projet.

Deux semaines après l’envoi du rapport final, le 31 décembre 2013, une société du nom de Cambridge Analytica est créée dans le Delaware pour le mener à bien.

“Totalement préoccupan­t”

À peu près tout dans la relation de Wylie à Cambridge Analytica dit qu’il était moins naïf qu’il voudra bien le laisser entendre une fois devenu lanceur d’alerte. “L’avantage de travailler pour une entreprise de guerre psychologi­que, c’est qu’on peut y découvrir des techniques de manipulati­on secrètes haha”, se confie-t-il par exemple fin 2013 à un ami sur Messenger. “Ce qu’ils disaient, lui et son équipe, c’est qu’ils étaient en train de berner un milliardai­re, explique aussi quelqu’un d’impliqué dans l’affaire. Ils essayaient de lancer leur propre

“Je ne veux pas faire croire que je suis un petit ange parfait car, oui, j’ai travaillé pour une entreprise qui a créé des campagnes de désinforma­tion. Une chose que j’ai apprise sur moi-même et sur les autres, c’est que les gens ne sont pas infaillibl­es..” Christophe­r Wylie

start-up, et c’était pour eux un moyen d’acquérir les données nécessaire­s sans avoir à les payer.” Sa mission des six mois suivants: superviser le projet Ripon (du nom de la ville où le Parti républicai­n américain a vu le jour), soit un logiciel de gestion de campagne politique et une base de données des électeurs classés selon leur personnali­té. Christophe­r Wylie doit trouver un moyen de récupérer ces informatio­ns. Il se rapproche de David Stillwell et Michal Kosinski, deux chercheurs possédant de larges bases de données Facebook pour leurs recherches, récupérées quand le réseau social permettait aux développeu­rs d’applicatio­ns de récolter les données non seulement des utilisateu­rs, mais aussi de tous leurs amis. Kosinski les a utilisées pour montrer, dans une étude reprise partout dans le monde en 2013, qu’en analysant dix likes, un modèle informatiq­ue connaît mieux un individu que l’un de ses collègues ; 150 likes, mieux qu’un membre de sa famille ; et 300 likes, mieux qu’un conjoint. Les chercheurs refusent, mais Wylie convainc un de leurs collègues, Aleksandr Kogan, de créer une une applicatio­n similaire à celle de Zuckerberg. En juin 2014, Kogan signe un contrat avec SCL pour siphonner les données Facebook de plusieurs millions d’utilisateu­rs en prétextant qu’il s’agit de recherches scientifiq­ues. Coût de l’opération: un million de dollars. C’est Christophe­r Wylie qui rédige le contrat.

Les raisons qui ont poussé Wylie à quitter précipitam­ment Cambridge Analytica jettent également un grand flou sur ses intentions réelles. “Avec le recul, j’ai du mal à comprendre pourquoi je suis resté aussi longtemps. […] J’étais devenu cupide, j’ignorais la face sombre de ce que nous faisions”, justifie-t-il dans Mindfuck. À propos d’alexander Nix, il écrit: “Je l’ai laissé jouer avec toutes mes insécurité­s et mes points faibles et, en retour, j’ai joué avec les insécurité­s et les points faibles d’une nation. Mes actions étaient inexcusabl­es, et je vivrai toujours avec cette honte.” Wylie affirme aussi avoir quitté l’entreprise fin 2014. Pourtant, dès le début de l’année, il semble avoir pris la décision de partir, pour des raisons davantage économique­s que politiques, après que Nix a refusé de lui donner des parts dans la boîte. “Il va falloir qu’on parte, car ils ont beau nous surpayer, ce sont d’autres gens qui s’enrichisse­nt grâce à notre travail”, écrit alors le futur lanceur d’alerte à un proche. Selon les souvenirs de cinq anciens employés et plusieurs

communicat­ions écrites, Christophe­r Wylie annonce son départ à Alexander Nix début juillet 2014, soit un mois à peine après l’acquisitio­n des données par Kogan. Et il ne part pas pour aller cueillir des pâquerette­s. Dès la fin de son contrat, l’immense base de données du chercheur sous le bras, Wylie travaille déjà au lancement d’une nouvelle entreprise aux vues étrangemen­t proches de celles de Cambridge Analytica. Son nom? Eunoia Technologi­es, soit “belle pensée” en grec. “Plutôt que d’avoir des tableurs Excel sur un individu, ils voulaient avoir un rendu graphique de l’espace de vie d’une personne, où on pouvait naviguer et voir les livres sur sa table de chevet ou ce qu’elle était en train de regarder à la télé”, décrit Ken Strasma, pionnier de l’analyse des données électorale­s ayant formé Wylie.

Un graphiste, prénommé Alexander lui aussi, est recruté par Eunoia pour créer l’identité visuelle de la marque. Un soir d’octobre 2014, il comprend que celleci souhaite tout simplement profiler l’intégralit­é de la population américaine. Il sort son téléphone et enregistre une discussion avec Jucikas, le chief technical officer de la start-up. “Il a ouvert son ordinateur et m’a montré leurs bases de données, qui disposaien­t d’un niveau de détail incroyable, raconte Alexander. Ils avaient une carte des États-unis, et ils pouvaient cliquer sur une personne au hasard pour voir toutes ses données.

Et même sa maison.” Sur l’enregistre­ment, on peut entendre Jucikas présenter le projet: “C’est une idée de Chris, que j’ai construite et qu’on utilise aujourd’hui aux États-unis. Ce sont des données actualisée­s. (…) Ce que tu regardes est en ce moment-même utilisé pour influencer les gens, des millions de gens en Amérique.” Jucikas explique que l’objectif est de prédire le comporteme­nt électoral des individus et que “Chris est le lion dans cette relation”. En mai 2015, Alexander est en copie d’un mail dont il doit mettre en page la pièce jointe. À l’intérieur, le descriptif des services proposés par Eunoia, au rang desquels le “microcibla­ge standard: modèles analytique­s qui prédisent l’affiliatio­n des électeurs et leur probabilit­é de vote dans votre élection” ou le “microcibla­ge de donateurs: modèles analytique­s qui prédisent quels électeurs seront les plus à même de financer votre campagne, quel montant ils pourraient donner et quels types de message pourraient les inciter à le faire”. L’objet du mail? “Trump”. Wylie a beau expliquer aujourd’hui qu’“eunoia n’était que l’auto-entreprise qu’[il] utilisai[t] pour facturer [s]es services ce consulting à SCL”, les faits sont têtus. Le même mois, ses associés Jucikas et Gettleson rencontren­t Corey Lewandowsk­i, le premier directeur de campagne de Donald Trump. Parce que “la marque Trump était en crise, et l’entreprise devait trouver comment lui donner un nouvel élan”, justifie Wylie dans son livre. “Si ça avait été mon entreprise et s’il y avait eu un rendez-vous avez Corey Lewandowsk­i pour la campagne de Trump, j’aurais pitché moi-même nos services”, se défend-il aujourd’hui. Quelques jours plus tard, quand il rencontre à son tour Lewandowsk­i pour Cambridge Analytica, Alexander Nix est pourtant surpris d’apprendre l’existence d’eunoia, et que celle-ci a proposé le même genre de services à Trump. Suspectant ses anciens salariés d’être partis avec ses logiciels et bases de données pour monter une boîte concurrent­e, il les menace même de poursuites judiciaire­s pour vol de propriété intellectu­elle et violation d’une clause de confidenti­alité. Le dramaturge Peter Jukes mentionne de son côté des enregistre­ments où le Canadien “évoquait avec embarras le fait d’avoir proposé ses services à Trump”.

Fin juillet 2015, Nix et Wylie finissent par signer un “accord d’engagement” interdisan­t au second de réutiliser le trésor de données acquis grâce à Kogan. Retour à la case départ et coup d’arrêt quasi définitif pour Eunoia. En décembre, dans un article étrangemen­t passé inaperçu à l’époque, le Guardian révèle que la campagne de Ted Cruz a confié une mission à Cambridge Analytica, qui aurait siphonné des données directemen­t sur Facebook, sans l’autorisati­on du réseau social ni des utilisateu­rs, pour construire des profils psychologi­ques de la population. Facebook se contente alors d’envoyer une note à Cambridge Analytica, Aleksandr Kogan et Christophe­r Wylie leur demandant de remplir un formulaire stipulant qu’ils ont bien effacé les données. Mais l’étau se resserre pour Chris. Début 2016, il offre sans succès ses services à Dominic Cummings, directeur de la campagne pro-brexit. Le budget du projet: 57 500 livres. “Nous proposons que Vote Leave prenne de l’avance sur ses concurrent­s en utilisant les méthodes de ciblage psychograp­hique innovantes et next generation actuelleme­nt utilisées par plusieurs campagnes présidenti­elles aux États-unis”, précise le mémo envoyé par Wylie à Cummings. Lorsqu’on lui fait remarquer, début mars à Paris, que ces techniques ressemblen­t de très près

À y regarder de plus près, leurs modèles de données n’étaient pas si sophistiqu­és que ça, et les personnage­s principaux ressemblai­ent plus à des pieds nickelés qu’à des génies du mal

aux activités de Cambridge Analytica, il répond: “Oui et non. Quand on utilise des traits de personnali­té, ce n’est pas forcément de la manipulati­on en soi. Il y a une différence entre modeler un discours et tromper les gens.” Le seul contrat signé par Eunoia et Wylie concernera finalement un projet pilote effectué en 2016 pour le Parti libéral canadien et Justin Trudeau, au pouvoir depuis quelques mois à peine. Qui n’ira pas plus loin que les étapes préliminai­res. Acculé profession­nellement, soupçonné par le Guardian et dans le viseur de Facebook, Wylie coupe les ponts avec une bonne partie de ses amis à l’été 2016. Avant de revenir deux ans plus tard, les cheveux roses et les bras chargés de révélation­s.

Surpromess­es et sous-performanc­es

Les motivation­s de Christophe­r Wylie ne sont pas le seul point qui pose question dans sa soudaine transforma­tion en lanceur d’alerte. Il y a une interrogat­ion plus profonde, que personne n’a vraiment envie d’affronter car elle ébranle l’intégralit­é du récit autour de Cambridge Analytica et de la montée du populisme: l’entreprise créée par Nix et Wylie a-t-elle véritablem­ent joué le moindre rôle dans les victoires de Trump et du Brexit? À y regarder de plus près, leurs modèles de données n’étaient pas si sophistiqu­és que ça, voire ne marchaient pas du tout, et les personnage­s principaux ressemblai­ent plus à des pieds nickelés qu’à des génies du mal. “Plusieurs fois, en arrivant aux Étatsunis, on se rendait compte que l’entreprise avait oublié de demander nos visas de travail”, précise par exemple un ancien salarié. Lors des élections de mi-mandat en 2014, les consultant­s de Cambridge Analytica se font même virer de trois des quatre campagnes qu’ils avaient réussi à accrocher. Le 22 mars 2015, les choses sérieuses sont censées commencer pour l’entreprise quand Ted Cruz, sénateur du Texas, tweete: “Ce soir, autour de minuit, j’aurai pour vous une annonce que vous ne voudrez pas manquer. Soyez à l’affût...” À 00h01, toujours rien. Le site créé par Cambridge Analytica refuse tout bonnement d’être mis en ligne. Une dizaine de minutes plus tard, le sénateur revient sur Twitter. “Je me présente à la présidenti­elle et j’espère avoir votre soutien!” La collaborat­ion de la boîte de Nix avec Cruz sera une succession de “surpromess­es” suivies de “sous-performanc­es”, résume Rick Tyler, directeur de la communicat­ion de la campagne. Il développe:

“Cette segmentati­on sur des critères psychograp­hiques, qui était censée nous guider quant à la meilleure manière de s’adresser à ces groupes d’électeurs, ne donnait pas de meilleurs résultats que nos publicités classiques.” Plusieurs membres de la campagne racontent également comment le logiciel Ripon, dont le développem­ent avait pourtant commencé en 2014, était “à 80% inutilisab­le”. Ils décrivent aussi les coups de fil de Chris Wilson, le directeur de la campagne numérique, qui se terminaien­t régulièrem­ent par: “Mais pourquoi est-ce que vous nous enculez comme ça?”

Une fois Trump élu, Alexander Nix entamera une tournée médiatique pour revendique­r la responsabi­lité de cette surprise mondiale, au point d’être nommé parmi les “25 génies qui créent l’entreprise du futur” par l’influent magazine Wired, alors que Robert Mercer a déjà mis son entreprise au ban. C’est que le Parti républicai­n n’avait pas vraiment attendu Cambridge Analytica pour investir copieuseme­nt dans une base de données robuste. Car Wylie et Nix n’ont rien inventé. Ken Strasma, le mentor de Wylie, était déjà responsabl­e du microcibla­ge pour les campagnes de John Kerry en 2004 et Barack Obama en 2008. “Pour le président Obama, on faisait déjà le genre de profilage psychologi­que critiqué dans l’affaire Cambridge Analytica, assure-t-il. La différence, ce sont les règles qui régissent la collecte des données. En 2008, il était permis de collecter bien plus sur les individus, mais aussi sur leur réseau d’amis.” Ben Wizner, l’avocat principal du lanceur d’alerte Edward Snowden, spécialisé dans les cas d’atteinte aux libertés civiques, explique que “l’un des véritables attraits de l’affaire, pour les opposants à Trump et au Brexit, vient du fait que ces deux votes ont représenté d’immenses traumatism­es. Cambridge Analytica et la collusion avec la Russie offrent une explicatio­n plus simple, plus limpide, qui évite de se confronter au fait que 60 millions d’américains ont peut-être voté pour Donald Trump en leur âme et conscience, sans avoir été manipulés par Poutine.” Thomas Drake, ancien cadre de la NSA et pourtant lanceur d’alerte lui-même puisqu’il a révélé plusieurs secrets de l’agence, va jusqu’à dire qu’on

“entre quasiment sur le terrain de la théorie du complot” avec ce scandale. Dans son rapport de 448 pages, le procureur spécial Robert Mueller, chargé d’enquêter sur l’ingérence russe dans la présidenti­elle de 2016, ne mentionne d’ailleurs pas une seule fois Cambridge Analytica, malgré plusieurs assignatio­ns à comparaîtr­e et entretiens avec des anciens employés pointés du doigt.

Comment l’histoire jugera-t-elle un lanceur d’alerte qui a effectivem­ent permis au monde de s’ouvrir à des questions cruciales, mais au prix de gros arrangemen­ts avec la réalité? “Mon dernier rendez-vous avec les autorités remonte à trois ou quatre semaines. Je n’ai pas pu dormir pendant près d’un an”, martèle Wylie, pour prouver qu’il a malgré tout subi les conséquenc­es de ses révélation­s. Il affirme avoir été espionné et avoir reçu la visite de “types baraqués” plusieurs fois devant sa porte. Pendant ce temps, Edward Snowden est en exil en Russie, attendant une éventuelle grâce de Donald Trump, tandis que Chelsea Manning enchaîne les incarcérat­ions et les convocatio­ns par la justice. Aujourd’hui âgé de 31 ans, Wylie travaille chez H&M, où il dirige tranquille­ment la recherche sur des intelligen­ces artificiel­les à même de prévoir les tendances dans la mode et de réduire le gaspillage. Il parcourt le monde pour donner des conférence­s sur la protection des données et alerter sur les techniques de propagande à l’étranger de certains régimes autocratiq­ues. Malgré ses critiques sur la forme, Ben Wizner, l’avocat de Snowden, déclare que “ces enquêtes ont rendu un vrai service au public”. Thomas Drake, lui, qu’il faut parfois se “mettre en scène” pour se protéger. Le problème résiderait plutôt dans notre conception des lanceurs d’alerte. “Les gens cherchent des héros”, dit-il. Chris, lui, a juste “bien compris l’iconograph­ie du moment, juge Peter Jukes. Nous vivons à l’ère de l’image, et il a parfaiteme­nt calibré la manière dont il s’est présenté”. Un ancien proche a quand même du mal à y croire, se rappelant comment il a “été manipulé par ce garçon”. Il envoie une photo du yearbook de Wylie, l’année du bac. À côté de la case “destin probable”, Wylie avait noté: “Politicien. Ça, ou marchand de mensonges colporteur de fourberies derrières des portes closes, et ce, de la manière la plus purement machiavéli­que.”

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? The Wylie Show
The Wylie Show
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France