Society (France)

NACHO & Le crapaud tueur

AU DÉBUT DU MOIS DE JUIN, NACHO VIDAL, 46 ANS DONT PLUS DE 20 AU FIRMAMENT DES STARS DU PORNO MONDIAL, ÉTAIT MIS EN EXAMEN POUR HOMICIDE INVOLONTAI­RE. EN CAUSE: LE DÉCÈS DU PHOTOGRAPH­E JOSÉ LUIS ABAD, AUQUEL L’ACTEUR ESPAGNOL AURAIT FOURNI UN PRODUIT PSY

- PAR JOACHIM BARBIER ET ROBIN D’ANGELO ILLUSTRATI­ONS: ELZO DURT POUR SOCIETY

La maison, posée dans les collines d’enguera, à 70 kilomètres au sud-ouest de Valence, ne paie pas de mine. Rien du luxe clinquant et vulgaire du Playboy Mansion de Hugh Hefner, feu le magnat américain de l’érotisme soft, du temps de son âge d’or. À part la piscine et les arbres plantés depuis peu, elle laisserait penser que le propriétai­re n’y passe qu’en coup de vent ou que l’essentiel de sa vie se déroule à l’abri des regards. C’est là, au domicile de Nacho Vidal, star du porno espagnol, que José Luis Abad est décédé le 28 juillet 2019. Malgré l’arrivée rapide des secours, ce photograph­e de mode valencien n’a pas pu être réanimé à l’issue d’une soirée où il avait inhalé de la bufoténine, un alcaloïde sécrété par le Bufo alvarius, une espèce de crapaud que l’on retrouve dans le désert de Sonora, à la frontière entre le Mexique et les États-unis. Une substance fournie par Nacho Vidal –d’après les premiers éléments de l’enquête–, aux effets proches de la sérotonine et devenue ces dernières années un “produit à la mode” consommé pour sa supposée capacité à soigner d’autres addictions, notamment aux opioïdes. Après presque un an d’enquête, Nacho Vidal a été mis en examen fin mai dernier pour homicide involontai­re, avec deux autres personnes présentes le soir du drame. Sur les chaînes d’info espagnoles ont défilé les images de l’acteur, la tête couverte d’une capuche, ressortant libre du bureau du juge d’instructio­n de Xàtiva. Depuis, celui dont la notoriété avait dépassé dans son pays le monde du cinéma pour adulte grâce à sa participat­ion à tout un tas d’émissions de télé-réalité se terre dans son ranch d’enguera, fulmine contre les informatio­ns qui filtrent dans la presse espagnole et laisse son avocat organiser la riposte.

Lequel défenseur, Daniel Salvador, fournit une vidéo tournée au téléphone portable lors de la soirée, dans laquelle on voit l’acteur porno tenter de réanimer le photograph­e grâce à un bouche-à-bouche. José Luis Abad, âgé de 40 ans, aurait été victime d’un premier arrêt cardiaque avant de reprendre conscience, puis de tomber dans un coma fatal. Pour l’avocat, il s’agit d’un “accident” dont son client ne peut être tenu pour responsabl­e, survenu à l’issue d’une soirée entre adultes conscients des risques pris. La famille du photograph­e décédé, par l’intermédia­ire de son avocat, Javier Villarrubi, tente de son côté de contrer cette théorie du “regrettabl­e accident” en prétendant que le photograph­e se serait fait piéger. “José Luis Abad pensait se rendre à un dîner et quand il est arrivé, il y avait toute la mise en scène d’un rituel chamanique avec des gongs et des clochettes. Nacho Vidal ne pouvait ignorer les effets du produit inhalé”, a déclaré le représenta­nt à un journal local. Sur cet aspect du dossier, peu de chance en effet que Nacho Vidal feigne l’ignorance à la barre d’un futur procès forcément très médiatique. L’acteur avait lui-même posté sur Youtube en 2017 une vidéo où il annonçait, l’air passableme­nt halluciné, la guérison de toutes ses addictions, notamment à l’alcool et à la cocaïne, grâce à la bufoténine.

C’est avec cette même volonté de décrocher que José Luis Abad aurait fumé la substance hallucinog­ène avec une pipe de cristal appartenan­t à Nacho Vidal. Personne ne sait comment les deux s’étaient rencontrés, même si l’acteur a passé une bonne partie de sa jeunesse à Valence, où sa famille s’était installée après quelques années à Mataro, au nord de Barcelone. Abad, lui, était une figure locale, présente à toutes les inaugurati­ons de boutiques de luxe ou événements mondains de la nuit valencienn­e. “Localement, c’était l’un des photograph­es les plus sollicités”, jauge une journalist­e qui a travaillé plusieurs fois avec lui pour le magazine Urban, supplément du quotidien régional Levante, el mercantil Valenciano. “Avec les circonstan­ces de sa mort, ses proches ont découvert qu’il était accro à certaines drogues. Ça a été un choc. Depuis, tout son entourage fait corps et personne ne veut aborder cette question.” Dans son édition du 6 juin, le journal relayait le doute profond des enquêteurs de la garde civile quant à la théorie d’une soirée entre amis qui tourne mal. Selon eux, Nacho Vidal et José Luis Abad n’étaient pas proches et l’acteur aurait fait payer 150 euros la prise de bufoténine.

Coke, temple et tambour

Dans le monde à la fois fermé et décomplexé du X, personne n’a été vraiment surpris de voir l’acteur de 46 ans impliqué dans une affaire qui raconte à la fois le milieu dans lequel il évolue et sa personnali­té. “C’est un mec entier et instable qui recherche des expérience­s mystiques. Il connaît toutes les drogues et se documente beaucoup sur le sujet. Il a tout essayé dans sa vie parce qu’il est toujours en quête de quelque chose”, témoigne Rocco Siffredi, qui le considère comme son “frère”. L’ex-actrice porno française Angell Summers avait passé trois jours en 2013 dans un appartemen­t barcelonai­s pour le tournage d’un film avec l’acteur espagnol. “Avant le tournage, on m’avait parlé de lui: ‘Nacho, il est cinglé!’ Finalement, on n’a pas vraiment fait la teuf, on tournait beaucoup, en peu de temps. Effectivem­ent, il se tapait pas mal de coke, mais c’est pas le premier dans le porno. Et je ne l’ai pas vu insister auprès des filles pour qu’elles en prennent.” Pour Pierre Woodman, réalisateu­r de films X français et l’un de ses proches, “ce n’est pas du tout un gourou. C’est un mec très simple qui a fait construire une maison dans une zone où il n’y a personne, avec tous ses amis d’enfance autour. Il y a installé une espèce de temple pour faire ses soirées et ses parties de fumette. Malheureus­ement, ça a mal tourné”. Le réalisateu­r se rappelle les derniers séjours de Nacho à Budapest, là où Woodman s’était installé dans les années 90, comme la plupart des production­s, pour réduire les frais de tournage. “À chaque fois qu’il venait, il avait son petit tambour. Le soir, il se faisait un joint, tapait du tambour et une fille dansait avec lui. C’est pas la secte Moon, c’est une forme de spirituali­té.”

“Nacho connaît toutes les drogues et se documente beaucoup sur le sujet. Il a tout essayé dans sa vie parce qu’il est toujours en quête de quelque chose”

Rocco Siffredi

Avant de se lancer dans le porno, Nacho Vidal, de son vrai nom Ignacio Jorda Gonzales, a été breaker, un peu boxeur, est passé par la légion espagnole avant de devenir live performer au début des années 90. Il monte alors tous les soirs sur la scène du Bagdad, cabaret érotique et véritable institutio­n de la nuit à Barcelone, pour faire à peu près ce qu’on lui demandera de réaliser devant une caméra plus tard. C’est là que Rocco Siffredi tombe par hasard sur l’animal. “J’étais sur le tournage d’un film à Barcelone, et après on a filé au Bagdad. Quelqu’un lui a dit que j’étais dans la salle et il a eu une ‘panne’, se rappelle l’acteur italien. Il s’est excusé, je lui ai dit: ‘Écoute, ça fait trois ans que tu fais le même spectacle, moi je n’aurais jamais tenu aussi longtemps.’

J’ai vu son talent et son charisme et je l’ai invité à tourner avec moi en Hongrie.” Au début, Nacho n’est qu’un jeune qui veut faire du gonzo et s’en fout de faire des grands films. Dans le genre, il cartonne. Marc Lelong, photograph­e historique du magazine Hot Vidéo, se rappelle la première fois où il l’a croisé, en Espagne, à la fin des années 90. “Il débutait et ne parlait pas un mot de français ni d’anglais. Sa mère, qui était prof de français, l’avait accompagné: ‘Mon fils a une grosse bite et il aimerait beaucoup travailler pour Marc Dorcel!’ Sa mère! Elle nous traduisait tout: la longueur de son pénis, la puissance de ses muscles, combien de temps il pouvait tenir sans éjaculer. Il avait une telle envie de percer…” Ambitieux, l’acteur réalise bien vite l’intérêt qu’il aurait à intégrer ce qu’on appelle alors “la bande à Rocco”. À l’époque, l’italien “faisait les carrières, rembobine Woodman. Le fait d’être dans cette team était valorisant, cela te permettait d’être ton propre producteur. Ce qui s’est passé pour Nacho”.

“Le Ronaldo du porno”

Distribué en exclusivit­é par IMG, le Dorcel espagnol, l’acteur est devenu en 25 ans l’un des mieux payés du circuit et une star dans tous les pays hispanopho­nes, notamment en Amérique du Sud, grâce à un mélange de déterminat­ion et de détachemen­t par rapport aux codes du milieu. En 2018, il racontait dans un portrait de l’émission Los Informante­s sur la chaîne colombienn­e Caracol TV pourquoi il avait emprunté ce pseudo de Nacho. “Tout le monde se fait appeler Johnson, Joe ou John dans ce métier. ‘Nacho’, tu penses à nacho con queso, c’est drôle et j’étais sûr qu’on se rappellera­it de moi.” Pour Woodman, Nacho s’est surtout “fabriqué une image de cinglé, comme tous ceux de la bande à Rocco”. Et force est de constater que cela a fonctionné: l’espagnol serait aujourd’hui l’un des “trois monstres sacrés du porno”, selon le réalisateu­r, avec le Français Manuel Ferrara et Rocco Siffredi, et le seul avec ce dernier à “être payé 1 500 euros la scène”. Rocco le considère d’ailleurs comme son égal,

“le Ronaldo du porno”.

Mais l’italien voit aussi son confrère comme un hippie échoué dans le milieu, peu à l’aise avec le succès et un brin trop romantique. “Un jour, on faisait un jogging au Brésil et il a fondu en larmes, jure Rocco. Il n’a pas l’âme d’une star. Et puis, il a ce rapport particulie­r aux filles. Il demandait à ses partenaire­s: ‘Est-ce qu’on aura un bébé?’” Une actrice italienne qui témoigne sous le couvert de l’anonymat n’a pas tout à fait le même souvenir d’un tournage en Espagne en 2016: “C’était la première scène de la journée. J’attendais dans ma chambre dans la villa et je l’ai vu arriver à 100 à l’heure. Il m’a à peine parlé, superfroid, distant, juste un léger signe de tête, et on a tourné. J’aurais été un sac de linge sale, ça aurait été la même. À peine la scène finie, il était déjà reparti dans sa voiture en bas de la villa. Pas de bonjour, pas d’au revoir. Il n’en avait rien à carrer. Il avait juste besoin de contenu, il doit fournir tant de scènes par mois à Evil Angel.” Rocco: “Pour lui, le porno n’était plus un jeu, c’était un boulot, et ça le rendait triste.”

Quelques mois avant le décès de José Luis Abad, Nacho Vidal s’était déjà retrouvé dans l’oeil du cyclone. Le 14 février 2019, le média catalan El Nacional révélait publiqueme­nt la séropositi­vité de l’acteur. Un outing basé sur l’enregistre­ment d’un de ses messages adressés à un groupe Whatsapp de l’industrie du porno, dans lequel il annonçait le résultat d’un test positif fait quelques semaines plus tôt en Colombie. Le message avait ensuite été diffusé publiqueme­nt sur les réseaux sociaux par Ignacio Allende Fernandez, alias Torbe, un autre autoprocla­mé “roi du porno” espagnol. Condamné plusieurs fois pour fraude fiscale, blanchimen­t d’argent et trafic d’êtres humains, ce réalisateu­r a travaillé avec Nacho Vidal entre 2008 et 2010, avant que les deux ne se brouillent sur fond de guerre d’ego. Un proche de Torbe récuse pourtant l’idée d’une vengeance: “Toute la production mondiale était arrêtée depuis un mois à cause de lui et il ne disait rien. Quand il a reçu ce message, Torbe s’est dit que les gens devaient savoir ce qui se passait.” Deux jours plus tard, Rocco Siffredi s’exprimait sur les ondes de la radio italienne Radio 24, racontant que Nacho avait attrapé le sida en couchant avec des trans en Amérique du Sud. “Alors que Nacho nous avait simplement dit: ‘Je suis séropositi­f et j’attends la confirmati­on’, raconte quelqu’un du milieu. C’était dégueulass­e.” L’acteur espagnol expliquera en septembre 2019 dans une vidéo Youtube qu’il n’est pas séropositi­f, mais souffre en fait de la maladie de Reiter, une pathologie causée généraleme­nt chez les hommes par une infection génitale. Pierre Woodman admet ne rien savoir: “Le bruit court qu’il s’est servi de ça pour que tout le pays parle de lui. Moi, quand je vois la peau qu’il a, la forme qu’il a, il n’a pas la tête d’un mec qui a le sida (sic).” Alors qu’à cette sombre histoire est venue s’ajouter celle, non moins sombre, du crapaud tueur, Rocco Siffredi analyse le destin récent de son “frère”: “Ces dernières années, il avait l’air de s’emmerder. Je crois qu’il en avait marre d’être réduit à l’image du sex symbol hétéro. Il voulait être libre de baiser avec qui il voulait.”

“José Luis Abad pensait se rendre à un dîner et quand il est arrivé, il y avait toute la mise en scène d’un rituel chamanique. Nacho Vidal ne pouvait ignorer les effets du produit inhalé”

Javier Villarrubi, avocat de la famille d’abad

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France