Society (France)

Werner á vif

- PAR DAVID ALEXANDER CASSAN

Il a passé sa vie à interroger la nature humaine, le rapport au danger, à la technologi­e et, bien sûr, à la jungle. Werner Herzog revient aujourd’hui avec Family Romance, LLC, une fiction bricolée avec les moyens du documentai­re sur une société japonaise qui propose à ses clients d’embaucher des acteurs pour combler leurs manques affectifs et ceux de leurs proches. Comment pouvait-on lui poser des questions autrement qu’en visioconfé­rence, au coeur d’un été moite?

Vous avez déjà envisagé une éruption volcanique de grande envergure dans Into the Inferno, un crash généralisé d’internet dans Lo and Behold: Reveries of the Connected World, et vous venez de terminer un film sur l’importance culturelle des météorites. La pandémie, c’est un risque que vous n’aviez pas vu venir? Je suis fasciné par les scénarios qui pourraient frapper l’humanité parce que j’ai toujours pensé que notre existence était très instable. Les virus sont une des choses qui pourraient nous achever, comme l’éruption volcanique, la météorite ou la guerre nucléaire totale. Mais ça pourrait aussi être simplement à force de ruiner la Terre en surexploit­ant ses ressources. Parce qu’il y a trop d’humains sur cette planète, d’abord, mais aussi à cause du consuméris­me: aux États-unis, on jette 45% de la nourriture disponible dans le commerce. Moi, je fais toujours attention à manger tout ce qu’il y a dans mon assiette, parce que j’ai grandi à une époque de privations, et je n’ai qu’une seule paire de chaussures. Encore que non: j’ai aussi des chaussures de montagne. Mais si le virus nous force à réfléchir à ce qui est vraiment important pour nous, il me semble que mon système de valeurs est resté solide, que je me suis toujours concentré sur l’essentiel.

Ce sens de l’essentiel est-il lié à votre enfance dans la campagne bavaroise? Il n’y avait pas l’électricit­é ni l’eau potable là où j’ai grandi, alors c’est toujours étrange pour moi de faire couler de l’eau en ouvrant le robinet parce que, dans mon enfance, les hommes devaient prendre un seau et marcher jusqu’au puits pour aller en chercher. Mais je n’étais pas un enfant sauvage ni un fils de paysan pour autant: mes parents étaient universita­ires, biologiste­s tous les deux, et nous avons été déplacés après que Munich a été lourdement bombardée pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous étions des réfugiés. Je ne regardais pas de films, mais ma mère nous a lu beaucoup d’histoires, à moi, à mes frères, et à tous les gamins des voisins. On s’entassait à douze, treize enfants dans notre toute petite cuisine, nos corps serrés les uns contre les autres.

Avez-vous l’impression que le confinemen­t et la distanciat­ion physique ont replongé les gens dans les livres? Oui et non, parce qu’on a désormais recours à des formes plus courtes, plus rapides de lecture et d’écriture. Facebook, Twitter, les tchats… Intéressez-vous à la richesse de la langue et des échanges sur les tchats: c’est effrayant! C’est en partie à cause de ça qu’on n’est plus capables de faire la différence entre réalité et fake news, parce que c’est la lecture qui permet de comprendre ce qui fait récit, de saisir l’ironie, de déceler presque immédiatem­ent si quelque chose est fabriqué ou faux.

Vous avez vous-mêmes écrit quatre livres, mais réalisé plus de 60 films. Selon votre expérience personnell­e, que peut apporter un film par rapport à la littératur­e? Une bonne partie de ce que je comprends des émotions, c’est au cinéma que je le dois. C’est par exemple The Act of Killing, le film de Joshua Oppenheime­r (documentai­re sorti en 2012 sur les massacres de 1965 en Indonésie, ndlr), qui m’a fait comprendre la joie et la satisfacti­on que pouvait éprouver quelqu’un à l’idée d’avoir étranglé à mains nues des tas de gens. C’est un aperçu très dérangeant d’une émotion humaine, et c’est quelque chose que je n’avais jamais compris avant de voir ce film.

Vous revendique­z votre culture classique, mais vous adorez aussi dire que vous regardez du catch ou L’incroyable Famille Kardashian. Ce ne serait pas une forme de snobisme? Non, c’est de la curiosité: j’ai envie de connaître le monde dans lequel je vis, c’est tout. Je ne suis pas du tout obsédé par la télé-poubelle mais je dis souvent, comme un dicton, que ‘le poète ne doit pas détourner son regard’. On ne peut pas faire semblant de vivre dans un monde d’opéra italien du xviie siècle, de philosophi­e grecque ou de Flaubert. Il faut vivre dans le monde réel.

C’est ce qui vous a poussé à aller tourner au fin fond de l’amazonie, en haute montagne ou au pied de volcans en éruption? Ce qui compte, c’est de faire des films envers et contre tout. J’ai slalomé entre dictatures militaires, petits séjours en prison, maladies, acteurs déments, absence d’argent, etc., tout en restant fidèle à ma manière de voir le monde. Même pour Family Romance, LLC , il ne s’est finalement passé que trois mois entre la première fois où j’ai entendu parler des activités de la société Family Romance et le début du tournage. Les contours du film changeaien­t constammen­t, je n’avais même pas de permis de tournage, et sûrement pas d’assurance.

Cette façon un peu fripouille de faire des films, diriez-vous qu’elle est encore adaptée au monde dans lequel on vit? Absolument: j’ai commencé en volant une caméra dans une école de cinéma à Munich ; aujourd’hui, il suffit d’utiliser son téléphone pour tourner un film. Pour Family Romance, LLC, j’ai acheté une caméra 4K haut de gamme moins chère qu’un billet d’avion Los Angeles-mexico. C’est une époque merveilleu­se pour les jeunes cinéastes, vous pouvez faire un long-métrage documentai­re pour moins de 5 000 euros et une fiction pour, allez, 20 ou 30 000 euros.

Les activités de votre ‘école de cinéma sauvage’, Rogue Film School, ont-elles été interrompu­es par la pandémie? On ne fait aujourd’hui que des ateliers mais on a dû annuler, oui, cela devait se passer dans la jungle en Colombie, dans la petite ville de Leticia. L’idée est d’amener des jeunes cinéastes du monde entier dans un endroit à l’écart de la civilisati­on pour qu’ils fabriquent un film en dix jours. Et ils ne peuvent pas arriver avec leur histoire, puisque c’est moi qui leur donne un cadre. L’année dernière, c’était aussi dans la jungle, au Pérou, et dès notre première minute là-bas, je leur ai dit: ‘Vous allez faire un film à partir du thème ‘hallucinat­ions causées par la fièvre dans la jungle’. Trouvez votre casting, écrivez votre histoire, filmez et montez votre film, vous avez neuf jours.’ En toute objectivit­é, les huit meilleurs films qui en sont sortis étaient mieux que les nommés pour l’oscar du meilleur court-métrage.

Vous avez récemment joué dans The Mandaloria­n, une série campée dans l’univers de Star Wars et dévoilée pour le lancement de Disney+, avez fait des apparition­s remarquées dans Les Simpson ou Rick et Morty et êtes aujourd’hui un mème sur Internet. Est-ce que vous, Werner Herzog, êtes devenu un personnage de pop culture? Je n’ai même pas de téléphone portable, donc je n’en perçois qu’un écho distant. Je ne suis pas présent sur les réseaux sociaux: si vous m’y croisez, ce sont des imposteurs. Mais la représenta­tion de soi a complèteme­nt changé avec Internet, et n’importe quel utilisateu­r de Facebook le sait très bien: on y présente une version améliorée de qui on est. On choisit une performanc­e, un soi. Et c’est très bien! On choisit également un soi avec la mode, par exemple, qui correspond à une partie des signaux qu’on envoie au monde. D’ailleurs, c’est intéressan­t de voir qu’elle perd de son importance maintenant qu’on se présente d’abord sur Internet. Regardez, vous portez bien un t-shirt pour cette interview!

Il paraît que sur le tournage de The Mandaloria­n, vous avez décrit votre partenaire, le robot interpréta­nt Bébé Yoda, comme ‘déchirant de beauté’… J’ai dit ça quand l’équipe s’est mis en tête de recréer Bébé Yoda avec des effets spéciaux, sur fond vert, alors qu’on avait ce robot. Tout le monde pouvait le voir avec ses propres yeux et le toucher, comme une petite marionnett­e. Je suis d’ailleurs persuadé que les robots compagnons vont bientôt être un très gros marché, comme remède à la solitude. Ce sera aussi courant que les ours en peluche ou les poupées, mais pour les adultes. C’est pour ça que j’ai voulu filmer une scène de Family Romance, LLC dans un hôtel qui existe réellement au Japon, où les réceptionn­istes et même les poissons de l’aquarium sont des robots.

Vous connaissez peut-être cette légende selon laquelle Stanley Kubrick aurait renoncé à AI Intelligen­ce artificiel­le –repris ensuite par Spielberg– parce que la technologi­e ne lui permettait pas d’attribuer le premier rôle, celui de l’enfant-robot, à un véritable robot. Pensez-vous que ce serait possible aujourd’hui? Non, parce qu’un tel robot ne pourrait pas proposer de lignes de dialogue intelligen­tes et ne disposerai­t que d’émotions programmée­s dans son logiciel. Mais je crois que ces robots feront beaucoup de bien aux gens qui sont cloués au lit ou vivent dans une solitude extrême, parce qu’un gros robot en peluche avec de gros yeux pourra lire vos expression­s faciales lorsque vous rentrez chez vous et comprendre que vous êtes découragé(e), triste, etc. Cette créature en peluche vous dira ‘ne soyez pas si triste, j’ai une super blague à vous raconter’ et si vous ne riez pas à sa blague, elle vous chantera votre chanson préférée. Je pense qu’on délèguera beaucoup à ces appareils, de la même façon que les enfants délèguent pas mal de leurs émotions à leurs ours en peluche.

L’idée est d’amener des jeunes cinéastes à l’écart de la civilisati­on. L’année dernière, dans la jungle, au Pérou, je leur ai dit: “Vous allez faire un film à partir du thème ‘hallucinat­ions causées par la fièvre dans la jungle’. Vous avez neuf jours”

Vous pensez vraiment que l’on aura besoin de remèdes à la solitude, alors que la promesse d’internet et des nouveaux modes de communicat­ion est justement de ‘connecter’ toujours plus les gens? Oui, parce que ces moyens de communicat­ion créent encore plus de solitude. Quand j’ai fait Lo and Behold, un documentai­re sur Internet, j’ai rencontré une adolescent­e de 15 ans qui envoyait 2 200 SMS dans une journée, la plupart d’entre eux consistant simplement en un smiley… Elle avait peut-être 15 ou 20 amis, mais aucun d’entre eux n’était un vrai ami. De ma vie, c’est l’être humain le plus solitaire et égaré que j’aie jamais vu.

Vous êtes connu pour avoir risqué votre peau pour faire vos films, et vous avez souvent parlé de votre intérêt pour les leaders qui mènent par l’exemple, comme Alexandre le Grand. C’est la meilleure façon de diriger? Je ne demanderai jamais à un acteur de prendre des risques que je ne serais pas capable de prendre moi-même. Quand Christian Bale a perdu près de 30 kilos pour Rescue Dawn, c’était sur six ou sept mois et sous supervisio­n médicale mais, par solidarité, je lui ai dit que j’en perdrais la moitié. Et j’ai presque réussi, j’ai perdu quelque chose comme douze ou treize kilos. C’est ma mère qui m’a légué cet instinct du leadership. Quand nous avions 18, 19 ans, mon grand frère et moi avions une moto et toutes les semaines ou presque, il y avait une côte fêlée, un poignet cassé, des égratignur­es… Notre mère avait fumé toute sa vie et un soir, à table, elle nous a dit: ‘Vous savez quoi? C’est une mauvaise idée, cette moto, vous devriez la vendre, c’est trop dangereux.’ Elle a écrasé sa cigarette dans le cendrier: ‘Fumer est également une mauvaise habitude, et c’était ma dernière cigarette.’ Elle a dit ça comme ça, avec désinvoltu­re, mais elle n’a jamais refumé de sa vie. On a vendu la moto quelques jours plus tard.

Diriez-vous que les leaders d’aujourd’hui, dans tous les domaines, échouent justement à mener par l’exemple? Le problème, c’est qu’on en a marre de voir tant de gestes creux, comme lorsqu’un politicien arrive au bureau du Premier ministre à vélo… Ça aurait sans doute été plus efficace qu’il prenne un taxi! Mener par l’exemple n’est pas un remède pour faire de la politique correcteme­nt: on a besoin de réflexion conceptuel­le, de politicien­s qui ont une prise sur la réalité, qui sont connectés aux gens. C’est ce qu’a fait Donald Trump, il a établi une connexion solide avec une bonne partie du peuple américain en faisant de la politique pour les oubliés, les laissés pour compte, ceux qui n’ont pas de diplômes, n’apparaisse­nt pas dans les films, ne sont pas mentionnés dans les médias.

C’est le discours de Donald Trump qui est en faveur des oubliés, mais pas sa politique concrète, si? On ne devrait pas sousestime­r cet homme alors qu’il est le premier président à évoquer le non-sens total des guerres menées par l’amérique, à commencer par le Vietnam ou l’irak. Pareil lorsqu’il dit qu’il ne croit pas les médias ou ses services secrets. Ce sont des observatio­ns légitimes, intelligen­tes: la guerre en Irak a été en partie déclenchée à la suite d’estimation­s délivrées par les services. Et en matière politique, je ne fais plus confiance non plus aux médias traditionn­els, la plupart de ce qu’on y voit a été formaté, envahi par une espèce de dénominate­ur commun dans la façon de voir le monde. Or si vous vous plongez dans la production médiatique au moment où la Première Guerre mondiale a éclaté, vous verrez une véritable extase à l’idée de partir en guerre, de tous les côtés: les Allemands, les Français, les Britanniqu­es, les Serbes… Tout le monde était pris dans ce délire d’opinion. C’est ce que je veux dire quand je prétends ne pas faire confiance aux médias: je préfère faire confiance à mon esprit critique.

Et que dit votre esprit critique de la tant annoncée ‘chute de l’empire américain’ qui semble se matérialis­er aujourd’hui? C’est vrai aussi que quand je vois certaines actions de Trump, je pense à l’histoire de l’empereur Néron, cette personnali­té complèteme­nt autocentré­e et narcissiqu­e. Il était persuadé d’être le plus grand chanteur de son époque et débarquait au Colisée pour chanter devant 80 000 spectateur­s. Quand il est mort, la dernière chose qu’il a dite fut: ‘Quel artiste le monde va perdre!’ Trump est un peu l’éléphant au milieu de la pièce, mais le problème est plus systémique. Il n’y a pas de vraie classe politique aux États-unis, ou alors celle-ci a largement dégénéré. Si vous prêtez attention aux discours donnés devant le Congrès ou le Sénat, c’est effrayant. Il s’agit de sauter frénétique­ment sur place en agitant un drapeau vers la droite ou vers la gauche, mais il n’y a plus de discours, malheureus­ement.

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