Des animaux dans les villes
Un an avant le confinement et les images virales montrant des canards, daims ou renards profitant de l’absence des humains pour s’octroyer une petite balade en ville, Joëlle Zask, professeure de philosophie à l’université d’aix-marseille, avait commencé à
Les animaux sauvages sont en train de reprendre leurs droits dans les villes. Alors pourquoi ne pas repenser la façon dont on vit avec eux?
Votre livre s’intéresse à la problématique de la coexistence des animaux sauvages avec les humains dans les villes. Un sujet qui semble avoir pris une nouvelle dimension avec le confinement, non? C’est effectivement une question qui se pose quand on croise de manière totalement inhabituelle un canard sur le macadam. Mais en réalité, il y a un grand nombre d’espèces qui vivent dans les villes habituellement, sauf que les conditions de vie urbaine et les idées que nous attachons à la ville nous les rendent invisibles. Ou alors, nous les associons à des êtres nuisibles. Ce qui a été frappant pendant le confinement, c’est que tout à coup, la ville nous est apparue comme un habitat possible pour des animaux qui devenaient un peu nos voisins. Et c’est comme ça que j’ai voulu procéder dans mon livre. Considérer les animaux non pas comme des êtres auxquels nous devrions reconnaître le statut de sujets ou auxquels
nous identifier afin d’avoir de la sympathie pour eux, mais vraiment comme des voisins. Autrement dit comme des êtres avec qui nous partageons un espace. Nous coexistons avec des fourmis, des cafards, des rats, des renards, des goélands. Ma question n’est pas de savoir s’il faut les attirer, les rejeter, les accueillir, les soigner, préparer le terrain pour eux ou écologiser la ville. Ils sont là. Ma question, c’est: que faisons-nous de cette coexistence?
Quelle est la réponse que les humains y apportent, en général? Il y a un certain paternalisme dans notre rapport aux animaux, avec d’un côté leur protection, et de l’autre une planification pensée avec un esprit dominateur. Cela suit la même logique, qui consiste à décider pour les animaux.
D’où vient ce désir de domination de la nature et des animaux? La domination de la nature, le fait de lui imposer des solutions techniques, trouve son origine dans le fait qu’on se la représente comme un danger. C’est une idée plutôt chrétienne. Il y a des raisons objectives d’avoir peur de la nature. Elle est plus forte que nous. Dans mon livre précédent (Quand la forêt brûle, ndlr), j’analysais les mégafeux. La manière dont se déchaîne la nature dans ces moments-là est impressionnante. L’homme devient une microscopique créature totalement impuissante. Pendant des milliers d’années, les humains ont aussi vécu dans la peur des bêtes féroces et c’est quelque chose qui est logé dans notre patrimoine génétique, dans la fonction reptilienne de notre cerveau. Et il est clair que notre réponse face à ce danger n’a pas été pacifique. Nous n’avons pas choisi de faire des pactes, des alliances, d’amadouer le monde sauvage, de s’en arranger, de lui montrer du respect. Au contraire, nous avons décidé de le contrôler, voire de le supprimer. Dans La Démocratie aux champs (paru en 2016, ndlr), j’ai analysé la façon dont, dans les années 1850, est née l’utopie de faire sans la nature, en remplaçant les sols par une soupe d’intrants chimiques, par exemple. Cette idée de ne pas avoir besoin de la nature a ensuite continué son chemin. Parce que la nature c’est le sale, le désordre, le bestial, c’est ce qui nous tire vers le bas, alors que l’humanité est un pur esprit, qui sera plus fort sans elle.
Lorsqu’il y a une invasion d’animaux dans une ville, c’est le reflet qu’il y a un problème quelque part? Oui, c’est un signe que quelque chose ne va pas dans la campagne ou la nature en général. C’est la destruction de la nature, de la forêt, de l’habitat et la pollution qui font que les animaux sauvages arrivent dans les villes, comme les kangourous ou les wallabies en Australie. Nous pouvons imaginer qu’elle sera de plus en plus massive. Et autre chose: à chaque fois que nous intervenons sur des animaux en ville,
il peut y avoir une incidence sur les espèces qui s’y trouvent, y compris sur les êtres humains. Dans le sens où nous dérangeons un écosystème. Par exemple, supprimer tous les jaguars qui traînent à New Delhi ou à Bombay la nuit, comme il en est question, ce serait y encourager la prolifération déjà très importante des chiens errants, lesquels sont transporteurs de la rage, qui tue beaucoup plus de gens que les jaguars. Des jaguars dans la ville, ça fait peur, mais les supprimer, c’est risquer d’empirer la situation initiale. Penser la ville comme un écosystème, de manière inclusive, est de plus en plus crucial puisque d’après les prévisions, 70% de la population mondiale vivra en ville à l’horizon 2050. La part de la nature va se réduire, et la relation homme-nature passera désormais par la ville.
“En France, les villes se sont construites sur le modèle des forteresses, ce sont des endroits fermés sur eux-mêmes, d’où la nature a été chassée. Mais ailleurs, il existe encore des villes dans lesquelles vivent beaucoup d’animaux sauvages”
Vous parlez dans votre livre du Covid-19 et de la contamination par les animaux. Ce n’est pas augmenter le risque que de les accepter comme voisins? C’est effectivement l’un des problèmes que pose le voisinage avec les animaux. Une trop grande promiscuité peut nous être fatale parce qu’elle peut être source de contamination. Nous savons maintenant qu’un grand nombre de coronavirus sont en réserve dans les vida loca animaux et qu’entrer en contact avec eux en les emprisonnant, en les mangeant, en les fréquentant ou même en les nourrissant, risque de nous contaminer à nouveau. C’est une question de distance. Mais le voisinage par essence pose la question de la bonne distance. Nous pouvons faire une analogie: si nos murs ne sont pas suffisamment isolés, si nous sommes sans cesse confrontés aux bruits de nos voisins humains, à leur intimité, ça n’ira pas, et nous entrerons en guerre avec eux.
A-t-on des exemples où le concept de voisinage avec les animaux fonctionne?
Il y en a des tas. Une histoire personnelle: mon grand-père était cultivateur, il avait une ferme avec énormément d’animaux mais aucun ne pouvait entrer dans la maison. Même pas les chats et les chiens.
Tout se passait bien. J’ai travaillé sur les aborigènes d’australie, ils ont des relations aux animaux qui sont beaucoup plus diversifiées et riches que les nôtres. Les animaux font partie de leur culture. J’ai beaucoup utilisé dans le livre l’image de l’arche de Noé et ses représentations symboliques aussi, bien sûr. Mais il y en a beaucoup d’autres. Toute la littérature enfantine est peuplée d’animaux. Il y a aussi les jeux vidéo. Dans Animal Crossing, le héros choisit des hordes d’animaux qui vont créer un mode de vie avec lui. J’ajoute qu’en France, les villes se sont construites sur le modèle des forteresses, ce sont des endroits fermés sur eux-mêmes, d’où la nature a été chassée. Mais ailleurs, il existe encore des villes dans lesquelles vivent beaucoup d’animaux sauvages. À Tel Aviv, par exemple, on trouve en grand nombre des chauves-souris, des mangoustes, des oiseaux en tout genre, etc. C’est peut-être ça, d’ailleurs, qui a touché les gens pendant le confinement. Nous nous sommes rendu compte à quel point nos existences de citadins étaient coupées de la nature. Et à quel point cela nous faisait souffrir.
Que répondez-vous à ceux qui disent que l’on devrait d’abord penser à pacifier les relations entre êtres humains et repenser la ville pour eux avant de le faire pour les animaux?
Ces deux problèmes ne sont pas exclusifs l’un de l’autre. D’ailleurs, le passage par l’animal a quelque chose de profondément éducatif. Quand on enseigne aux enfants à ne pas maltraiter un petit animal, ça en fait de meilleurs humains vis-à-vis de leurs congénères. Et je ne pense pas que nous puissions hiérarchiser, ce serait à nouveau introduire le fonctionnalisme dans la ville. Dire que la ville est pour nous, les humains, que nous allons d’abord régler nos problèmes entre nous puis que nous élargirons après, c’est justement le problème. C’est ce qui s’est passé au niveau de la citoyenneté par exemple, lorsque nous avons décrété qu’elle était d’abord pour les hommes blancs dominants et que nous avons ensuite octroyé l’inclusion des autres, mais sans changer le paradigme de départ. Ce que nous avons dit, c’est que nous allions ‘invisibiliser’ les différences, comme si celles-ci nous séparaient et que pour vivre en paix, il fallait les mettre entre parenthèses. Moi, je ne fonctionne pas du tout comme cela. Je ne pense pas que l’on puisse élargir de cette façon une solution très étroite au départ pour ensuite y intégrer plus de monde. Je pense que la ville que nous devons construire avec les animaux doit être différente dans ses conceptions de base de la ville que nous avons construite pour les seuls humains. Qu’elle doit réellement être une cité, empreinte d’une manière de vivre au pluriel. Et donc qu’elle doit être différente de ce qu’elle est historiquement.