“L’histoire de l’immigration est aussi une histoire de femmes”
Pour Les Damnées de la mer: Femmes et frontières en Méditerranée (La Découverte), qui paraîtra en novembre, la géographe Camille Schmoll a recueilli les récits de plusieurs femmes migrantes. Une enquête loin des idées reçues.
Vous vous êtes spécifiquement intéressée aux femmes migrantes dans votre enquête. Quelles sont vos conclusions? Il y a longtemps eu un mythe selon lequel les hommes migrants étaient plus nombreux et que l’apparition des femmes était liée à la tertiarisation de l’économie. En réalité, l’histoire de l’immigration est aussi une histoire de femmes dès le début, mais une histoire mal connue. Encore aujourd’hui, avec les images qu’on a de la traversée de la Méditerranée et des passages aux frontières, on a une vision très masculine qui domine. On a vu quelques femmes apparaître avec la crise sicilienne, mais ça reste des images de famille. En réalité, selon L’ONU, 48% des personnes migrantes sont des femmes. Et puis, on peut imaginer qu’elles sont encore plus nombreuses en aval. Nombre de femmes sont mortes en route, que ça soit en mer, dans le désert ou aux frontières.
Vous expliquez également que ce ne sont pas les plus démunies qui migrent. Absolument. On oublie que ces personnes, qui ont souvent vécu des choses très dures lors de leur migration et sont parfois bloquées dans un milieu quasi carcéral, ont des ressources économiques, sociales et même culturelles. Nombre des femmes que j’ai rencontrées dans les centres d’attente sont allées au collège, voire au lycée et même à l’université. C’est un gâchis énorme, car ces ressources pourraient être réinvesties, mais c’est souvent trop difficile, notamment à cause du temps que ces personnes passent en suspens. Même quand elles ont des papiers, ce n’est, dans le meilleur des cas, que pour une durée d’un an. Ces ‘conditions d’incertitudes’, comme l’exprime l’historienne Simona Cerutti, font qu’il est difficile de construire une vie nouvelle en Europe.
Plus généralement, comment jugez-vous l’évolution dans la façon dont l’europe considère la question migratoire? Il y a une banalisation du rapport à la mort, c’est une évidence. En 2015, quand le petit Alan (Alan Kurdi, un enfant de 3 ans, mort noyé le 2 septembre 2015, ndlr) est photographié sur une plage, il y a une émotion énorme. À cette époque, on nomme encore les morts. Aujourd’hui, qui s’en soucie? Fondamentalement, on a une dépersonnalisation du sujet. Et en plus, on s’est accoutumés à la collaboration avec des États qui sont en guerre et qui ne peuvent donc pas garantir la sécurité des personnes migrantes, ou des États qui ne reconnaissent pas la convention de Genève, qui sont autoritaires... On a complètement banalisé cela, pour un coût humain terrible. Au nombre de morts, il faut donc ajouter celui de personnes emprisonnées, torturées... C’est une défaite énorme du point de vue des droits humains. La question est de savoir jusqu’à quel niveau de violence et de renoncement on peut aller.