Society (France)

Léa Salamé Nicolas Demorand

- PAR EA ET VR PROPOS RECUEILLIS

est 9h30, vous sortez de la matinale.

On se sent comment à ce moment-là? Nicolas Demorand: Il y a de la fatigue physique parce que c’est sportif comme métier, de prendre l’antenne, de tourner les tranches toutes les demi-heures, d’accompagne­r les uns et les autres. Et on sort toujours critiques, insatisfai­ts de notre travail. Mais une fois qu’il est 9h07, on pense à l’émission qui arrive.

Léa Salamé: Il ne vous dit pas qu’il a eu ce matin sa première panne de réveil, depuis trois ans de matinale. Donc à 4h du mat’, j’ai eu un coup de fil du rédacteur en chef pour me demander de débouler. Je le hais.

Il sonne à quelle heure, normalemen­t, le réveil?

ND: 3h30. Là, à 4h15, je n’étais toujours pas réveillé… J’avais 25 appels en absence.

LS: Moi, à 5h20. Je me couche plus tard que lui, comme ça on couvre la totalité du spectre avec nos deux rythmes.

ND: S’il y a des choses qui tombent après 20h, c’est Léa qui gère. Moi, je vis complèteme­nt en décalé, j’ai changé de fuseau horaire. Pas de sieste, mais je me couche très tôt. Ma seule soirée de libre, c’est le vendredi. Le samedi, je le consacre entièremen­t à mes enfants… et je me couche parfois plus tôt qu’eux.

Et donc aujourd’hui en sortant du studio, vous êtes satisfaits?

LS: Ce matin, on recevait le ministre de l’éducation, Jean-michel Blanquer. C’était une interview très plate, banale –si j’ose dire. Il avait déjà beaucoup parlé. L’enjeu, à trois jours d’une rentrée totalement inédite, c’est d’avoir des informatio­ns concrètes sur le port du masque à la récré, l’organisati­on… C’est aussi la fonction du service public, de diffuser une informatio­n pratique aux nombreux parents et enseignant­s qui nous écoutent. En revanche, on est très contents d’avoir eu l’opposante biélorusse Svetlana Tikhanovsk­aïa à 7h50. C’est le fruit du travail de la nouvelle équipe de la matinale. Vous savez, on a perdu en juin dernier Mathieu Sarda dans des conditions tragiques, et ça nous a beaucoup fragilisés.

C’était le coordinate­ur de la matinale.

LS: Il en était l’âme depuis dix ans. C’était le chef d’orchestre, un rédacteur en chef, un ami. Franchemen­t, on dit toujours qu’une émission est un travail d’équipe pour faire genre on n’a pas d’ego, mais c’est vrai, et Mathieu était extrêmemen­t précieux. On a traversé une fin de saison existentie­llement très dure. On a vraiment pensé qu’on devait arrêter. Mathieu, c’était l’homme qui connaissai­t l’auditeur d’inter, ce qu’il avait envie d’entendre.

Depuis janvier 2019, la matinale a atteint des niveaux d’audience inédits, avec 4,5 millions d’auditeurs chaque matin. Et France Inter est devenue la radio la plus écoutée de France, devant RTL. Ça met la pression?

ND: Quelqu’un qui est sur scène avec la lumière sur lui ne voit pas la salle, quelle que soit la jauge. Et s’il commençait à se figurer ce qui se passe, il ne pourrait plus dire un mot. Donc ma perception de ce qu’est un micro n’a pas substantie­llement changé avec le nombre d’auditeurs. Ensuite, il y a une forme d’inquiétude, ce qui est pour moi très positif –ça veut dire ‘le mouvement’, étymologiq­uement. Une in-quiétude qui fait que je me bats pour le service public, qu’il soit le plus haut possible. Je ne dis pas que les autres ne font pas bien, je dis qu’on fait une radio différente, point. ‘Écoutez la différence’, vieux slogan d’inter!

LS: Pardon de le dire un peu bêtement, mais on bosse aussi comme des chiens. Je ne dis pas que les autres ne bossent pas tout autant, mais on est tout le temps critiques, on se remet en cause. On n’arrive pas dans nos petites pantoufles, ‘ouais, on a qui demain?’.

En France, les matinales radio ont résisté à tous les bouleverse­ments du paysage médiatique des dernières années. Comment expliquezv­ous cette passion pour la radio du matin?

ND: Je me rappelle avoir lu il y a longtemps que c’était une exception française. Ailleurs, comme aux États-unis ou en Allemagne, disait cette vieille étude, le poids de la télé est beaucoup plus important qu’en France, où la radio reste, pour la prise de parole politique, pour l’informatio­n, un média extrêmemen­t puissant. Plus simplement, je pense que la radio est extrêmemen­t pratique le matin ; on se lève, on l’écoute en se brossant les dents, on peut faire autre chose. La fonction d’une matinale, c’est aussi d’être une horloge, d’essayer de faire partir les choses à l’heure. Il n’est pas 7h43, il est Thomas Legrand!

LS: Dans la rue, on peut me dire: ‘Si je n’ai pas claqué ma porte à 8h20 quand Nicolas dit bonjour à l’invité du Grand entretien, c’est que je suis hyper à la bourre.’ Moi, je suis une enfant de la télé, j’y ai commencé ma carrière, mais j’ai vraiment été saisie par l’attachemen­t charnel de l’auditeur à sa radio. On entre dans la sphère intime des gens.

Donc quand vous changez un peu la grille de la matinale, ça suscite l’indignatio­n des auditeurs, non?

ND: Quand je suis arrivé en 2006 pour faire la matinale d’inter après avoir fait pendant quatre ans celle de Culture, Stéphane Paoli était en place depuis des années. Et il y avait cette trouille à l’époque: ‘Mon Dieu, la radio est un média d’habitudes, excepté le présentate­ur, ne changeons plus rien.’

LS: Quand Patrick Cohen (l’animateur de la matinale entre le départ de Demorand en 2010 et son retour en 2017, ndlr) est parti, ça a été un tremblemen­t de terre. On s’est dit: ‘Il va prendre tous les auditeurs avec lui, on ne s’en remettra jamais.’ Quand Bernard Guetta est parti pour s’engager en politique, pareil. Il était à la matinale depuis 20 ans, c’était le plus ancien et le plus aimé des auditeurs. Mais en fait, la marque Inter est plus forte qu’eux, que nous. Il ne faut pas surévaluer les individus. Si on partait demain, Inter serait toujours très forte.

L’attachemen­t à une radio, ça se transmet comme la passion pour un club de foot?

ND: Oui, je pense, c’est un apprentiss­age familial.

LS: Beaucoup de gens disent: ‘Moi, je suis Inter.’ Les gens qui se fâchent avec ‘leur’ radio et en changent, quand ils en parlent, on a l’impression qu’ils ont trahi la famille. Pendant le Covid, il a été décidé de diffuser pendant quinze jours sur France Culture la matinale de France Inter. Ça a suscité parfois, chez certains, des réactions de haine folle! ‘Je ne veux pas de Salamé et Demorand!’ Et quand c’est revenu à la normale sur Culture, c’était: ‘Ouf, merci mon Dieu! On revit!’

Quand on vous a proposé de travailler ensemble, vous vous connaissie­z?

LS: Non, on s’était juste croisés à des conférence­s de rentrée. Et puis une fois, dans un bar, il était avec une fille et il ne m’avait pas dit bonjour. Pour lui, j’étais un peu une demeurée de la télé. ND: Non, je savais ce que tu faisais chez Patrick Cohen, mais bon… Je travaillai­s le soir, je sortais ensuite, donc le matin, je dormais. Quand on s’est rapprochés, j’étais étonné que ça se passe bien, je n’aurais jamais misé un centime sur ce mariage arrangé… (rires)

LS: Il faut savoir que ‘le Tout-parrriiis’, comme on dit, est allé voir Laurence Bloch (la directrice de France Inter, ndlr): ‘Ça va être une guerre absolue, t’as deux ego monstrueux, ils vont se bouffer la gueule, se détester, tu vas vers de gros problèmes.’ Tout le monde avait spéculé sur l’immense échec de notre duo.

Vous aviez une appréhensi­on, vous?

ND: J’en ai eu, oui, quand Laurence m’a dit: ‘Tu vas refaire la matinale, mais avec Léa. Je te l’impose.’ Au début, je ne voulais pas, ma réaction c’était: ‘Je suis grand, je marche tout seul, c’est moi qui dis bonjour, qui dis au revoir.’

LS: C’est un truc qui m’a stupéfaite, que j’ai constaté en radio et en télé à chaque fois que j’ai été en duo –toujours avec des hommes: vous n’imaginez pas la bataille que c’est pour savoir qui dit bonjour et qui dit au revoir…

ND: La ‘bataille du bonjour’, c’est la seule question! Maintenant, on dit bonjour ensemble.

LS: Presque tous les mecs avec qui j’ai fait des binômes m’ont fait le coup: ‘Si ça ne te dérange pas, je dis bonjour et je dis au revoir.’ Moi, sincèremen­t, j’en ai rien à faire. Pour l’interview du 14-Juillet de Macron que j’ai faite avec Gilles Bouleau, sa première phrase quand je suis arrivée, ça a été: ‘Il me semble évident que tu dis bonjour en premier et que tu poses la première question.’ J’ai trouvé ça hyperclass­e.

ND: Tu as dit bonjour en premier? C’est pas vrai? (rires)

LS: Peut-être que la révolution #Metoo est passée par là, parce que si vous regardez les archives des 14 juillet, je pense que c’est toujours le mec qui disait bonjour.

Léa, vous avez commencé sur les chaînes d’info, qui se sont depuis pas mal fourvoyées dans une course au spectacle et au buzz relayé sur les réseaux sociaux. Notamment itélé qui, devenue Cnews, est parfois effrayante à regarder, non?

LS: Déjà, je ne crois pas que les réseaux sociaux soient responsabl­es de tous nos maux. Il n’y a pas que de la haine sur Twitter, j’y trouve aussi de l’intelligen­ce ou de la drôlerie. Concernant les chaînes d’info: Cnews, moi, ça ne m’effraie pas. Je pense que c’est normal et même sain dans une démocratie que toutes les positions puissent avoir une caisse de résonnance. Et il faut un peu relativise­r les choses: oui, Zemmour a fait augmenter la tranche de 19h de façon sensible, parfois il atteint les 300, 400 voire 500 000 téléspecta­teurs. Mais en moyenne, Cnews, c’est 1,5% de part de marché. BFM-TV, c’est 2,5%, 3% les bons jours. En face de Zemmour, à la même heure, il y a deux millions de téléspecta­teurs sur Quotidien et 1,5 million sur C à vous.

On grossit le phénomène, alors que Zemmour parle à une niche. ND: Il y a des démocratie­s –les États-unis, le Brésil– où les journalist­es ne parviennen­t plus à s’entendre sur le fait qu’un fait

est un fait. Et c’est là où ça commence à secouer. En France, pour l’instant, il y a encore des médias puissants, Le Monde, RTL,

Le Figaro, Inter et plein d’autres qui ont, quelles que soient leurs options idéologiqu­es ou éditoriale­s, les mêmes procédures de validation des faits. Que cela tienne est, je pense, LE combat démocratiq­ue des années à venir. C’est une des raisons pour lesquelles j’attache une grande importance à un service public de l’informatio­n fort. Radio France, c’est une institutio­n qui rassemble, toutes stations confondues, presque quinze millions de personnes par jour, qui partagent une expérience collective. Et je m’en réjouis, dans ce paysage médiatique de fragmentat­ion absolue, de l’ultra-individual­isme de son fil Twitter. C’est assez rare, dans cette période compliquée, où le pluralisme est devenu une notion exotique.

C’est difficile d’être journalist­e aujourd’hui, dans un contexte de tension et de polarisati­on extrême?

ND: Résister à l’injonction du ‘choisis ton camp’ est devenu un vrai boulot à plein temps. L’idée à Inter, c’est qu’on ne vous dit pas: ‘Voilà ce qu’on pense, voilà ce qu’il faut penser.’ On vous dit: ‘Voilà comment ça pense, faites-vous votre propre idée!’

LS: Par ailleurs, moi, j’en ai un peu ras-le-bol qu’on dise que France Inter est le temple de la bien-pensance bobo. Ce n’est pas vrai, on ne pense pas tous pareil sur France Inter, il y a des vraies différence­s idéologiqu­es. Et non, il n’y a pas de liste noire concernant les invités.

ND: Nos auditeurs couvrent la totalité du spectre, politiquem­ent et sociologiq­uement. Le projet intellectu­el, civique et éditorial de France Inter cherche à définir ce qui nous est commun. Ce n’est pas un projet politique –‘je vais rassembler la carpe et le lapin’–, ce n’est pas un projet cynique d’audience, c’est un projet démocratiq­ue.

LS: L’idée, c’est de rassembler ceux qui acceptent encore le débat, de s’écouter. On peut être pour ou contre la PMA, de droite ou de gauche, farouche laïcard ou pour la liberté de porter le voile, etc. et en même temps débattre, respecter la position de l’autre. Après, on sait bien qu’il y a des gens que l’on ne touche pas. Inter a sept millions d’auditeurs, pas 65 millions.

Parfois, on sent quand même comme un parti pris chez vous. En janvier dernier, pendant les grèves contre la réforme des retraites, il y avait une forme d’agressivit­é envers Philippe Martinez, le secrétaire général de la CGT. Vous sembliez exaspérés, et surtout le tenir pour responsabl­e de la longueur de la grève, du blocage, en éludant la responsabi­lité du gouverneme­nt.

LS: Est-ce que vous pensez que la veille, quand on a reçu les ministres, on ne leur a pas dit: ‘C’est de votre responsabi­lité, c’est de votre faute si la grève est aussi longue’?

ND: On leur a dit! ‘Laurent Berger demande à vous parler. Qu’est-ce que vous attendez? Il vous tend la main…’ Enfin!

LS: Ce qu’on revendique, c’est une interview contradict­oire. Tout le temps. Mais c’est à chaque fois la même histoire: selon la sensibilit­é des gens, on est toujours trop durs ou trop complaisan­ts. On nous accuse d’être pro-gouverneme­nt, et en même temps quand vous dites ‘Inter’, le truc qui revient le plus, c’est que l’on ferait du Macron bashing.

ND: Bref, on se fait étriper de toute façon, et c’est normal. Il faut l’accepter. Ça nous est arrivé après Martinez, mais aussi après Jordan Bardella, Thomas Piketty ou Sibeth Ndiaye. En attendant, se faire latter par tout le monde, je ne dis pas que c’est le pendule qui définit le bon journalism­e, mais c’est un constat.

Ce qui a changé, c’est qu’avant, on mettait huit jours pour recevoir les critiques par courrier et qu’aujourd’hui, c’est instantané, donc extrêmemen­t brutal.

Mais vous pouvez comprendre qu’avec Martinez, on a l’impression d’entendre des sociaux-démocrates parler à un mec qu’ils considèren­t comme étant du passé et irresponsa­ble, alors qu’avec Laurent Berger, on a l’impression d’entendre des sociaux-démocrates échanger ‘en bonne intelligen­ce’.

LS: Mais qui vous dit qu’on est sociaux-démocrates?

Vous ne l’êtes pas?

ND: Il ne faut pas retourner la question que pose Léa.

C’est la vraie question. Qui vous dit ce qu’on est?

LS: Vous dites ça parce que vous avez lu les critiques de l’extrême gauche sur l’interview de Philippe Martinez. Mais Martinez, deux jours après cette fameuse interview, je l’ai croisé sur L’émission politique et il m’a dit: ‘Tout le monde me dit que vous avez été durs, mais moi j’ai adoré le match de boxe avec vous et Demorand.’

On a le sentiment, pour le dire schématiqu­ement, que vous êtes faibles avec les forts et forts avec les faibles.

LS: Moi, on me reproche surtout d’être trop agressive… Écoutez, j’ai autant de gens qui m’accusent d’être porte-parole du gouverneme­nt que réac de droite anti-progressis­te ou affreuse gauchiste bien-pensante. Tant que c’est comme ça, je vous dirai qu’on est à peu près à l’équilibre. Après, si vous étiez mon ami, je vous dirais quelles sont mes opinions politiques. Mais je ne crois pas que je les montre à l’antenne.

ND: Ce que je note, c’est la polarisati­on extrême de tout et y compris du champ intellectu­el. Il y a aujourd’hui une assignatio­n à choisir un camp. Et ça, on le refuse.

Le lendemain de l’entretien musclé avec Martinez, il y a eu l’interview de Carlos Ghosn, et ce fameux extrait vidéo où vous le présentez avec légèreté comme celui qui est ‘pour les enfants, l’homme qui a voyagé dans une malle’. Pour le coup, ça donnait cette impression de deux poids, deux mesures.

LS: Cette vidéo a servi de teaser à l’interview, la veille de la diffusion. Un extrait de trois minutes, absolument pas validé par moi, qu’inter, à Paris –moi, je suis alors à Beyrouth–, décide de balancer. L’interview fait une demi-heure, et toutes les questions sont posées. Pas du tout une interview complaisan­te! Je lui dis:

‘L’argent vous a fait péter les plombs’, ‘La justice japonaise, c’est une démocratie, pourquoi vous êtes parti?’ Tout y est! Et la question sur la malle, je la revendique. C’était le grand truc, comment il a fui, ne jouons pas les hypocrites. C’est le seul moment où je choisis de le prendre sur le mode de l’humour, je fais la petite vanne pour essayer d’avoir l’info, quoi. J’accepte le deal de se faire lyncher. Mais jugez-moi sur l’interview dans son entièreté!

Tout cela n’est donc qu’une immense erreur de communicat­ion? LS: Oui. France Inter a choisi de faire un montage des trois minutes nice and funny sur la malle. À minuit, je suis dans le hall de l’aéroport, et je vois le truc qui monte sur les réseaux. Je n’avais jamais vu Carlos Ghosn de ma vie, et on racontait que c’était un ami de ma famille! On m’a traitée de ‘sale pute libanaise’. Pour une fois, ça m’a même fait pleurer. J’ai eu un vrai sentiment de colère à l’encontre de France Inter. C’était injuste de résumer mon entretien à cet extrait.

Décidément, à France Inter, les coups de com’ contre-productifs, c’est une spécialité! Il y a deux ans, votre vidéo d’autocongra­tulation à la suite de la démission en direct de Nicolas Hulot –que vous qualifiiez de ‘moment de grâce’– était aussi une sacrée fausse bonne idée.

LS: Oui, c’était une connerie, et la direction l’a reconnu.

ND: Faut se replonger quand même dans le séisme que ça a été. Au même moment, sur les autres matinales, quand les journalist­es demandaien­t aux autres ministres de réagir sur cette démission en direct, ils pensaient qu’on leur faisait une blague! Comme tous les confrères et toutes les chaînes d’info nous demandaien­t de raconter les coulisses, la direction nous a dit de ne parler à personne, qu’on ferait nous une vidéo sur le sujet. Et elle a envoyé quelqu’un du service web pour s’en occuper.

LS: On était encore groggys. C’est vrai qu’on a sans doute un peu été high avec ce ‘moment de grâce’ –qui était en fait tout simplement un moment de vérité, avec cet homme politique qui craque. Il le dit d’ailleurs, qu’il ne ‘veut plus mentir’. C’est ça qui était vraiment fort à vivre.

ND: En politique, c’est de plus en plus rare… Faire surgir le moment où les politiques sont sincères, où s’allume une espèce d’étincelle dans leur regard, où ils ne sont plus dans l’élément de langage, c’est l’un des objectifs recherchés dans une interview. Il y a des moments où on pressent qu’il y a un arrière-pays, même derrière une parole impassible. C’était le cas avec Hulot quand je lui ai fait un tableau de la situation du climat et qu’il m’a dit ‘vous avez raison’ après ma conclusion: ‘C’est une catastroph­e.’ Je le dis d’ailleurs, dans cette navrante vidéo.

LS: Personne n’a vérifié le montage. Ce sont les limites des vieux gros médias qui voient débarquer le numérique, s’en emparent, mais n’arrivent pas encore bien à l’utiliser. C’est arrivé deux fois, et ça n’arrivera pas une troisième fois.

Plutôt que de vous attaquer, les gens auraient donc dû en fait se payer la direction d’inter?

LS: Non mais attendez, c’est tellement plus plaisant de s’attaquer aux journalist­es! Et vous avez remarqué la délectatio­n particuliè­re aussi de taper sur les femmes sur les réseaux sociaux? Parlez-en à Anne-sophie Lapix, à Apolline de Malherbe, à Ruth Elkrief, à toutes les femmes qui sont exposées. Une même question posée par moi ou par Bourdin, posée par Anne-sophie Lapix ou par Thomas Sotto…

ND: …. ne génère pas les mêmes réactions.

LS: Je défie quiconque de me dire que ce n’est pas vrai. Souvenez-vous de la polémique avec François Hollande en 2016, quand je rétorque ‘C’est une plaisanter­ie?’ après qu’il a affirmé mener la même politique sur les réfugiés qu’angela Merkel. Comparez avec l’interview d’emmanuel Macron par Jean-jacques Bourdin et Edwy Plenel. Nous, on nous qualifie d’agressives ou d’hystérique­s, mais les hommes c’est: ‘Ah, c’est bien, ils y vont, ils ont des couilles.’

Léa Salamé, vous publiez cette semaine Femmes puissantes

(aux éditions Les Arènes-france Inter, ndlr), le recueil d’entretiens avec des femmes que vous avez réalisés pour France Inter.

Vous vous considérez comme une femme de pouvoir?

LS: Comme une femme de pouvoir ou comme une femme puissante? Leïla Slimani dit que la puissance, c’est accepter de déplaire, de ne plus être la femme parfaite. Accepter de dire non, avoir une chambre à soi, comme l’écrit Virginia Woolf, fermer la porte et dire non à ses gosses, à son conjoint, à ses collègues… Christiane Taubira explique la puissance par le fait de ne plus avoir peur.

Donc vous vous considérez comme une femme puissante?

LS: Moi, Léa Salamé, je ne suis pas une femme puissante, mais je suis sur des médias extrêmemen­t puissants. Mais si la définition de la puissance, c’est la capacité à développer une force intérieure, ne plus avoir peur des hommes et des réactions des autres, ne plus avoir peur de déplaire, alors oui en vieillissa­nt, je tends vers cette idée de puissance-là. Ce que je vous dis sur la façon dont la polémique Ghosn m’a blessée, je n’aurais pas pu vous le dire il y a quelques années. Avant, c’était: même pas peur, même pas mal, ça coule, je suis une dure, j’ai des couilles. Eh bah non, il y a des bad buzz qui font plus mal que d’autres. Celui de Carlos Ghosn m’a fait mal.

Est-ce qu’il y a eu des bad buzz justifiés, dans votre esprit?

LS: Bien sûr! Un entretien avec Michel Onfray quand j’étais chez Ruquier, par exemple. On a été nuls, Yann Moix et moi, et on s’est fait déchirer pendant une semaine. Et aussi, pendant les primaires de la droite pour la dernière présidenti­elle, Alain Juppé… Je me suis fait latter sur mon interview: tout à fait justifié. J’essayais de faire des blagues à Juppé, je me prenais des vents, immense moment de solitude… Dans un autre registre, hier, on interviewa­it Jean Castex, et je me suis bouffé les doigts parce qu’on n’a même pas réussi à poser des questions sur l’écologie. Ça, c’est une erreur…

Pour les Européenne­s, l’an passé, vous vous étiez mise en retrait à cause de la candidatur­e de votre compagnon, Raphaël Glucksmann.

À cette occasion, Audrey Pulvar a dit qu’elle déplorait qu’‘en 2019, en France, on continue de reprocher à une femme les opinions politiques de son compagnon. Nous, pauvres petites choses si influençab­les, incapables de discerneme­nt’. Vous êtes d’accord avec ça?

LS: Oui et non. Si ce n’était pas moi, j’aurais probableme­nt trouvé critiquabl­e la décision de se retirer. Il y a deux principes qui s’entrechoqu­ent. Un, féministe: une femme a son propre cerveau, qui n’est pas celui de son mari. Sur les réseaux sociaux, quand on m’appelle Madame Glucksmann, ça me rend folle. Il a ses idées, j’ai les miennes, qui ne sont peut-être pas les mêmes, je n’ai pas à le dire. Le deuxième principe est déontologi­que: en période de campagne, c’est tellement explosif, à fleur de peau, que je ne voulais pas prendre une seule seconde le risque de laisser dire que la manière dont j’ai posé une question ait pu peser sur un seul bulletin de vote. Tout aurait été objet de soupçons. Bref, ce n’était pas du tout écrit qu’il soit candidat aux Européenne­s, et croyez bien que dans sa décision, mon cas a pesé très lourd. Au début, je lui ai dit: ‘Mais tu n’y penses pas!’ Après, un couple, c’est aussi l’épanouisse­ment de chacun, et j’ai senti que son besoin d’y aller était plus fort que mes réticences. Et c’est moi qui lui ai dit: ‘Tu y vas, sinon tu le regrettera­s, et je le regrettera­i.’

Cela pose aussi la question, plus large, de la proximité entre journalist­es et politiques, qui ont fait les mêmes écoles, fréquenten­t les mêmes lieux…

LS: Je ne peux parler que de mon cas: quand j’ai commencé à fréquenter Raphaël Glucksmann, il n’était que penseur. S’il avait déjà été homme politique quand je l’ai rencontré, sur le plateau de Ruquier, je pense que j’aurais refusé de prendre un café, même si l’amour, ça ne se décide pas. Il m’arrive très souvent d’avoir des demandes d’hommes politiques –‘Ce serait bien que nous puissions déjeuner.’ Ce n’est pas de la drague, ils essaient juste de t’amadouer. Et je refuse systématiq­uement. Enfin, ça m’est arrivé une fois d’accepter, avec Darmanin, quand j’étais à itélé. C’était il y a huit ans, et je ne faisais pas d’interviews politiques. Et il ne m’a pas draguée, si vous vous posez la question.

Et vous, Nicolas?

ND: Jamais! En plus, moi, je dîne à 18h15!

Et vous n’en avez pas ras-le-bol de vous coltiner tous ces entretiens lisses de politiques vampirisés par la com’? Est-ce que l’on ne donne pas trop la parole aux politiques dans les matinales, en fait?

ND: Non, une des fonctions de la radio le matin, c’est justement de faire vivre le débat politique. C’est extrêmemen­t digne et important. La vie politique ne se limite pas à une présidenti­elle tous les cinq ans.

LS: Moi, je suis nostalgiqu­e des grands animaux politiques d’avant la com’ et les réseaux sociaux. Mais si j’étais ministre demain, je me prendrais évidemment un tueur en dircom pour me protéger. Chez nous, sur les dix interviews hebdomadai­res de 7h50 et 8h20, je pense qu’il y a en moyenne quatre à cinq politiques, ils ne sont même pas majoritair­es. À RTL, il y avait exclusivem­ent des politiques jusqu’à l’an dernier, quand Alba Ventura a introduit deux ou trois fois par semaine des experts, des intellos.

ND: Les politiques, c’est quand même des gens dont les décisions ont des effets sur l’état du pays et notre vie de citoyens. Et qui ont des comptes à rendre. Quant au côté lisse, pour moi, la langue politique est une langue à part entière, avec ses implicites, ses explicites, ses sous-entendus, ses réponses biaisées en apparence qui sont en fait des vraies réponses, avec parfois des missiles… Certains disent que c’est une langue morte, moi je dirais qu’elle

est vivante, ça reste encore intéressan­t.

LS: Les artistes aussi sont beaucoup plus prudents qu’il y a 20 ans, ils prennent beaucoup moins position. Cette tendance au prêt-à-penser est ultra-frustrante. Les moments de grâce, de vérité, on les cherche. On les trouve dans la réflexion, avec des invités comme Patrick Boucheron, Sylvain Tesson, François Sureau… Nos grands bonheurs de la saison dernière, ce sont Bruno Latour et James Ellroy. Pas des politiques. Mais même si elle a baissé de niveau, il faut continuer à la traiter, la politique.

Nicolas Demorand, vous avez beaucoup parlé de votre attachemen­t au service public. Pourquoi être allé faire un tour dans le privé, chez Europe 1?

ND: Le passage dans le privé, en tout cas chez Europe 1, a été très court, hein (septembre 2010-janvier 2011, ndlr). Pour répondre sincèremen­t, je crois que j’avais envie de me confronter à la radio que mes parents aimaient beaucoup et à la problémati­que de la radio commercial­e. Ici, à Radio France, la pression publicitai­re, on ne l’a pas. Ce n’est pas notre sujet. Mais quand le modèle économique, c’est la publicité, on fonctionne sur deux marchés: un marché symbolique, démocratiq­ue ; et un marché économique. C’est ça qui m’intéressai­t. Résultat de l’expérience: un échec total.

Dans quel sens?

LS: Un mariage malheureux.

ND: Voilà, ouais. Je suis un enfant du service public et je ne sais pas faire cette radio-là, à être sans arrêt à lancer ou revenir d’un écran de pub, même pendant un entretien, jusqu’à quatre minutes par quart d’heure. Je ne sais pas faire, voilà.

Avec votre cursus universita­ire de normalien, agrégé de lettres, on aurait plutôt imaginé vous voir bifurquer sur des émissions culture. ND: Je me suis battu à la matinale de France Culture, quand on l’a créée, pour ouvrir la définition de ce qu’on appelle ‘actualité’ aux livres, aux idées, aux arts. J’essayais de porter un regard culturel sur la politique et politique sur la culture, pour le dire d’une phrase qui n’est pas de moi. Et quand je suis arrivé à Inter, mon tout premier combat a été d’inviter Amos Oz, de le faire parler en hébreu, traduit, à 8h20, mais aussi Toni Morrison ou Joseph Stiglitz.

Et ça, c’était révolution­naire?

ND: Qui invitait un écrivain non francophon­e à 8h20?

J’ai toujours pensé qu’il fallait s’adresser à la tête de l’auditeur en lui proposant quelque chose d’exigeant –un entretien traduit de l’hébreu, ce n’est pas très simple, mais c’est un geste d’amitié et de respect que l’on envoie à l’auditeur: ‘Tiens, mon ami, écoute ça.’

Éric Zemmour, vous pourriez l’inviter dans votre matinale?

LS: Il est venu, pour Le Suicide français, à 7h50. Mais il a changé de métier, en fait, depuis ce livre. Il a été condamné, aussi.

ND: Oui. Surtout, ses livres qui ont une prétention historique ne sont pas des livres d’historien. On n’interviewe pas énormément d’historiens, donc quitte à le faire, si on peut avoir des gens bons, dont les travaux sont scientifiq­uement reconnus…

Léa Salamé, vous avez animé l’émission Ça se dispute sur itélé, dans laquelle Éric Zemmour débattait avec Nicolas Domenach. Vous aviez quel genre de relation?

LS: Pas amicales, mais très cordiales. Deux mois avant la sortie du Suicide français, il me disait au maquillage: ‘Ça va défouraill­er, là je vais très, très loin, je passe le Rubicon.’ Il savait qu’il basculait de l’autre côté, d’éditoriali­ste à idéologue. Et puis le livre est sorti. Je venais d’arriver à On n’est pas couché quand on a eu l’exclu pour qu’il vienne en parler. J’étais tétanisée. Mettez-vous à ma place: le plus grand talk de France à l’époque, 23% en moyenne de part de marché. Je l’ai attaqué sur trois pages dans lesquelles il réhabilita­it Vichy et Pétain. C’est un des moments les plus intenses de ma carrière, je pense que j’ai un peu marqué les esprits avec ça, c’était mon baptême du feu.

Vous êtes fâchés, depuis?

LS: Non, mais disons qu’on n’a jamais trop eu l’occasion de se revoir. Je l’avais croisé trois semaines après ONPC dans la rue, et il m’avait dit qu’en parlant de Vichy, j’avais contribué à faire exploser les ventes. Je me dis parfois que c’est malheureus­ement vrai, que ces trois pages-là, il les avait écrites à dessein pour faire parler, et on est tous tombés dans son piège.

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 ??  ?? Joël Collado vous l’avait dit.
Joël Collado vous l’avait dit.
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Le duo qui monte.
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 ??  ?? Quand ils vous disent qu’ils sont sous l’eau!
Quand ils vous disent qu’ils sont sous l’eau!

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