Society (France)

Je vous salue Marieke

En remportant à 29 ans le célèbre Internatio­nal Booker Prize pour Qui sème le vent (Buchet/chastel), Marieke Lucas Rijneveld a fait coup triple: première écrivaine néerlandai­se primée, plus jeune lauréate de l’histoire et première autrice non-binaire réco

- – LUCAS MINISINI, À AMSTERDAM

Première écrivaine néerlandai­se primée à l’internatio­nal Booker Prize, plus jeune lauréate de l’histoire et première autrice non-binaire récompensé­e: faites connaissan­ce avec Marieke Lucas Rijneveld.

arieke Lucas Rijneveld s’est longtemps rêvée sur un plateau de télévision: elle envisageai­t les questions posées, anticipait les applaudiss­ements du public, jaugeait sa propre performanc­e. Dans ces entretiens fictifs, les questions étaient posées par le présentate­ur star batave Matthijs van Nieuwkerk, animateur du talkshow quotidien De Wereld Draait Door, soit: “La Terre continue de tourner.”

“Et puis j’ai fini par y être invitée pour de vrai, raconte l’autrice hollandais­e de 29 ans. Le fantasme est devenu ma réalité.” C’était il y a plusieurs mois. Sur le papier, ce matin de septembre semble légèrement moins séduisant. À Amsterdam, dans les locaux d’atlas Contact, sa maison d’édition, Marieke Lucas Rijneveld est venue faire ses devoirs: signer 200 exemplaire­s de Qui sème le vent, son premier roman. Les plats végétarien­s posés sur un coin de table feront office d’unique pause. Puis il faudra se rendre à la “réunion éditoriale” avec les pointures de l’industrie, afin de peaufiner la stratégie des mois à venir. Pour l’occasion, Marieke Lucas Rijneveld a revêtu un costume à la mode. “Je trouve que la part de performanc­e est très importante. Je suis consciente de ce que je montre et de ce que je ne montre pas de ma personne”, dit-elle. Il y a plusieurs mois, la jeune romancière a passé commande d’une autre veste: beau tissu, marque de qualité. À l’intérieur, elle a fait broder une inscriptio­n: “Internatio­nal Booker Prize”. Cette veste, elle l’a portée pour d’autres occasions –entretiens avec des journalist­es, rencontres en librairie. Entre ses mèches blondes, Marieke Lucas Rijneveld sourit: “Tout ce temps, j’ai porté l’espoir sur moi.”

Ça a payé. Le 26 août 2020, Marieke Lucas Rijneveld a accumulé les exploits: première oeuvre néerlandai­se nominée de l’internatio­nal Booker Prize depuis sa création en 2005 ; plus jeune gagnante du prestigieu­x prix littéraire décliné de l’anglophone Booker Prize ; première autrice non-binaire récompensé­e.

“J’ai essayé d’écrire un poème le soir-même pour capter le moment mais je n’ai pas réussi. Je me suis arrêtée après le premier vers”, rit-elle. Difficile de lui en vouloir, l’ampleur du moment n’étant pas tout à fait facile à appréhende­r: aux Paysbas, le nouveau phénomène d’édition affiche déjà près de 110 000 ventes depuis sa sortie en 2018. Plus de

20 000 exemplaire­s supplément­aires ont été imprimés depuis la remise du prix, et il est déjà disponible dans une dizaine de langues étrangères, avec autant de milliers de lecteurs supplément­aires à

la clé. Ce qui a plu? D’abord l’écriture, jugée si “virtuose” qu’à la lecture, on pourrait parfois se croire face à

“un dixième roman et non un premier”, raconte la critique littéraire hollandais­e Margot Dijkgraaf. Les thèmes, ensuite: en évoquant les zones rurales, le deuil et le conservati­sme religieux, l’autrice est allée mettre le doigt sur la psyché profonde des Pays-bas. Elle raconte les “têtes de réformés” et les villages où

“tout arrive par accident”. “Il faut qu’on mette des années-lumière entre nous, les vaches et les têtes de veaux, entre nous et la mort, entre nous et cette vie originelle”, écrit-elle. À quoi s’ajoute un élément qui a attisé la curiosité des médias: la fluidité du genre de la romancière. Marieke Lucas Rijneveld estelle un homme? Une femme? Les deux? Les commentate­urs veulent savoir, mais l’intéressée ne se sent pas contrainte de choisir. “Je sens que je peux rester au milieu. Je ne sais pas où ça va me mener mais j’ai la liberté de le découvrir”, raconte-t-elle.

“Je voulais fuir le sentiment d’oppression”

Dans Qui sème le vent, Jas, le personnage central, souffre beaucoup. À l’âge de 10 ans, la jeune fille perd son grand

frère dans un accident de patins à glace sur un lac. Noyade. Pour se protéger ou tenter de le faire, elle décide de ne plus jamais se défaire de son épais manteau –au point d’en hériter du nom: Parka. Une nouvelle identité vite adoptée par tout le monde, jusqu’à ses propres parents, incapables de surmonter leur deuil et dont les seules phrases prononcées jusqu’au bout proviendro­nt de la Bible. C’est dans ce mal-être que Parka grandit en “combattant ses propres ténèbres” et en se demandant si d’elle pourrait un jour “sortir quelqu’un que l’on remarquera”. Sans surprise, cette histoire est en grande partie autobiogra­phique. “J’ai toujours su que je voulais écrire un livre dont le point de départ serait la mort de mon frère”, indique l’autrice. Le frère de Marieke Lucas Rijneveld a été fauché par un bus sur le chemin de l’école au début des années 90. Il avait 12 ans. Marieke, elle, en avait 3. Sa famille a ensuite progressiv­ement perdu pied, noyée dans le chagrin et la religion protestant­e, dans un village à 80 kilomètres au sud d’amsterdam. Son père étant agriculteu­r et enseignant, Marieke Lucas Rijneveld a envisagé un temps de se tourner vers l’éducation. “Mais mon rêve a toujours été de briller sur les podiums”, précise-t-elle doucement, comme si elle en avait un peu honte. Elle raconte qu’enfant, elle se fantasmait un succès tonitruant dans la musique. Qu’elle a tenté le coup dans les bars de la ville la plus proche, avec une guitare et des chansons dont les paroles portaient sur les vaches laitières. Échec.

Marieke Lucas Rijneveld est donc partie de son village pour Utrecht à 18 ans.

“Je voulais fuir le sentiment d’oppression que je ressentais.” Dans la grande ville, les premiers jours, elle dit bonjour à tout le monde dans la rue, sans, bien sûr, que personne ne lui réponde. Fait la plonge dans un restaurant, puis prend une année sabbatique durant laquelle elle décide de se mettre à écrire sérieuseme­nt. Marieke, son prénom de naissance, sort ses premiers recueils de poèmes, rapidement traduits à l’étranger, au milieu des années 2010. Mais quand ils sont récompensé­s dans différente­s compétitio­ns nationales et européenne­s, certains prix sont adressés à Lucas Rijneveld, prénom masculin inspiré d’un ami imaginaire de

son enfance. À 21 ans, c’est finalement Marieke Lucas –elle adopte le double prénom– qui entame l’écriture de Qui sème le vent.

Selon son amie écrivaine Lize Spit, l’écriture a permis à Marieke Lucas Rijneveld de se “réinventer”, de faire naître son personnage, d’oser la fiction jusque dans sa propre vie. “Elle a pris de la distance avec l’ancienne version d’elle-même, avec ce que ses parents pensaient d’elle. Elle est devenue une adulte.” Et une personnali­té médiatique de premier plan, courtisée par les émissions de télévision, où les commentate­urs s’écharpent en tentant de départager le vrai du faux à l’intérieur du roman, comme l’ont d’abord fait les voisins de ses parents dans son village natal. La punaise enfoncée dans le nombril sans raison: souvenir ou pure invention? Et cet épisode de constipati­on réglé grâce à un bloc de savon? “Là où mes parents habitent toujours, les gens trouvaient que certaines choses étaient exagérées, qu’ils n’étaient pas rudes à ce point-là”, rejoue Rijneveld. Comment gérer le succès? L’autrice est allée chercher conseil auprès de l’écrivain Gerbrand Bakker, lauréat de l’internatio­nal Dublin Literary Award en 2010. “Elle m’a demandé: ‘Comment faire pour ne pas perdre pied?’, rejoue-t-il. Je lui ai dit de profiter un peu de la célébrité pendant quelques semaines ou mois, de prendre tout l’argent puis de se remettre au travail.” Pas si facile, visiblemen­t. Deux ans après la sortie de son roman et quelques semaines après sa victoire éclatante à l’internatio­nal Booker Prize, Lize Spit a récemment retrouvé son amie “épuisée” par les interviews sans fin, les questions entendues en boucle, les réponses répétées sans même y penser. “J’ai déjà dit tout ce qu’il était possible de raconter sur le sujet”, affirme d’ailleurs l’écrivaine. C’est le malheur des auteurs à succès: comment ne pas être définis pour le reste de leur carrière par cette seule oeuvre, celle qui les fait connaître auprès du public, celle qui a fait d’eux des stars de la littératur­e? Gerbrand Bakker cite une émission de télévision hollandais­e où défilent des groupes de musique célébrés pour un unique hit. Des gens pour qui le rebond n’est jamais arrivé et à qui on demande de rejouer éternellem­ent leur gloire passée. L’auteur, membre d’un jury pour un prix du premier roman néerlandai­s, réfléchit à voix haute: “Quand un livre est extrêmemen­t autobiogra­phique, je me demande toujours si l’auteur ou l’autrice n’a pas utilisé toute sa matière à fiction. Ça arrive souvent! Que peut-on encore raconter après ça?” De retour dans les bureaux de sa maison d’édition, Marieke Lucas Rijneveld se veut rassurante: même si elle est consciente qu’elle ne “pourra pas lâcher Qui sème le vent tout de suite”, elle a “hâte de découvrir d’autres choses” et travaille actuelleme­nt sur un deuxième roman. Le sujet? “L’enfance.”

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