Society (France)

LE Débutmieux DE LA FIN

L’amérique va mal? L’amérique n’allait pas il y a 50 ans, qui ausculte dans sa nouvelle bande dessinée, un épisode traumatisa­nt de l’histoire américaine: le jour où la garde nationale ouvrit le feu sur des manifestan­ts anti-guerre du Vietnam, faisant quat

- PAR STÉPHANE RÉGY

On parlait déjà du retour de la guerre civile, à l’époque. D’une Amérique désenchant­ée, coupée en deux, écartelée entre ceux qui pleuraient la perte des valeurs d’antan et ceux qui, à l’inverse, appelaient à tout remettre en cause pour avancer vers des lendemains plus justes. On en parlait à la télévision, dans les journaux, dans les bars, à la maison, on en parlait si on avait les cheveux longs et on en parlait si on avait les cheveux ras. On descendait dans la rue pour se compter, se mesurer, se rassurer, s’impression­ner. La tension montait. Et puis, fatalement, les morts sont arrivés. Le 4 mai 1970, il est 12h24 sur le campus de l’université Kent State quand la Garde nationale de l’ohio ouvre le feu sur des étudiants anti-guerre du Vietnam venus manifester contre l’interventi­on de l’armée américaine au Cambodge. Des dizaines de protestata­ires tombent à terre. Quatre ne se relèveront jamais: Jeffrey Miller, 20 ans, touché d’une balle en plein visage ; Allison Krause, 19 ans, atteinte à la poitrine ; William Knox Schroeder, 19 ans, touché à la poitrine également ; et Sandra Lee Scheuer, 20 ans, atteinte au cou.

Gerald Casale, 21 ans à l’époque, faisait partie des manifestan­ts. Il se souvient d’une “magnifique journée de printemps”, puis d’une “horreur indescript­ible”. Soixante-sept coups de feu tirés en treize secondes. “Quand j’ai repris mes esprits, j’ai vu Jeffrey Miller étendu par terre à ma droite, baignant dans son sang, racontet-il. À ma gauche, Allison Krause était en train d’agoniser dans les bras d’autres manifestan­ts. Je n’étais pas touché, mais j’ai vomi et je suis resté allongé dans l’herbe pendant des heures et des heures, sans pouvoir bouger.” La suite, pour lui comme pour les autres survivants, se résumera à la vision de rubans jaunes apposés partout sur un campus universita­ire devenu scène de crime, au bruit incessant des hélicoptèr­es tournant dans le ciel et, le lendemain, à la lecture des gros titres de journaux confirmant que l’impensable, à Kent State, s’est bel et bien produit: l’armée américaine a tiré sur ses enfants. Gerald Casale dit qu’il a cessé d’être un hippie ce jour-là. Quelques années plus tard, au milieu des années 70, il formera le groupe de new wave Devo, dont le titre le plus connu à ce jour reste une reprise d’(i Can’t Get No) Satisfacti­on des Rolling Stones, jouée dans une version frigorifiq­ue, saccadée, paranoïaqu­e, et pour tout dire totalement effrayante. Lorsqu’on lui demande s’il existe un lien entre l’un et l’autre, il répond: “Bien sûr qu’il existe un lien.”

Aujourd’hui considéré comme l’un des cinq ou six événements ayant participé à enterrer le grand rêve émancipate­ur des années 60, le drame de Kent State a marqué au fer rouge la culture américaine. Dans la foulée du massacre, dès le mois de juin 1970, Neil Young enregistra­it la chanson Ohio, qui se termine, après deux minutes et 58 secondes, par la même phrase répétée à l’infini, comme pour mieux s’en persuader: “Four dead in Ohio.” On a, ensuite, à nouveau croisé la tuerie de Kent State au cinéma dans le film Nixon, d’oliver Stone, à la télévision via le documentai­re Kent State, sorti en 1981, en vers dans le poème Hadda Be Playing on the Jukebox d’allen Ginsberg ou, plus récemment, en littératur­e dans le roman Les Innocents et les Autres, de Dana Spiotta, où une cinéaste d’avantgarde entreprend de retrouver les soldats ayant ouvert le feu ce funeste jour de mai 1970. Mais jamais encore on ne l’avait vue racontée en bande dessinée. C’est

désormais chose faite avec l’album que publie Derf Backderf cet automne et qu’il a sobrement intitulé, comme un écho à la chanson de Neil Young: Kent State: Quatre morts dans l’ohio.

Derf Backderf, 60 ans, ressemble comme deux gouttes d’eau à l’image que l’on peut se faire, depuis la France, d’un auteur de comics américain. Il traîne une humeur ronchonne et fatiguée, tient comme une extension de son bras un inamovible et gigantesqu­e gobelet de café Starbucks qu’il ne porte jamais à sa bouche, est habillé d’une chemise à carreaux et d’un jean trop large, offre des réponses courtes et définitive­s –une sorte de mix entre Harvey Pekar et Michael Moore, pour situer. De Ohio, la chanson, le dessinateu­r dit qu’à chaque fois qu’il l’a entendue dans sa vie, il a “immédiatem­ent arrêté de faire ce qu’[il était] en train de faire pour l’écouter en silence”. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle il a écrit Kent State. Derf Backderf a écrit Kent State parce qu’il vient de Richfield, une petite ville située à quelques kilomètres de l’université, qu’il avait 10 ans au moment des événements et que, depuis, la tragédie ne l’a jamais quitté. “Les soldats qui ont tiré sur les étudiants ont stationné dans ma ville avant de se déployer à Kent State, retrace-t-il. Je les ai vus installer leur base juste en face de mon école, j’ai vu leurs fusils et leurs baïonnette­s. On les voyait tous les jours. Au moment de passer devant eux pour nous déposer à l’école, le chauffeur du bus scolaire nous faisait nous allonger par terre. Quand on est un enfant, ça fait vraiment peur.” Il ajoute: “Et personne ne nous expliquait rien. Ni chez nous, ni à l’école, ni la police. On devait se faire notre idée nous-même sur ce qui était en train de se passer.”

Kent State est une tentative de recoller les morceaux de cette histoire. Dès la page de garde, Derf Backderf prévient: son livre est “une reconstitu­tion”. Comprendre: une remise en contexte de l’enchaîneme­nt des faits qui ont conduit à la tuerie du 4 mai –une grève de routiers amenant la Garde nationale à se déployer dans la région, une interventi­on télévisée de Richard Nixon annonçant que l’armée américaine s’apprête à intensifie­r le conflit au Vietnam, une nuit d’émeute étudiante, une atmosphère de peur généralisé­e, des autorités dépassées. Ce travail lui a demandé quatre ans de sa vie, faits de jours entiers plongé dans les archives et d’heures et d’heures d’entretiens inédits avec les témoins de l’époque. Le résultat est un récit de non-fiction d’une rigueur et d’une précision qui placent d’emblée Kent State dans la grande tradition du journalism­e américain. Mais c’est aussi un livre de personnage­s puisque, précise Backderf, “je ne voulais pas faire un gros livre d’histoire ennuyeux mais, au contraire, faire en sorte qu’on ressente les faits comme les étudiants qui étaient là ce jour-là”. Même si la BD se clôt sur un mystère –on ne sait toujours pas, 50 ans

plus tard, qui a donné l’ordre de faire feu–, dire que Backderf a réussi son coup serait en deçà de la vérité. Salué aux États-unis comme le livre le plus important de son auteur, Kent State: Quatre morts dans l’ohio vient de remporter, en France, le Prix Comics ACBD 2020. Mieux vaut le savoir avant de l’ouvrir, néanmoins: sa lecture n’est guère plus confortabl­e que d’écouter Devo chanter les Stones ou Neil Young compter les morts.

Punk rockers et tueurs en série

“Personne ne nous expliquait rien.” Davantage encore que la fin du rêve hippie ou la répression menée par Richard Nixon, voici le grand sujet de Derf Backderf depuis qu’il a commencé à publier dans les années 90: comment l’amérique, obnubilée par l’individual­isme, la course à la réussite et les apparences, laisse de génération en génération ses enfants grandir hors champ, livrés à eux-mêmes. Dans Punk rock et mobil-homes, paru en 2010, il racontait la face joyeuse de ce drame national: ignorés par leurs parents et leurs profs, des adolescent­s de la classe ouvrière trouvaient une échappatoi­re et un sens à leur vie dans le punk. C’était en partie autobiogra­phique. Deux ans plus tard, Mon ami Dahmer en explorait la face sombre, en proposant la thèse suivante: au fond, ce n’est pas un hasard si les États-unis sont le pays des serial killers. Cette BD aussi partait d’une expérience personnell­e. Au début des années 70, Derf Backderf est allé à l’école avec Jeffrey Dahmer, qui n’était alors qu’un adolescent bizarre et non le célèbre tueur en série qu’il est devenu par la suite. Comment en vient-on à violer, assassiner, démembrer et manger dix-sept personnes en une dizaine d’années? Mon ami Dahmer est la chronique d’une dérive adolescent­e, l’histoire d’un jeune type moqué à l’école, dont les parents apparemmen­t bien sous tous rapports sont trop occupés à divorcer pour le regarder, qui sombre dans l’alcoolisme et à qui personne, dans le monde adulte –famille, parents d’élèves, corps professora­l, services sociaux–, n’a jamais tendu la main alors que tout était là, sous leurs yeux, tellement visible. Jeffrey Dahmer était peut-être un psychopath­e depuis le début, dit Derf Backderf ; mais c’était peut-être aussi simplement un jeune garçon mal dans sa peau qui aurait pu tourner autrement si quelqu’un lui avait manifesté de l’intérêt ou témoigné un peu d’amour. En exergue du livre se trouve cette citation du meurtrier –qui finira lui-même tué en prison par un autre détenu, battu à mort avec une barre d’haltères: “Quand j’étais gamin, j’étais comme tout le monde.” Par extension, c’est aussi ce qu’auraient pu dire les jeunes gens tués par la Garde nationale en mai 1970 à Kent State, ou les jeunes soldats paniqués qui ont ouvert le feu ce jour-là.

Tout ceci est arrivé dans le Midwest, au coeur de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler “l’amérique oubliée”. L’ohio de Derf Backderf et de Gerald Casale: des immeubles rouillés, des usines fermées, des villes sacrifiées, des rêves de prospérité envolés pour toujours. “Une sorte d’immense friche postindust­rielle, économique­ment ravagée, remplie de colère ouvrière, de populisme d’extrême droite et d’évangélism­e sauvage. Intolérant­e et anti-intellectu­elle. Si vous arriviez à survivre à cette atmosphère, alors vous pouviez survivre partout dans le monde”, dit Casale, qui fait aujourd’hui du vin en Californie. “Un territoire maltraité par Washington et Wall Street pendant 50 ans. Donc un bon endroit pour trouver des histoires”, dit Backderf. Ce n’est pas un hasard non plus si les formes trouvées pour raconter ces histoires sordides furent longtemps considérée­s comme sales, mineures, brouillonn­es –le punk et les comics undergroun­d.

Depuis presque cinq ans que Donald Trump occupe la Maison-blanche, les choses ont changé: le Midwest américain, ses drames intimes et collectifs, sont devenus à la mode. Les journaux nationaux y ont envoyé leurs meilleurs reporters, les sociétés de production lui ont consacré des films, les écrivains les plus cotés y ont situé leurs romans. Derf Backderf avoue un agacement certain vis-à-vis de ce regain d’intérêt soudain pour la fameuse “Amérique de Trump”. “Lorsque j’ai démarré, dit-il, les gens écrivaient sur Los Angeles, New York ou le Texas, mais personne ou presque n’écrivait sur l’amérique du milieu. Aujourd’hui, ces gens s’intéressen­t à nous… bon… j’imagine que vous avez la même chose en France, non? Des écrivains de Paris qui viennent écrire des trucs nuls sur le ‘pays de Le Pen’.”

L’ironie veut qu’à cause du Covid-19, la sortie de Kent State, originelle­ment prévue en mai dernier, au moment des 50 ans de la tragédie, ait été repoussée à cette rentrée, juste avant l’élection américaine. Cela n’a pas manqué de donner une nouvelle couleur au livre, paru après les morts de Portland et de Kenosha, dans une Amérique que l’on n’a jamais décrite comme autant polarisée ni proche de l’explosion. De livre d’histoire non cicatrisée, Kent State serait-il devenu une oeuvre d’anticipati­on, ou du moins de mise en garde, venue des tréfonds de “l’amérique de Trump”? Son auteur n’a pas très envie de jouer au prophète, mais il ne cache pas que son inquiétude est au plus haut. “Je suis absolument terrifié, dit-il à propos de l’élection à venir. Plus Trump est désespéré, plus la situation est dangereuse. Je crois que nous sommes très, très proches d’un nouveau Ken State. Plus précisémen­t: ce serait un miracle que cela n’arrive pas.”

Lire: Kent State: Quatre morts dans l’ohio (Ça et là)

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